Hier, conversation rapide entre profs autour d'un dernier gobelet de café, à propos du Prix Nobel de Littérature tout juste attribué à J.M.G. Le Clézio. Je suis bien le seul à être enthousiaste :

"Vous avez vu ça, chouette, non ? - Oui, c'est vrai... Seulement, moi, j'ai toujours trouvé ça un peu ennuyeux, Le Clézio ! - Ah oui ? (Rires) Tu me rassures ! Ca me fait un bien fou que tu dises ça ! Je n'ai jamais osé le dire ! Jamais ! - Moi non plus ! On n'est pas les seuls, alors... - Moi aussi, j'ai toujours lâché ses livres après la page 50 ! - J'en connais un qui fait 80 pages, ça devrait t'aller ! - Tu me donneras le titre..."

"Hello ! Bonjour la compagnie ! Vous parlez de Le Clézio ? Franchement, qu'est-ce qu'il est chiant ! J'étais énervée, ce matin... J'en ai marre de tous ces auteurs qui donnent à fond dans la mauvaise conscience occidentale... Non mais franchement, y'en a marre de ce mythe du bon sauvage... Il est en plein là-dedans, lui ! J'ai lu L'Africain, et il arrête pas de décrire des enfants aux pieds nus, s'extasiant qu'on puisse courir à poil dans la nature ! Il nous refait du Rousseau en continu, faut arrêter !"

Une nouvelle fois, je suis un peu surpris par la tournure que prennent certaines conversation de salle des profs... Depuis des années, en tout cas, on entendait dire que le nom de Le Clézio circulait sur les listes de nobélisables (j'entends aussi souvent le nom de Haruki Murakami, pour le Japon, même si je serais étonné qu'il l'obtienne).

En relisant Raga, le petit livre qu'il a publié au Seuil en 2006, retraçant avec poésie l'histoire de certaines îles d'Océanie, notamment depuis les désastres du 19è siècle, je suis effectivement frappé d'une part par la délicatesse de l'écriture, toute en retenue, toute en discrétion, d'autre part par la prégnance de ce thème de civilisations qui s'effacent, ou qui souffrent, au contact des Occidentaux. On ne peut pas vraiment dire que Le Clézio donne ici dans le mythe du bon sauvage, puisqu'il relève des faits précis, qu'il se documente, et qu'il va voir sur place pour rendre compte de certaines réalités.

Cela me rappelle le constat désabusé que faisait Lévi-Strauss dans son célèbre Tristes Tropiques : il y expliquait par exemple qu'il était illusoire, désormais, de croire qu'on pouvait accéder à des civilisations "vierges" de tout contact avec la modernité. Il fallait se faire une raison. Mais Le Clézio, tout au long d'une carrière jalonnée par d'innombrables romans, paraît avoir voulu prouver le contraire : en tout cas chercher par le miracle de la fiction à renouer avec certaines formes d'archaïsmes, à épouser la manière de penser de peuples méconnus, à retrouver le sens d'une poésie, d'un bonheur que la civilisation condamne (j'espère ne pas faire de contresens, à propos d'une oeuvre dont je n'ai lu qu'une faible partie).

Le jury du Nobel a d'ailleurs salué chez l'écrivain "l'explorateur d'une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante".

(Je me rappelle avoir parlé sur ce blog du très beau livre L'Africain, portrait de son père et rappel de quelques souvenirs lointains de son enfance)

Le passage suivant de Raga me paraît particulièrement représentatif de son oeuvre :

"Ilamre, c'est le "village en l'air".
Pour qui vient de la côte, cette frange de contact avec l'Occident industriel, zone de délabrement physique et culturel, ciment des appontements rongé par le sel, vestiges de la soi-disant grandeur impériale, (...), cahutes où les plaques de zinc et les parpaings ont remplacé les murs de bambou tressé, avec sur tout cela l'air d'ennui qui flotte sur toutes les frontières du monde, l'arrivée dans les hauts ressemble à l'entrée au paradis
." (Raga, Points, page 36)