Samedi, Libération consacrait son portrait de 4eme de couv au grand Edouard Glissant (par la taille, par l'oeuvre et par l'âge), réputé pour ses puissants livres de poésie-philosophie-roman, mêlant réflexions sur la "créolisation du monde", descriptions baroques de paysages à la Pablo Neruda ou à la Saint-John Perse, et références à des concepts comme celui de "rhizome" théorisé par Deleuze...

Inlassablement, et s'appuyant par exemple sur l'histoire des Caraïbes, il a fait l'éloge de ce qu'il appelle les "identités-relations" par rapport aux "identités-racines", s'opposant à la fois à une certaine idée de la France telle qu'elle peut avoir cours en ce moment, et à d'autres concepts pourtant moins contestés comme celui de la "Négritude" cher à Césaire.

L'article m'a replongé dans de lointains souvenirs... Effectivement, j'ai rencontré cet écrivain lorsque j'officiais à Tokyo, il y a plus de huit ans, en tant que CSN au Service Culturel de l'Ambassade de France. On me chargeait alors d'organiser pour quelques représentants de la littérature française des séries de conférence dans les universités japonaises. A l'époque je ne savais pas trop que faire de ma vie, et cela devait se ressentir dans mon comportement : d'une part je n'arrivais pas à m'acquitter de mon travail avec un minimum de sérieux, d'autre part il m'arrivait de me planter dans les rendez-vous, et d'organiser avec maladresse les rencontres entre universitaires et grandes figures de la culture.

Un autre grand écrivain, dont je ne citerai pas le nom, m'avait d'ailleurs sorti, de la manière la plus sèche qui soit : "Vous êtes sympathique, jeune homme, mais on ne sait vraiment pas sur quelle planète vous vivez !"

Edouard Glissant s'était montré beaucoup plus diplomate et chaleureux : il s'était contenté de me dire, après vingt-quatre heures que j'avais passées avec lui, sa femme et son fils, et d'un air détaché, très inspiré, que "Patricot, c'était la catastrophe tranquille..." Il avait l'air de trouver ça presque agréable, et d'ailleurs je garde un excellent souvenir de ces huits jours avec sa famille, et son très jeune fils dont j'avais l'impression de devenir l'ami. Tous les trois n'avaient sans doute pas été dupes de mes talents d'attaché culturel (du moins, d'assistant d'attaché culturel), mais ils avaient pris le parti d'en rire.

Quelques années plus tard, les choses ont bien changé. J'ai remis les pieds sur terre (du moins, me semble-t-il), je fonce dans une voie précisément identifiée, et j'arrive même à mener la barque, et avec plaisir, dans les eaux parfois turbulentes des classes du 93... Mais j'ai gardé le souvenir de cette belle expression, "catatrophe tranquille", en me demandant parfois si la terrible lucidité de l'écrivain ne déjouera pas toutes mes tentatives pour émerger de la débandade alors qu'était ma vie...