Interview sur le site du Figaro.fr :
LE FIGARO. - Que vous inspire le succès en librairie des livres sur la question de l'identité et sur l'histoire de France?
Aymeric PATRICOT. - Ils me paraissent traduire une certaine inquiétude. Certes, l'«identité de la France» n'est pas chose figée. Mais on la présente aujourd'hui comme un simple réceptacle à d'autres cultures, d'autres populations. Sans doute faudrait-il trouver un juste milieu entre sa dimension universelle, ouverte, et le fait qu'elle présente une épaisseur, celle de l'histoire, celle des régions, celle des «territoires». Il est dommage qu'en France les deux extrêmes se regardent en chien de faïence sans parvenir à dialoguer.
Dans votre livre, vous montrez que l'appartenance à une communauté a progressivement remplacé l'appartenance à une classe sociale...
Pas exactement. J'explique, et en cela je m'inspire de travaux de nombreux sociologues, que depuis le milieu des années 2000 une «question raciale» s'est ajoutée à la «question sociale». En d'autres termes, on ne peut plus se contenter d'analyser les rapports dans ce pays en termes de richesses relatives, de pouvoirs d'achat, de relégation sociale… Les émeutes, la question de la discrimination positive, les tensions autour de la question du voile, les luttes antiracistes, autant de symptômes d'un retour en force des questions ethniques. Non pas que les secondes se substituent aux premières, mais elles viennent s'y ajouter, compliquer le jeu. Certains voudraient qu'au nom de la «République universelle» on taise délibérément ces tensions. Je ne pense pas que ce soit une solution - en tout cas, plus maintenant. Une société multiraciale, pour être viable, doit se confronter à la question
des regards croisés entre communautés. De toute façon, a-t-elle vraiment le choix?
Que signifie l'expression «White Trash» que vous utilisez à plusieurs reprises ?
«White Trash» est un terme américain désignant les Blancs si pauvres qu'ils se sentent à la fois méprisés par les minorités ethniques - en l'occurrence, les Noirs - et par l'establishment blanc. Il pourrait être traduit par «déchet blanc» ou «raclure blanche». C'est un terme extrêmement insultant, mais qui peut être revendiqué dans un deuxième temps par ceux qui le subissent - comme le fait Eminem dans nombre de ses chansons.
L'angoisse que ressent le White Trash, c'est celle d'être pris entre deux feux: les anciens esclaves se font un malin plaisir de lui cracher dessus parce qu'il représente, par sa couleur de peau, l'ancien maître ; et les bourgeois blancs le méprisent pour son comportement, sa saleté. D'une certaine manière, on considère qu'il a déchu de sa position de Blanc… La question, c'est de savoir s'il est possible ou non de parler de «White Trash» à la française.
Le racisme anti-Blanc existerait donc, selon vous ?
Ce n'est pas quelque chose dont je parle beaucoup dans mon livre. Cependant, pour répondre à votre question, les débats actuels sur la question pointent l'idée que le «racisme anti-Blanc» serait moins grave que d'autres parce qu'il répondrait à un premier racisme subi, et qu'il serait ainsi moins significatif. Je ne sais pas s'il faut vraiment raisonner de cette manière, en hiérarchisant les racismes par cette sorte de prééminence historique. En tout cas, je mets en relief une autre forme de mépris: pas celui qui s'exerce dans la rue, mais celui qui s'exerce dans les élites. Car la fracture qui existe désormais entre la bourgeoisie blanche et les «petits Blancs» est désormais si profonde qu'elle relève, à bien des égards, d'une différence raciale: certains membres autoproclamés de l'élite n'hésitent pas à voir dans les plus pauvres des gens dégénérés, pour lesquels on ne pourrait plus rien. C'est ce racisme-là dont je parle surtout.
Les associations antiracistes entretiennent-elles un conflit entre les Français?
Le raisonnement des associations antiracistes est le même depuis trente ans: les discriminations sont le fait des Blancs. Le prétendu «racisme anti-Blanc» serait une notion forgée par le Front national, qui plus est très peu significative sur le terrain. Il est vrai que nous manquons de statistiques. Mais, au-delà de la question des chiffres, je pense que nous avons changé d'époque. Depuis le début des années 1980 et la création de SOS Racisme, les temps ont changé. Les minorités ne sont plus si minoritaires. Les violences, les discriminations ont évolué. Les «ratonnades» anti-maghrébines, par exemple, ont disparu, ce qui est très bien. Mais il faut précisément prendre acte de ces progrès et rester attentif aux nouvelles formes de tensions. La politique de ces associations, pour la plupart, était de sceller une alliance entre les différentes composantes minoritaires françaises contre une majorité perçue comme blanche et catholique. Je ne suis pas sûr que dresser cette barrière-là, de manière aussi tranchée, soit de nature à apaiser le débat aujourd'hui.
Vous dîtes que les «petits Blancs» seraient interdits (moralement) de s'interroger sur leur identité...
Dans le dernier chapitre du livre, j'essaye de réfléchir à ce que peut être la «situation du jeune homme blanc» dans la société française d'aujourd'hui. J'établis un parallèle, sans doute assez osé, entre celle-ci et la «situation du Juif» dans les années 1930 telle que l'analyse Sartre dans son fameux livre Réflexions sur la question juive. Elles me paraissent opposées sur un point notable: de même que, nous explique Sartre, le Juif souffrait du fait d'être mis à l'écart, même symboliquement, de la communauté nationale en dépit de tous ses efforts pour s'aligner sur une sorte de norme commune, de même le Blanc ressent une certaine angoisse, au contraire, à se voir interdire de nommer sa différence au nom du fait qu'il serait membre de la majorité. En tant que tel, il lui faudrait accueillir toute la diversité du monde sans prétendre lui-même avoir une quelconque épaisseur. Le Juif de Sartre était constamment renvoyé à ses particularismes ; l'Européen blanc d'aujourd'hui se voit constamment ramené dans le giron d'une majorité sans visage.
Les «petits Blancs» se sentent-ils abandonnés par l'État ?
Il serait sans doute possible de marquer quelques dates clés dans ce processus: le «tournant sociétal» du PS dans les années 1980, le portant à se désintéresser en partie des questions sociales pour privilégier la question des minorités ethniques et sexuelles - ce qui n'est pas un mal en soi, bien sûr, mais change l'ordre des priorités et suscite la frustration ; l'aveu d'impuissance face au chômage, proféré par Mitterrand ; l'exhortation par le think-tank Terra Nova, adressé au PS, à laisser de côté les ouvriers parce que moins significatifs, d'un point de vue démographique - et politique.
Autant d'éléments qui contribuent à forger la prise de conscience d'une classe pauvre et blanche, blanche parce que «n'appartenant pas aux publics qui intéressent la classe politique». De même que le Noir était auparavant le Non-Blanc, le Blanc est aujourd'hui le «non-minoritaire».
Craignez-vous à terme que certains, ne se sentant pas écoutés, basculent de plus en plus dans la violence ?
C'est ma crainte, effectivement. Je pense que nous observons déjà les symptômes d'une société dont la brutalité s'accroît. Les débats font rage autour des chiffres, et je ne m'avancerai pas sur ce sujet-là, mais il existe de nouvelles formes de misère, des rancœurs qui cristallisent. Tout dépendra, me semble-t-il, de l'évolution économique: mais si nous tombons à des niveaux de pauvreté que connaît la Grèce, je ne vois pas ce qui empêcherait le pays de renouer avec des violences d'un autre âge.