Les mots du dictionnaire, les mots des écrivains
Par admin, vendredi 11 mars 2011 à 18:08 :: Le langage, les mots :: #558 :: rss
Un article que j'ai rédigé pour la Nouvelle Revue Pédagogique (NRP), à l'occasion d'un hors-série "Ecrivains et enseignants"
(mars 2011). Il y aura d'ailleurs une journée d'étude et de rencontre, le 2 avril prochain, à la Société des gens de lettres.
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Le mot du jour
Il y a plus de sept ans, j’ai commencé mon tout premier cours au lycée par un exercice qui me semblait aller de soi : inscrivant au tableau un mot dont je me doutais que la plupart des élèves ne le connaîtraient pas, je leur ai demandé d’essayer d’en deviner le sens. J’inaugurais de cette manière « Le mot du jour », une pratique à laquelle je n’ai toujours pas renoncé. La plupart des élèves ont raisonné par association sonores, provoquant des coïncidences judicieuses ou des effets comiques. Puis j’ai dicté la définition (version simplifiée du dictionnaire), complétée par des synonymes, des antonymes et des exemples.
Bien sûr, j’adapte à chaque fois le choix des mots à mon public : au collège ce sera par exemple « nostalgie », au lycée « obséquieux », à des élèves du supérieur « hypallage » » ou « ataraxie ». Les premières fois, il y a toujours un mouvement de refus. « Pourquoi vous faites ça ? / Ça sert à quoi ? / C’est qui ce prof ? / On n’est pas des gamins… » Certains mêmes refusent de jouer le jeu. Puis le rituel s’installe, et huit jours plus tard toute la classe a pris le pli. La plupart des élèves achètent même un petit carnet, voire un répertoire pour classer les mots par ordre alphabétique. L’exercice devient ludique et si beaucoup rechignent, à nouveau, lorsque je leur annonce qu’ils devront apprendre ces mots pour le prochain devoir, la plupart en prennent rapidement leur parti. La consigne est facile à retenir, l’apprentissage plutôt léger et le bénéfice évident – nul besoin d’expliquer à l’élève qu’un mot nouveau lui découvre comme un nouveau pan de la réalité.
Le rituel prend si bien qu’il m’arrive de penser qu’au fond les élèves ne retiennent vraiment de l’année que le principe de ces quelques minutes en début de séance. Et je trouve très frappant qu’au-delà de quelques récits qui parviennent à capter leur attention (des nouvelles de Maupassant, par exemple, une pièce de Molière, quelques vers de Baudelaire, les grands mythes…), ce soit ce travail élémentaire sur le mot qui structure en quelque sorte leur approche de la littérature. D’une certaine façon, chaque heure de classe rejoue comme une petite dramaturgie de la création d’une langue, et si les élèves se laissent prendre de temps en temps par la magie d’un récit, s’ils s’initient avec plus ou moins de bonheur aux techniques d’analyse de texte, ils n’oublient pas que ce même texte se construit à partir de ces petites concrétions de sens et de sons, prenant conscience que cet apprentissage ne cesse jamais et que c’est à partir de lui que tout le reste devient possible.
Précisons que je n’ai pas eu le même succès avec un exercice que je pensais pourtant complémentaire de cette pratique quotidienne. Très amusé par un petit livre au franc succès, Le Baleinier, recueil de termes inventés pour des choses de la vie qui n’avaient jamais trouvé leur place dans le dictionnaire (par exemple, Beccari signifie « accélération cardiaque lors d’un contrôle de police alors qu’on n’a rien à se reprocher » ; Cachtarque, « viande nerveuse sur assiette en carton »), j’ai fait découvrir aux élèves, au cours de séances en demi-groupes, quelques-uns de ces mots, avant de leur proposer un exercice : tout d’abord, ils devaient essayer d’inventer une définition pour des mots trouvés dans ce baleinier (que pouvait donc bien signifier par exemple vertiglier ou grunicelle ?) ; puis, faisant appel à toutes les ressources de leur imagination, je leur demandais de créer de toutes pièces quelques mots nouveaux, proposant à la fois une réalité de leur choix et quelques sons qui pourraient lui correspondre (mélange d’onomatopées, de mots composés et de pure gratuité sonore). J’étais persuadé que l’exercice amuserait, et même captiverait les élèves.
Il n’en a rien été. Passé l’intérêt poli des premiers instants, passé le quart d’heure d’efforts, passé même le moment, pourtant savoureux, où nous avons comparé les résultats de certains élèves, j’ai bien senti que l’enthousiasme n’avait pas été au rendez-vous. Les élèves ont assez vite oublié le principe de ce Baleinier. Comment comprendre ce manque d’adhésion ? J’avais pourtant cru déceler dans mes classes un goût pour les mots en général, leurs sonorités, la richesse de leurs sens…
Peut-être les mots du vrai dictionnaire les intéressent-ils précisément pour leur charge de réalité. Instinctivement, les élèves perçoivent le pouvoir que la maîtrise du vocabulaire leur confère sur leur environnement. Vaste continent encore inexploré… Dans ces conditions, jouer avec les mots, c’est un raffinement qui les dépasse un peu. Le plus urgent reste bien l’apprentissage des mots tels qu’ils existent déjà. Moi-même, j’ai d’ailleurs senti décliner très vite mon intérêt pour le Baleinier. Toute une vie ne me suffirait pas pour maîtriser le vocabulaire réel !
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Le mot du jour
Il y a plus de sept ans, j’ai commencé mon tout premier cours au lycée par un exercice qui me semblait aller de soi : inscrivant au tableau un mot dont je me doutais que la plupart des élèves ne le connaîtraient pas, je leur ai demandé d’essayer d’en deviner le sens. J’inaugurais de cette manière « Le mot du jour », une pratique à laquelle je n’ai toujours pas renoncé. La plupart des élèves ont raisonné par association sonores, provoquant des coïncidences judicieuses ou des effets comiques. Puis j’ai dicté la définition (version simplifiée du dictionnaire), complétée par des synonymes, des antonymes et des exemples.
Bien sûr, j’adapte à chaque fois le choix des mots à mon public : au collège ce sera par exemple « nostalgie », au lycée « obséquieux », à des élèves du supérieur « hypallage » » ou « ataraxie ». Les premières fois, il y a toujours un mouvement de refus. « Pourquoi vous faites ça ? / Ça sert à quoi ? / C’est qui ce prof ? / On n’est pas des gamins… » Certains mêmes refusent de jouer le jeu. Puis le rituel s’installe, et huit jours plus tard toute la classe a pris le pli. La plupart des élèves achètent même un petit carnet, voire un répertoire pour classer les mots par ordre alphabétique. L’exercice devient ludique et si beaucoup rechignent, à nouveau, lorsque je leur annonce qu’ils devront apprendre ces mots pour le prochain devoir, la plupart en prennent rapidement leur parti. La consigne est facile à retenir, l’apprentissage plutôt léger et le bénéfice évident – nul besoin d’expliquer à l’élève qu’un mot nouveau lui découvre comme un nouveau pan de la réalité.
Le rituel prend si bien qu’il m’arrive de penser qu’au fond les élèves ne retiennent vraiment de l’année que le principe de ces quelques minutes en début de séance. Et je trouve très frappant qu’au-delà de quelques récits qui parviennent à capter leur attention (des nouvelles de Maupassant, par exemple, une pièce de Molière, quelques vers de Baudelaire, les grands mythes…), ce soit ce travail élémentaire sur le mot qui structure en quelque sorte leur approche de la littérature. D’une certaine façon, chaque heure de classe rejoue comme une petite dramaturgie de la création d’une langue, et si les élèves se laissent prendre de temps en temps par la magie d’un récit, s’ils s’initient avec plus ou moins de bonheur aux techniques d’analyse de texte, ils n’oublient pas que ce même texte se construit à partir de ces petites concrétions de sens et de sons, prenant conscience que cet apprentissage ne cesse jamais et que c’est à partir de lui que tout le reste devient possible.
Précisons que je n’ai pas eu le même succès avec un exercice que je pensais pourtant complémentaire de cette pratique quotidienne. Très amusé par un petit livre au franc succès, Le Baleinier, recueil de termes inventés pour des choses de la vie qui n’avaient jamais trouvé leur place dans le dictionnaire (par exemple, Beccari signifie « accélération cardiaque lors d’un contrôle de police alors qu’on n’a rien à se reprocher » ; Cachtarque, « viande nerveuse sur assiette en carton »), j’ai fait découvrir aux élèves, au cours de séances en demi-groupes, quelques-uns de ces mots, avant de leur proposer un exercice : tout d’abord, ils devaient essayer d’inventer une définition pour des mots trouvés dans ce baleinier (que pouvait donc bien signifier par exemple vertiglier ou grunicelle ?) ; puis, faisant appel à toutes les ressources de leur imagination, je leur demandais de créer de toutes pièces quelques mots nouveaux, proposant à la fois une réalité de leur choix et quelques sons qui pourraient lui correspondre (mélange d’onomatopées, de mots composés et de pure gratuité sonore). J’étais persuadé que l’exercice amuserait, et même captiverait les élèves.
Il n’en a rien été. Passé l’intérêt poli des premiers instants, passé le quart d’heure d’efforts, passé même le moment, pourtant savoureux, où nous avons comparé les résultats de certains élèves, j’ai bien senti que l’enthousiasme n’avait pas été au rendez-vous. Les élèves ont assez vite oublié le principe de ce Baleinier. Comment comprendre ce manque d’adhésion ? J’avais pourtant cru déceler dans mes classes un goût pour les mots en général, leurs sonorités, la richesse de leurs sens…
Peut-être les mots du vrai dictionnaire les intéressent-ils précisément pour leur charge de réalité. Instinctivement, les élèves perçoivent le pouvoir que la maîtrise du vocabulaire leur confère sur leur environnement. Vaste continent encore inexploré… Dans ces conditions, jouer avec les mots, c’est un raffinement qui les dépasse un peu. Le plus urgent reste bien l’apprentissage des mots tels qu’ils existent déjà. Moi-même, j’ai d’ailleurs senti décliner très vite mon intérêt pour le Baleinier. Toute une vie ne me suffirait pas pour maîtriser le vocabulaire réel !
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La dislocation de la syntaxe
Pour le professeur que je suis, le plaisir symétrique à celui d’enseigner la construction du langage, c’est celui de ce qu’on pourrait appeler sa dislocation… Dislocation du langage académique, s’entend, car si l’un des plaisirs de la littérature est d’organiser plus ou moins savamment la matière brute du ressenti, l’autre est de laisser percer dans cette trame ordonnée l’anarchie brouillonne de tout ce qui ne se laisse pas dresser par les mots. Disons, pour caricaturer, qu’on peut suivre tour à tour les exemples de Proust et de Céline, l’un s’appliquant à raffiner chaque fois davantage la perception des choses et leur rendu par le langage, l’autre faisant éclater le carcan de la belle langue sous les attaques de la pulsion.
Le professeur peut-il alors se permettre de faire sentir aux élèves cette seconde dimension du travail littéraire ? Surtout lorsqu’il a tant de mal, dans certaines classes, à leur faire prendre ce premier chemin de la construction du sens ? Je m’y suis essayé, à plusieurs reprises, et par exemple lors d’une séance qu’on aurait pu juger hasardeuse… J’ai fait lire à certaines classes de seconde des extraits de romans de James Ellroy ou de Hubert Selby Jr., et parmi les plus dérangeants, curieux de savoir ce que les élèves penseraient de ce genre de littérature. L’attention rencontrée par ces textes a alors dépassé toutes mes attentes.
J’ai le souvenir, notamment, d’une classe de seconde très agitée qui s’est complètement tue, pendant près d’une heure, à la lecture du chapitre d’ouverture de Last Exit to Brooklyn, consistant en la description d’une journée de voyous déchaînant leur violence contre des soldats de passage. Outre l’inévitable effet hypnotique de ce genre de scène, il y a eu chez ces adolescents la sensation très nette qu’on leur parlait enfin de choses qui les concernaient, du moins parlaient du monde dans lequel ils vivaient. Non pas qu’ils aient tous baignés dans un climat de violence, mais l’époque est à ce genre d’obsession, et pas un n’a jugé bon de me dire que ce texte était « choquant », comme ils aiment pourtant si souvent le déclarer. « On se reconnaît là-dedans », m’a même affirmé un garçon d’habitude peu attentif, sur un ton neutre et presque reconnaissant.
J’aurais pu m’inquiéter de les voir s’engouffrer dans la brèche et de revendiquer, par la suite, dans leurs propres écrits, la syntaxe déstructurée de Selby Junior. En effet, dans le passage en question, la ponctuation se déréglait, les alinéas se rétractaient, les majuscules s’effaçaient en début de phrase pour réapparaître ensuite, par mots entiers, dans le corps même des paragraphes… Les points d’exclamation se présentaient par séries de cinq, les points d’interrogation remplaçaient les virgules, certains mots s’orthographiaient de manière phonétique. Un cauchemar pour un professeur de français ! Mais les élèves ont perçu les différences. Ils ont parfaitement compris le jeu qu’instaurait l’auteur avec les règles de la bienséance grammaticale. L’énergie que Selby Junior voulait communiquer à son texte est passée dans la perception que les élèves en ont eue, et je n’ai pas eu la moindre plainte de leur part – j’avais pensé entendre, un moment ou un autre, quelque chose du genre : « C’est trop nul ! L’auteur, il écrit trop mal ! » Mais les rapides exercices de réécriture auxquels nous nous sommes livrés, les heures suivantes, comme de remettre en forme classique une partie de ce texte provocant à bien des égards, ont bien fonctionné. Les élèves ont compris l’intérêt qu’il y avait à déstructurer la langue quand on voulait la rendre plus expressive – la condition préalable à cet exercice restant, bien sûr, de maîtriser certaines règles.
Les mots familiers, voire très familiers, sont nombreux chez Selby Junior, ainsi que les mots mal orthographiés, les onomatopées, les mots sectionnés. Mais captés dans le flux d’un style, ces mots vulgaires ou déconstruits ne choquent plus. Quant aux mots communs, aux mots banals, ils se chargent de nuances nouvelles. Aux élèves de lycée, j’arrive de cette manière à donner l’intuition qu’il existe, pour chaque œuvre littéraire, un style qui lui est propre.
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L’étude du style
L’étape suivante consiste à montrer de quelle manière, précisément, les mots se métamorphosent sous l’effet d’un style… Dans le cadre d’un atelier de création littéraire à Sciences-Po, j’ai par exemple étudié la notion de métaphore diégétique chez Proust – ces métaphores, relevées par Gérard Genette, s’inspirant du contexte de la fiction elle-même pour rapprocher deux réalités (par exemple, c’est à un coquillage que l’auteur sera tenté de comparer un clocher proche de la mer). D’une certaine manière, les mots de Proust se « gonflent » de tout ce qui entoure leur référent, les images se multiplient les unes les autres et constituent comme une galerie de miroirs les unes pour les autres.
Dans un genre radicalement différent, nous avons également étudié la phrase de James Ellroy, cette phrase étonnamment réduite à la structure sujet-verbe-complément et où chaque mot brille d’une violence nouvelle, d’une force d’impact démultipliée. (« Bobby soupçonnait les Parrains. Cela signifiait que Bobby SAVAIT. Bobby ne l’avait pas dit textuellement. Bobby n’avait pas besoin de le dire. Bobby avait contourné son chagrin. » American Death Trip, page 204) Rayonnement du sens chez Proust, rayonnement pulsionnel chez Ellroy… Les études de style sont d’un nombre potentiellement infini, et je trouverais passionnant de choisir un mot précis et de comparer les couleurs et les nuances de sens qu’il gagne sous les plumes de différents écrivains.
Au lycée, j’ai rencontré davantage de difficultés lorsque j’ai proposé l’étude de textes de Céline. Elle aurait pu constituer un prolongement du travail sur Selby Jr. dans la mesure où Céline pousse encore plus loin « l’énergisation » de la langue : il ne se contente pas, comme son homologue américain, de jouer avec la syntaxe en la simplifiant à l’extrême et en la rapprochant d’un style oral qui s’apparente à l’onomatopée ; mais il grandit chaque mot d’une énergie propre, travaillant davantage les sonorités, jouant des richesses sémantiques, insufflant beaucoup plus de sens dans chaque expression. Plus d’images, plus de référents, plus de contrastes… Bien davantage qu’un simple transfert d’énergie de la langue orale vers la langue écrite, en somme. Une véritable vision d’écrivain, beaucoup moins accessible pour des élèves qui n’ont pas le réflexe de goûter chaque mot pour lui-même, ni de se concentrer sur chaque syllabe pour en apprécier la force et l’ironie.
Par conséquent, je n’ai pas du tout réussi avec Céline ce que j’ai réussi avec Selby Jr. : la lecture orale d’extraits pourtant fameux, comme le déferlement d’Allemands pendant la guerre ou l’arrivée du narrateur à Manhattan, n’a pas suscité la fascination qu’avait exercée Last Exit to Brooklyn. La magie verbale n’opérait qu’en surface, l’attention des élèves se perdant sur un fil romanesque qu’il était difficile de suivre quand on n’y avait pas été préparé.
Céline reste un horizon privilégié, malgré tout, sur la sorte de parcours pédagogique que je viens de dessiner. D’une certaine manière, nous sommes partis de l’étude des mots pour revenir à d’autres mots, par-delà la phrase… De termes bruts, clairement définis, à d’autres que le style savait enrichir. Découvrant des textes simples, nous avons esquissé comme un mouvement des mots vers une synthèse supérieure, puis amorcé un contre-mouvement de dislocation de cette synthèse pour retrouver le noyau des mots… Entre temps, ils se sont chargés de vécu, retrouvant une expressivité que la définition du dictionnaire s’était appliquée à effacer. De petits objets fabriqués par l’histoire d’une langue, ils deviennent témoins d’une histoire personnelle.
La dislocation de la syntaxe
Pour le professeur que je suis, le plaisir symétrique à celui d’enseigner la construction du langage, c’est celui de ce qu’on pourrait appeler sa dislocation… Dislocation du langage académique, s’entend, car si l’un des plaisirs de la littérature est d’organiser plus ou moins savamment la matière brute du ressenti, l’autre est de laisser percer dans cette trame ordonnée l’anarchie brouillonne de tout ce qui ne se laisse pas dresser par les mots. Disons, pour caricaturer, qu’on peut suivre tour à tour les exemples de Proust et de Céline, l’un s’appliquant à raffiner chaque fois davantage la perception des choses et leur rendu par le langage, l’autre faisant éclater le carcan de la belle langue sous les attaques de la pulsion.
Le professeur peut-il alors se permettre de faire sentir aux élèves cette seconde dimension du travail littéraire ? Surtout lorsqu’il a tant de mal, dans certaines classes, à leur faire prendre ce premier chemin de la construction du sens ? Je m’y suis essayé, à plusieurs reprises, et par exemple lors d’une séance qu’on aurait pu juger hasardeuse… J’ai fait lire à certaines classes de seconde des extraits de romans de James Ellroy ou de Hubert Selby Jr., et parmi les plus dérangeants, curieux de savoir ce que les élèves penseraient de ce genre de littérature. L’attention rencontrée par ces textes a alors dépassé toutes mes attentes.
J’ai le souvenir, notamment, d’une classe de seconde très agitée qui s’est complètement tue, pendant près d’une heure, à la lecture du chapitre d’ouverture de Last Exit to Brooklyn, consistant en la description d’une journée de voyous déchaînant leur violence contre des soldats de passage. Outre l’inévitable effet hypnotique de ce genre de scène, il y a eu chez ces adolescents la sensation très nette qu’on leur parlait enfin de choses qui les concernaient, du moins parlaient du monde dans lequel ils vivaient. Non pas qu’ils aient tous baignés dans un climat de violence, mais l’époque est à ce genre d’obsession, et pas un n’a jugé bon de me dire que ce texte était « choquant », comme ils aiment pourtant si souvent le déclarer. « On se reconnaît là-dedans », m’a même affirmé un garçon d’habitude peu attentif, sur un ton neutre et presque reconnaissant.
J’aurais pu m’inquiéter de les voir s’engouffrer dans la brèche et de revendiquer, par la suite, dans leurs propres écrits, la syntaxe déstructurée de Selby Junior. En effet, dans le passage en question, la ponctuation se déréglait, les alinéas se rétractaient, les majuscules s’effaçaient en début de phrase pour réapparaître ensuite, par mots entiers, dans le corps même des paragraphes… Les points d’exclamation se présentaient par séries de cinq, les points d’interrogation remplaçaient les virgules, certains mots s’orthographiaient de manière phonétique. Un cauchemar pour un professeur de français ! Mais les élèves ont perçu les différences. Ils ont parfaitement compris le jeu qu’instaurait l’auteur avec les règles de la bienséance grammaticale. L’énergie que Selby Junior voulait communiquer à son texte est passée dans la perception que les élèves en ont eue, et je n’ai pas eu la moindre plainte de leur part – j’avais pensé entendre, un moment ou un autre, quelque chose du genre : « C’est trop nul ! L’auteur, il écrit trop mal ! » Mais les rapides exercices de réécriture auxquels nous nous sommes livrés, les heures suivantes, comme de remettre en forme classique une partie de ce texte provocant à bien des égards, ont bien fonctionné. Les élèves ont compris l’intérêt qu’il y avait à déstructurer la langue quand on voulait la rendre plus expressive – la condition préalable à cet exercice restant, bien sûr, de maîtriser certaines règles.
Les mots familiers, voire très familiers, sont nombreux chez Selby Junior, ainsi que les mots mal orthographiés, les onomatopées, les mots sectionnés. Mais captés dans le flux d’un style, ces mots vulgaires ou déconstruits ne choquent plus. Quant aux mots communs, aux mots banals, ils se chargent de nuances nouvelles. Aux élèves de lycée, j’arrive de cette manière à donner l’intuition qu’il existe, pour chaque œuvre littéraire, un style qui lui est propre.
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L’étude du style
L’étape suivante consiste à montrer de quelle manière, précisément, les mots se métamorphosent sous l’effet d’un style… Dans le cadre d’un atelier de création littéraire à Sciences-Po, j’ai par exemple étudié la notion de métaphore diégétique chez Proust – ces métaphores, relevées par Gérard Genette, s’inspirant du contexte de la fiction elle-même pour rapprocher deux réalités (par exemple, c’est à un coquillage que l’auteur sera tenté de comparer un clocher proche de la mer). D’une certaine manière, les mots de Proust se « gonflent » de tout ce qui entoure leur référent, les images se multiplient les unes les autres et constituent comme une galerie de miroirs les unes pour les autres.
Dans un genre radicalement différent, nous avons également étudié la phrase de James Ellroy, cette phrase étonnamment réduite à la structure sujet-verbe-complément et où chaque mot brille d’une violence nouvelle, d’une force d’impact démultipliée. (« Bobby soupçonnait les Parrains. Cela signifiait que Bobby SAVAIT. Bobby ne l’avait pas dit textuellement. Bobby n’avait pas besoin de le dire. Bobby avait contourné son chagrin. » American Death Trip, page 204) Rayonnement du sens chez Proust, rayonnement pulsionnel chez Ellroy… Les études de style sont d’un nombre potentiellement infini, et je trouverais passionnant de choisir un mot précis et de comparer les couleurs et les nuances de sens qu’il gagne sous les plumes de différents écrivains.
Au lycée, j’ai rencontré davantage de difficultés lorsque j’ai proposé l’étude de textes de Céline. Elle aurait pu constituer un prolongement du travail sur Selby Jr. dans la mesure où Céline pousse encore plus loin « l’énergisation » de la langue : il ne se contente pas, comme son homologue américain, de jouer avec la syntaxe en la simplifiant à l’extrême et en la rapprochant d’un style oral qui s’apparente à l’onomatopée ; mais il grandit chaque mot d’une énergie propre, travaillant davantage les sonorités, jouant des richesses sémantiques, insufflant beaucoup plus de sens dans chaque expression. Plus d’images, plus de référents, plus de contrastes… Bien davantage qu’un simple transfert d’énergie de la langue orale vers la langue écrite, en somme. Une véritable vision d’écrivain, beaucoup moins accessible pour des élèves qui n’ont pas le réflexe de goûter chaque mot pour lui-même, ni de se concentrer sur chaque syllabe pour en apprécier la force et l’ironie.
Par conséquent, je n’ai pas du tout réussi avec Céline ce que j’ai réussi avec Selby Jr. : la lecture orale d’extraits pourtant fameux, comme le déferlement d’Allemands pendant la guerre ou l’arrivée du narrateur à Manhattan, n’a pas suscité la fascination qu’avait exercée Last Exit to Brooklyn. La magie verbale n’opérait qu’en surface, l’attention des élèves se perdant sur un fil romanesque qu’il était difficile de suivre quand on n’y avait pas été préparé.
Céline reste un horizon privilégié, malgré tout, sur la sorte de parcours pédagogique que je viens de dessiner. D’une certaine manière, nous sommes partis de l’étude des mots pour revenir à d’autres mots, par-delà la phrase… De termes bruts, clairement définis, à d’autres que le style savait enrichir. Découvrant des textes simples, nous avons esquissé comme un mouvement des mots vers une synthèse supérieure, puis amorcé un contre-mouvement de dislocation de cette synthèse pour retrouver le noyau des mots… Entre temps, ils se sont chargés de vécu, retrouvant une expressivité que la définition du dictionnaire s’était appliquée à effacer. De petits objets fabriqués par l’histoire d’une langue, ils deviennent témoins d’une histoire personnelle.
COMMENTAIRES
1. Le mardi 15 mars 2011 à 12:54, par mathieu
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