Un article que j'ai rédigé pour la Nouvelle Revue Pédagogique (NRP), à l'occasion d'un hors-série "Ecrivains et enseignants" (mars 2011). Il y aura d'ailleurs une journée d'étude et de rencontre, le 2 avril prochain, à la Société des gens de lettres.

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Le mot du jour

Il y a plus de sept ans, j’ai commencé mon tout premier cours au lycée par un exercice qui me semblait aller de soi : inscrivant au tableau un mot dont je me doutais que la plupart des élèves ne le connaîtraient pas, je leur ai demandé d’essayer d’en deviner le sens. J’inaugurais de cette manière « Le mot du jour », une pratique à laquelle je n’ai toujours pas renoncé. La plupart des élèves ont raisonné par association sonores, provoquant des coïncidences judicieuses ou des effets comiques. Puis j’ai dicté la définition (version simplifiée du dictionnaire), complétée par des synonymes, des antonymes et des exemples.

Bien sûr, j’adapte à chaque fois le choix des mots à mon public : au collège ce sera par exemple « nostalgie », au lycée « obséquieux », à des élèves du supérieur « hypallage » » ou « ataraxie ». Les premières fois, il y a toujours un mouvement de refus. « Pourquoi vous faites ça ? / Ça sert à quoi ? / C’est qui ce prof ? / On n’est pas des gamins… » Certains mêmes refusent de jouer le jeu. Puis le rituel s’installe, et huit jours plus tard toute la classe a pris le pli. La plupart des élèves achètent même un petit carnet, voire un répertoire pour classer les mots par ordre alphabétique. L’exercice devient ludique et si beaucoup rechignent, à nouveau, lorsque je leur annonce qu’ils devront apprendre ces mots pour le prochain devoir, la plupart en prennent rapidement leur parti. La consigne est facile à retenir, l’apprentissage plutôt léger et le bénéfice évident – nul besoin d’expliquer à l’élève qu’un mot nouveau lui découvre comme un nouveau pan de la réalité.

Le rituel prend si bien qu’il m’arrive de penser qu’au fond les élèves ne retiennent vraiment de l’année que le principe de ces quelques minutes en début de séance. Et je trouve très frappant qu’au-delà de quelques récits qui parviennent à capter leur attention (des nouvelles de Maupassant, par exemple, une pièce de Molière, quelques vers de Baudelaire, les grands mythes…), ce soit ce travail élémentaire sur le mot qui structure en quelque sorte leur approche de la littérature. D’une certaine façon, chaque heure de classe rejoue comme une petite dramaturgie de la création d’une langue, et si les élèves se laissent prendre de temps en temps par la magie d’un récit, s’ils s’initient avec plus ou moins de bonheur aux techniques d’analyse de texte, ils n’oublient pas que ce même texte se construit à partir de ces petites concrétions de sens et de sons, prenant conscience que cet apprentissage ne cesse jamais et que c’est à partir de lui que tout le reste devient possible.

Précisons que je n’ai pas eu le même succès avec un exercice que je pensais pourtant complémentaire de cette pratique quotidienne. Très amusé par un petit livre au franc succès, Le Baleinier, recueil de termes inventés pour des choses de la vie qui n’avaient jamais trouvé leur place dans le dictionnaire (par exemple, Beccari signifie « accélération cardiaque lors d’un contrôle de police alors qu’on n’a rien à se reprocher » ; Cachtarque, « viande nerveuse sur assiette en carton »), j’ai fait découvrir aux élèves, au cours de séances en demi-groupes, quelques-uns de ces mots, avant de leur proposer un exercice : tout d’abord, ils devaient essayer d’inventer une définition pour des mots trouvés dans ce baleinier (que pouvait donc bien signifier par exemple vertiglier ou grunicelle ?) ; puis, faisant appel à toutes les ressources de leur imagination, je leur demandais de créer de toutes pièces quelques mots nouveaux, proposant à la fois une réalité de leur choix et quelques sons qui pourraient lui correspondre (mélange d’onomatopées, de mots composés et de pure gratuité sonore). J’étais persuadé que l’exercice amuserait, et même captiverait les élèves.

Il n’en a rien été. Passé l’intérêt poli des premiers instants, passé le quart d’heure d’efforts, passé même le moment, pourtant savoureux, où nous avons comparé les résultats de certains élèves, j’ai bien senti que l’enthousiasme n’avait pas été au rendez-vous. Les élèves ont assez vite oublié le principe de ce Baleinier. Comment comprendre ce manque d’adhésion ? J’avais pourtant cru déceler dans mes classes un goût pour les mots en général, leurs sonorités, la richesse de leurs sens…

Peut-être les mots du vrai dictionnaire les intéressent-ils précisément pour leur charge de réalité. Instinctivement, les élèves perçoivent le pouvoir que la maîtrise du vocabulaire leur confère sur leur environnement. Vaste continent encore inexploré… Dans ces conditions, jouer avec les mots, c’est un raffinement qui les dépasse un peu. Le plus urgent reste bien l’apprentissage des mots tels qu’ils existent déjà. Moi-même, j’ai d’ailleurs senti décliner très vite mon intérêt pour le Baleinier. Toute une vie ne me suffirait pas pour maîtriser le vocabulaire réel !

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