En ce moment j'écris sur Tokyo, cette ville qui m’aura transporté pendant seize mois (il y a quelques années maintenant), et je me suis juré de ne lire pendant quelques semaines que des livres écrits par des Japonais, ou portant sur le Japon (comme l’excellent, quoi que décevant parfois, Chroniques Japonaises, de Nicolas Bouvier, considéré comme un classique). Mais c’est en musardant ailleurs que je suis tombé sur une superbe page que je pourrais reprendre quasiment mot pour mot pour décrire mon expérience.

Elle est extraite d’un roman qui n’a pourtant rien à voir avec le Pays du Soleil Levant, mais qui m’a frappé par sa concision, sa diabolique efficacité, son style travaillé mais sans fioriture – et son titre, merveilleux : La Confusion des Sentiments, de Stefan Zweig.

Voilà la manière dont le narrateur parle de Berlin :

« Jamais je n’ai aussi bien compris et aimé Berlin qu’à cette époque car, exactement comme dans ce chaud et ruisselant rayon de ciel humain, chaque cellule de mon être aspirait à un élargissement soudain. Où l’impatience d’une vigoureuse jeunesse aurait-elle pu se déployer aussi bien que dans le sein palpitant et brûlant de cette femme géante, dans cette cité impatiente et débordante de force ? Tout d’un coup elle s’empara de moi, je me plongeai dans son être, je descendis jusqu’au fond de ses veines ; ma curiosité parcourut hâtivement tout son corps de pierre et pourtant plein de chaleur : depuis le matin jusqu’à la nuit, je m’agitais dans les rues, j’allais jusqu’aux lacs de la banlieue, j’explorais tout ce qu’il y avait là de caché : l’ardeur avec laquelle, au lieu de m’occuper de mes études, je m’abandonnais aux aventures de cette existence toujours en quête de sensations nouvelles, était véritablement celle d’un possédé. » (Stock, p17)

Après quoi j’ai feuilleté quelques pages à propos des rapports qu’entretenait Van Gogh et le Japon, cherchant à me renseigner sur un tableau qu’il avait intitulé « La Mousmé dans un fauteuil » (Mousmé étant un mot passé de mode pour désigner une jeune Japonaise, de mœurs plus ou moins légères), et je suis tombé sur un beau passage de la plume de Van Gogh :

« Dans un tableau, je voudrais dire quelque chose de consolant, comme de la musique. Je voudrais peindre des hommes et des femmes avec un certain degré d’éternel, dont l’auréole des saints était autrefois le symbole et que nous essayons de rendre par le rayonnement, la vibration et l’oscillement de nos couleurs. » (Lettre 531)

Les jours précédents, je m’étais justement dit qu’en littérature il fallait essayer la plupart du temps de rendre compte de la sorte de rayonnement intérieur que l’on sent chez les autres, comme l’infime vibration de leur présence.