Il est déjà tellement facile d’être plus ou moins paranoïaque aujourd’hui (c’est d’ailleurs un thème étonnamment récurrent dans la littérature américaine) que je n’ose pas imaginer ce que cela peut donner chez des Juifs, qui ont mille fois plus de raisons que n’importe qui, me semble-t-il, de se méfier de leurs contemporains.

Cette méfiance est d’ailleurs un des grands refrains de l’œuvre de Philip Roth, cet intarissable et brillant romancier, refrain qu’il entonne avec une verve imparable dans un petit opus assez méconnu, Tromperie (Folio 1996), composé de bouts de conversations sans fil narratif, portant notamment sur la difficulté d’être en couple (comme toujours chez Roth) et sur l’antisémitisme en Grande Bretagne, comme dans cette excellente page :

« - Pourquoi dans ce pays tout le monde déteste-t-il Israël ? Peux-tu m’expliquer ça ? Maintenant chaque fois que je sors, je me chamaille avec quelqu’un. Et je rentre furieuse chez moi et n’arrive pas à fermer l’œil de la nuit. Je suis apparentée, d’une façon ou d’une autre, avec les plus grands fléaux de la planète, Israël et l’Amérique. Admettons qu’Israël soit un pays abominable (…), pourtant il y a beaucoup de pays qui sont, et de loin, beaucoup plus atroces. Pourtant l’hostilité envers Israël est quasiment universelle parmi les gens que je rencontre.

- Moi non plus je n’ai jamais été capable de le comprendre. Cela me frappe comme l’un des phénomènes les plus étranges de l’histoire moderne. (…) Et selon toi, qu’est-ce qui en est la source ?

- A mon avis, ce n’est pas l’antisémitisme.

- Non ?

- Pas pour l’essentiel, non. C’est seulement la gauche à la mode. Ils sont très déprimants. Je ne peux en conclure qu’une chose, certaines personnes ont épousé si étroitement certaines conceptions irréalistes de la justice humaine et des droits de l’homme qu’elles sont incapables de faire des concessions à des nécessités d’aucune sorte. En d’autres termes, si on est Israélien, on se doit de vivre selon les valeurs les plus nobles, et en conséquence on ne peut rien faire en réalité, sinon se retourner et tendre l’autre joue, comme disait Jésus-Christ. Mais aussi, il me semble que c’est un corollaire informulé que de critiquer le plus durement les gens qui en réalité se comportent le mieux, ou le moins mal. Ce qui est tout à fait banal, pas vrai ? Ces exaltés désapprouvent de façon sélective avec une extrême sévérité les choses les moins répréhensibles. C’est vraiment irréel, n’est-ce pas ? » (Tromperies, p80)