La littérature sous caféine


"Un bon prof, c'est un prof vivant" (2/2)

Second message de la collègue et amie à propos des "Bons Profs" et de son ressenti :

Maintenant, s'il y a bien une chose dont je suis sûre, c'est que je n'écrirais pas un livre là-dessus. D'abord, il y a une foultitude de gens qui font ça beaucoup mieux que moi. Tu dois connaître le blog de Fabrice Erre, sur le site du Monde? Je pense que ce type est une sorte de génie: il arrive à faire passer tout un tas de choses dans un style qui paraît léger et dont la lecture fait sourire, ce qui le rend sympathique, ce que je ne saurais faire en l'occurrence. Et son blog vaut aussi, largement , par la pertinence des commentaires qu'il suscite.

De plus, je n'ai pas la moindre envie de me plonger moralement dans un ouvrage de cette sorte, qui m'amènerait à ruminer des choses désagréables un nombre considérable d'heures, alors qu'au contraire je travaille à résister à cela en cherchant des échappatoires. Vois-tu, je ne suis pas sûre que le "grand public" puisse se rendre compte de la violence des années Najat-Hollande sur les professeurs de lettres classiques. Cette discipline ne peut être épousée que par des gens passionnés, et la "réforme" a attaqué les personnes dans leur vif bien plus qu'elle n'a "changé le système". Ces cinq années ont été très dures pour moi, d'abord à cause de Najat et consort, mais aussi parce que ses années au ministère ont coïncidé avec les années qu'a passées à la tête de mon collège une chef complètement folle (pathologiquement, elle a un dossier très épais au rectorat, une cinglée dangereuse qui a voulu se faire un nom en dépassant les objectifs de la ministre quitte à s'en prendre personnellement au prof de LC en poste, moi en l'occurrence; heureusement que mon équipe m'a soutenue, c'est remonté haut, et elle a passé un week-end entier à se faire remonter sévère les bretelles par l'IG, l'inspecteur d'académie et le recteur. A la fin de l'année dernière, elle a été promue dans les Ardennes). Pendant ces années-là, j'ai terminé deux fois l'année scolaire à l'hôpital: la première fois parce qu'à la suite d'une chute je me suis cassé l'humérus en trois morceaux, j'y ai gagné deux opérations, une semaine d'hôpital, trois mois et demi d'arrêt, dix-huit mois de rééducation et un taux d'invalidité de 6%, l'année suivante on m'a trouvé une tumeur au cerveau (qui expliquait rétroactivement ma chute: je n'avais pas vu la marche pour cause de nerf optique attaqué), et j'ai fini à la Salpêtrière, où l'on m'a fort proprement ouvert le crâne pour me la retirer. Mon année scolaire s'est terminée à Pâques, et j'ai perdu la moitié de mon champ de vision de l'oeil droit. Pendant ce temps-là, mon père déclarait son troisième cancer, qui l'a enlevé, et une amie proche à moi, collègue de lettres de mon établissement, a déclaré à la suite un cancer du poumon d'une forme particulièrement dégueulasse, qui l'a tuée en 14 mois. Elle voulait se lancer dans l'écriture pour quitter l'EN, avait participé à des ateliers d'écriture à Paris et, quand tu as monté le tien, elle venait d'entrer à l'hôpital. Tous les mercredis, j'allais la voir pour lui raconter la séance, elle prenait des notes et essayait de faire les travaux demandés, et me disait que dès qu'elle serait guérie elle nous rejoindrait. Elle n'avait jamais fumé et vivait dans un environnement non fumeur et s'est beaucoup interrogée pour savoir pourquoi elle avait déclaré un cancer du poumon, pour arriver à la conclusion que la seule cause qui lui paraissait plausible était le stress lié aux conditions de travail, entre Najat et notre folle à nous.

Alors quand je te dis que pour moi, un bon prof est d'abord un prof vivant, ce n'est pas vraiment une plaisanterie. Je ne sais toujours pas pourquoi j'ai développé une tumeur au cerveau. Mais je sais comment faire pour que ça ne se reproduise pas. Crois-moi, quand on t'annonce ça, ça te fout les jetons et ton échelle des valeurs se recalcule toute seule.

Je sais très bien que la misère sociale était en grande partie le thème de ton précédent livre, que j'avais lu lui aussi. Je conteste juste un peu le fait qu'on puisse parler de la condition enseignante en laissant ce "détail" de côté.

Concrètement, que mes élèves soient pour partie d'entre eux dans la misère ne m'empêche pas de travailler. Chez nous, le père n'avait pas son bac et ma mère s'était arrêtée là, cela n'a pas empêché que le moins diplômé de ma fratrie ait bac +4 et vive largement bien: il travaille en free lance et monte des sites web à la demande pour des entreprises. Crois-moi, ça paye.

Mais nous avons, nous, été élevés dans l'idée que l'école nous garantirait de la mouise et j'ai même appris pendant mes études une loi de société, la "loi de la promotion sociale", qui disait que globalement, les enfants de "mon" époque avaient deux ans d'études de plus dans les pattes que leurs parents, grâce à l'école de la république. Soit. Moi j'en ai eu 13.

Ce qui me donne envie de gerber, c'est qu'aujourd'hui tout semble orchestré pour que ce soit le contraire. Mes élèves ne sont pas idiots du tout, et certains sont même motivés pour travailler et curieux d'apprendre. Mais le ministère et les programmes en décident autrement. Personne ne comprend rien aux programmes de Najat, pas même les inspecteurs, qui sont pharaoniques (je terminerai à la rentrée la deuxième partie d'un programme qui en compte 5, et je ne suis pas du genre à laisser branler mes élèves). Le nouveau ministre ne sert qu'à causer doucement pour apaiser la galerie mais, malgré ses bonnes paroles, il n'a rendu aucun des moyens disparus pour les langues anciennes (je n'ai toujours pas d'heures attribuées) et a RAJOUTE des choses aux programmes de Najat, qu'il n'a pas touchés.

Concomitamment, le temps de travail des profs en collège a explosé, nous nous épuisons en tâches inutiles pour les élèves et énervantes, qui ne servent à rien d'autre qu'à alimenter la machine à paperasse et la fabrique des statistiques. 6 réunions les soirs en deux semaines à la rentrée, alors que nous sortons des réunions le soir pour les conseils et les réunions parents, tout ça pour quoi???

J'ai appris que ces combats m'usent en tant que personne même dans ma chair, alors pour rester en vie et vivable j'ai entrepris de faire le deuil de tout ce qui a fait ma vie jusque là. Ma chef (la nouvelle, qui est très bien), me disait le jour des vacances que "plus personne n'en est à s'occuper des programmes", ça en dit long sur la gouvernance de l'EN, non?

Bon, toute cette lecture à laquelle j'avais essayé de te faire échapper mais tant pis pour arriver à dire que, si tu veux mettre mon mail sur ton site ou sur Facebook ça m'est égal si tu ne mets pas mon nom et que je ne me trouve mêlée à aucune controverse à la suite de tout ça. S'il y a des commentaires intéressants qui émergent, je veux bien que tu me le fasses savoir, mais je ne me battrai en aucun manière pour défendre quoique ce soit là-dedans, c'est trop tard. Ma vie à moi, ça reste la littérature, la culture antique et les arts. L'école de la République est morte. Tu n'as qu'à voir les jeunes profs que l'on recrute aujourd'hui ... "

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