Un professeur dont je fais le portrait dans « Les bons Profs » a lu le livre – je n’imaginais pas qu’il le ferait – et m’a fait parvenir un long message en partie pour se justifier de ce dont je lui tenais apparemment rigueur.

Voici le portrait en question, dans le tout premier chapitre :

« Il s’agissait d’un homme que j’admirais, le professeur qui m’aura le plus marqué dans mon adolescence, un petit homme au regard fuyant, souriant à peine. Il nous avait superbement préparés pour le bac. Ses cours avaient été précis, substantiels, nourris par un amour authentique de la littérature. Il avait su faire passer les nuances de la critique sans préciosité ni verbiage. Longtemps, j’ai gardé religieusement les fiches que j’avais tirées de ses cours, y revenant même pour m’en inspirer lorsque je cherchais un étalon pour élaborer les miens. Période bénie où l’amour des lettres m’était transmis de manière dense et fluide, la figure de ce professeur se confondant avec son art des digressions. J’allais parfois le voir en fin de séance afin de recueillir son sentiment sur tel aspect de l’histoire littéraire, mais ce n’était qu’un prétexte pour avoir la sensation de prolonger la transmission spontanée de la connaissance, qui était en fait l’amour de la connaissance, comme je le comprendrais plus tard.

« Quoi qu’il en soit, ce professeur m’a curieusement déconseillé de devenir professeur à mon tour. J’avais cru qu’il souffrait de sa position sociale modeste, étant donné la teneur de ses discours très explicites sur la liberté que procurent de bons salaires. Après tout, on pouvait bien cantonner la littérature aux loisirs. Ses quelques mots ont été décisifs : c’était la voix même de la littérature qui me déconseillait de la suivre. L’année suivante, en terminale, j’apprendrais que mon professeur de philosophie exprimerait son désaccord vis-à-vis de mon choix d’orientation, mais le mal était fait. J’avais intériorisé la contrainte. Il me faudrait presque dix ans pour parvenir à me persuader que ce professeur de lettres avait finalement tort. Les années se perdent par poignées. Le luxe de la jeunesse permet qu’on puisse en rattraper certaines. Mais il faut un peu de chance, et beaucoup d’obstination. »

Et voici sa réponse :

« Bonjour M. Patricot,

« Je suis ce « petit homme au regard fuyant, souriant à peine » – au sens le plus strict et sans la moindre nuance métaphorique –, ce professeur que vous évoquez dans les premières lignes de votre dernier ouvrage. Je me souviens encore très bien de certaines de nos conversations de fin de classe et vous me voyez rétrospectivement vraiment désolé que mes paroles vous aient fait perdre des années précieuses avant d'entrer dans l'enseignement. Mais si je vous prie en toute sincérité de m'en excuser aujourd'hui, je peux aussi essayer de vous éclairer – n'écrivez-vous pas « curieusement » ? – sur ce qui m'a amené à les prononcer, ou tout du moins sur ce que je ressentais au moment de les prononcer, ou peut-être bien sur la façon dont aujourd'hui je « reconstruits » ce que je ressentais. Mais vous êtes écrivain, et enseignant, et vous savez déjà tout sur la difficulté de parler de soi. « Peut-être vous en souvenez-vous, mais j'ai toujours aimé les paradoxes, et il m'arrivait régulièrement d'en proposer aux classes dont j'avais la charge au lycée ; j'avais le désir que la pensée paradoxale puisse nous amener, les élèves et moi-même, à dépasser les idées toutes faites (« J'aime mieux être un homme à paradoxes qu'un homme à préjugés », dit Rousseau, mon maître), à creuser la langue et à comprendre, par la grâce de l'impossible pourtant rendu envisageable par le biais des mots, en quoi le langage travaille le réel, l'instruit et peut le contester. Disons que c'était la façon dont, à l'époque, je m'efforçais de développer une pédagogie « zen », sans les claques que le maître zen doit donner régulièrement à ses disciples !

« L'un de ces paradoxes était qu'il valait mieux, pour préparer le bac, un mauvais professeur qu'un bon. Un « bon » professeur, disais-je en gros, crée de l'admiration pour son cours, et l'élève ne peut plus trouver de distance : pour préparer l'oral du bac, il tente d'apprendre par cœur le commentaire, le débite le jour même sans lui insuffler vie, se sent inférieur au modèle, bafouille, hésite, perd ses moyens, et finalement échoue. Mais un mauvais professeur crée sans le vouloir une attente : le médiocre commentaire qu'il propose, et dont on devine qu'on ne fera rien le jour venu, est comme une béance qui réclame d'être remplie ; s'il ne nourrit pas, le mauvais professeur aiguise l'appétit, même si cet appétit a pour nom, en 1ère, « une bonne note au bac ». Avec un mauvais professeur, les élèves deviennent plus coopératifs ; chaque trouvaille individuelle (et internet ne faisait à cette époque que commencer !) est partagée, dans l'urgence d'avoir quelque chose d'intéressant à dire, discutée, complétée ; et de la sorte le commentaire, bien qu'il n'ait pas été donné, ou peut-être parce ce qu'il n'a pas été donné, se constitue. Et comme il a été construit et non appris, le jour venu, c'est le résultat de cette quête personnelle et collective qui est présenté, parfois un peu gauche, mais dynamique et vivant.

« Ce n'était qu'une fable bien entendu, mais je terminais en général – si je me souviens bien – en expliquant que la résolution de l'énigme – j'ai le souvenir d'avoir donné plusieurs paradoxes sous forme d'énigmes le vendredi ou le samedi, afin de vous faire réfléchir le week-end – résidait évidemment dans l'usage des mots, et que cela obligeait à s'interroger in fine sur le sens qu'on voulait bien accorder à l'adjectif bon, quand on prend le parti de l'accoler au substantif professeur... Je suis heureux de voir que presque trente ans plus tard, cette question vous intéresse toujours !

« Mais, me direz-vous, quel est le lien avec nos entretiens et avec ce conseil si maladroit que je vous ai alors donné ? Il est dans cette peur que j'avais, que j'ai toujours, des effets de la « pédagogie » de l'admiration. Je peux vous l'avouer, parce que vous ai lu attentivement et que certains passages m'ont profondément touché, je suis également un ancien élève « brillant », mais aussi un fils de médecin. J'admirais mon père, autant que je le craignais et que parfois je le détestais, et c'est sur cette mauvaise base que j'ai accepté sans le vouloir vraiment de commencer des études de médecine. Je ne me suis pas même présenté aux examens – j'y ai repensé en lisant votre évocation de Jordan –, et probablement pour fuir tout ce que cet échec représentait, pour trouver une voie personnelle aussi éloignée que possible de ce que je voulais fuir, je suis entré sur un coup de tête à l'école normale de garçons, comme simple instituteur. J'ai été un bon instit, je le crois, et fort mal payé, ça j'en suis sûr ! Mais il m'a fallu plus de dix ans pour oser reprendre des études, en français, et finalement obtenir l'agrégation. Ma vocation n'a donc guère été plus directe que la vôtre. Cela aurait dû me rendre plus perspicace ou tout du moins plus circonspect, mais cela ne l'a pas fait.

« Quand vous êtes venu me voir, j'ai eu l'impression très nette – et je l'ai toujours – que vous étiez dans l'admiration, et, oui, cela m'a fait peur. Un choix fait dans cet état d'esprit peut-il être un bon choix ? N'étais-je pas bien placé pour en connaître les risques ? J'aurais certainement dû être plus clair, expliciter ce que je vous écris aujourd'hui, vous étiez capable de l'entendre, j'en suis désormais certain, mais je ne l'ai pas fait, et je vous prie encore de m'en excuser.

« Je n'ai jamais vraiment accepté – et c'est probablement dû à mon histoire personnelle, comme pour chacun d'entre nous – qu'en tant qu'enseignant, on puisse pour de jeunes esprits devenir des « modèles ». Même le choix de vouvoyer les élèves, qui surprenait certains élèves, était lié à l'instauration de cette « distance » que j'ai estimée consubstantielle à la relation pédagogique – je ne pensais pas cependant être si peu souriant ! Vous qui écrivez, vous l'avez appris aussi, j'en suis certain : il est impératif de faire taire en nous les voix qu'on admire, sinon comment faire émerger à travers les mots sa voix propre.

« Mon propos était donc destiné, maladroitement, j'en conviens, à vous faire comprendre qu'il fallait trouver votre voie personnelle, non suivre un modèle, et j'ai cru en toute bonne foi – à cause notamment de la grande intelligence avec laquelle vous abordiez les textes que vous lisiez – que votre intérêt principal était la littérature. Ceci explique pourquoi j'ai cherché à la distinguer si nettement de « l'enseignement de la littérature ». C'est là probablement ma plus grave erreur. Je n'ai pas su voir que l'enseignement était bien au cœur de vos préoccupations. Et par un retournement pernicieux que je n'ai pas voulu – peut-être ne joue-t-on pas impunément avec les paradoxes –, ce qui avait pour but de vous aider à trouver votre voie vous en a fait sortir, au moins pour quelques années.

« Mais en même temps – toujours mon goût des énigmes –, si vous vous en souvenez, je vous ai proposé de passer le concours général, et pour vous aider à le préparer, je vous ai donné des cours de Capes avec lesquels j'avais moi-même travaillé un temps. Il me semblait que par-là je vous envoyais un signal différent, sinon inverse. Mais la décision de l'interpréter vous revenait. Ou peut-être est-ce simplement ce que je veux croire aujourd'hui. A une autre brillante élève de François 1er, que j'avais connue comme élève en 2nde, et qui m'avait fait lire plusieurs années après son passage au lycée une copie de philo concoctée lorsqu'elle était en khâgne, copie bien évidemment toujours brillante mais farcie de citations, j'avais écrit : « Aude sapere », usant des mots d'Horace repris par Kant pour l'amener, par une citation, à se défier des citations et à construire son propre jugement. Je n'ai visé que cela, toutes ces années, (je prends ma retraite dans quelques semaines, après avoir, dois-je l'avouer à quelqu'un qui n'y a pas découvert grand-chose, enseigné les trente dernières années en IUFM puis à l'ESPE, mais c'est une autre histoire) : rendre les élèves, quel que soit leur âge, capables de construire leurs propres pensées, avec et sans les livres, avec et sans les professeurs.

« Voilà. Loin de moi l'idée absurde de me justifier à vos yeux. Je suis finalement heureux que vous ayez décidé contre moi de devenir enseignant, et pas seulement à cause de moi. C'est parce que j'ai aimé votre livre, autant voire plus pour ce qu'il dit de vous – j'ai beaucoup apprécié la fin – que pour la réflexion sur les professeurs ; c'est parce que je crois qu'il n'était pas forcément inutile que votre vocation passe par les flammes du doute avant que d'être forgée ; c'est parce que j'ai l'intime conviction que vous êtes et serez toute votre vie un bon prof et, surtout, quelqu'un de bien, que je voulais vous écrire ces quelques mots. Trente ans après, j'ai l'impression d'avoir repris ces discussions avec vous, dans les salles du lycée, et c'était fort agréable. Pour cela aussi, je vous remercie. Il me plaît de penser, au seuil de la retraite, que le flambeau est repris – à mon âge, j'ai bien le droit à un cliché, n'est-ce pas –, que la rigueur et la bienveillance peuvent coexister chez des enseignants. Je vous souhaite en tout cas une carrière aussi heureuse que celle que j'ai connue, car même en le devenant sur un coup de tête, jamais je n'ai regretté d'être un enseignant. »

Je lui ai répondu, bien sûr, que je n’avais aucun reproche à lui faire, que tout cela était de l’histoire ancienne et que j’étais heureux que nous puissions échanger à nouveau, tout en espérant ne pas l’avoir vexé par le portrait sans doute un peu cavalier que j’avais fait de lui.