La littérature sous caféine


"Voyage en sous-France ?" (Ismaël Ferhat, Fondation pour l'Innovation Politique)

Un bel article, intelligent et documenté, d'Ismaël Ferhat, sur le blog Trop Libre de la Fondation pour l'Innovation Politique :

"Si avant 1981 l’ouvrier était l’archétype du dominé, tant socialement, qu’économiquement et politiquement, l’élection de François Mitterrand coïncide avec une profonde transformation de cette perception. C’est cette mutation qu’Aymeric Patricot, enseignant et écrivain, écrit avec succès dans Les petits blancs, voyage dans la France d’en bas.

1981 ne constitue pas uniquement un changement politique. L’année constitue une ligne de partage dans la perception des classes populaires. Avant, l’ouvrier était l’archétype du dominé, tant socialement, qu’économiquement et politiquement. L’élection de François Mitterrand coïncide avec une profonde transformation de cette perception. Depuis les émeutes, en 1981, dans la cité des Minguettes, dans l’agglomération lyonnaise, l’image de la misère et de la marginalisation sociale a en effet été symbolisée, de manière croissante, par la figure de « l’immigré de banlieues ». Les dispositifs sociaux (RMI puis RSA, CMU), urbains (naissance du Ministère de la ville en 1990), culturels (installation du Haut conseil à l’intégration en 1989), éducatifs (création des Zones d’éducation prioritaires en 1981) ont été largement orientés vers les catégories sociales marquées par le double sceau des quartiers HLM et de l’immigration. C’est en creux cette mutation qu’Aymeric Patricot, enseignant et écrivain, étudie dans un ouvrage au titre provocateur, Les petits blancs, voyage dans la France d’en bas. Le livre a suscité un succès et un malaise tous deux révélateurs.

En effet, la « France d’en bas », pour reprendre une expression établie par l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin à son arrivée à la tête du gouvernement français en 2002, ne se limite pas au nouveau damné de la terre que représenterait l’immigré (ou la personne issue de l’immigration) de banlieue. Plusieurs auteurs (le politiste Laurent Bouvet et le géographe Christophe Guilluy étant en pointe), ont souligné le danger d’une minoration, dans tous les sens du terme, des classes populaires traditionnelles. Ils ont montré qu’elles étaient géographiquement repoussées dans les périphéries, économiquement assommées par les mutations de l’appareil productif, socialement marginalisées, culturellement méprisées.

Aymeric Patricot souligne, quant à lui, un constat d’une grande violence, dont plus aucune force majeure ne se saisit véritablement : l’ouvrier blanc fut longtemps « locomotive de l’histoire » selon l’expression de Marx et Engels, fer de lance des gauches européennes, drapeau (alternativement craint ou espéré) du progrès. Il est désormais perçu comme un groupe en déclin, un membre du « lumpenproletariat » (le « prolétariat en haillons » dans le vocable marxiste), voire le symbole même de l’archaïsme. En effet, n’est-il pas la figure même du « beauf », caricaturé pour son absence d’ouverture, de tolérance, de métissage, de libéralisme culturel, et toujours soupçonné de voter FN ? N’est-il pas devenu le contre-symbole de la modernité et du progressisme?

Les vaincus de la société française ?

De nombreux mois furent nécessaires à l’auteur pour étudier les « petits blancs ». L’expression elle-même, précise-t-il, n’a rien de neutre. Elle renvoie le membre des classes populaires blanches à l’expérience des colonies ou de la ségrégation aux Etats-Unis. Pourtant, ce rattachement constitue un non-sens, autant qu’une manière de les discréditer. Ces catégories sont, en effet, les grandes victimes des mutations que la France connaît depuis les années 1970. Toutes les institutions (usine, PCF, syndicalisme, sociabilité ouvrière et paysanne, nation) qui lui avaient conféré une certaine fierté sociale et culturelle ont été érodées.

De plus, ces petits blancs sont souvent les premiers à vivre dans des univers multi-ethniques et multiculturels (et comme le montre l’auteur, l’expérience est souvent réussie), alors que les élites tendent parfois, dans les faits, à des stratégies d’évitement de la « diversité » à l’école, par le logement ou à travers leurs loisirs. A la différence des minorités ethniques urbaines, dont l’influence culturelle (musique, sport, style, télévision, langage) imprègne la société française, la culture des classes populaires blanches est au mieux ignorée, au pire synonyme de fermeture et de fadeur. En lisant Aymeric Patricot, les amateurs de cinéma penseront à l’image souvent peu flatteuse du petit blanc au cinéma: Seul contre tous de Gaspard Noé en 1998, Rosetta des frères Dardenne en 1999, Flandres en 2006 de Benoît Dumont. Si une minorité en France est quasi-systématiquement dénigrée en France, c’est hélas bien ces « petits blancs ». Même politiquement, cette marginalisation parachève la honte sociale d’une catégorie qui avait tant cherché à préserver sa dignité.

Aymeric Patricot le résume dans une formule cruelle. Le petit blanc n’intéresserait que peu la droite, car il est trop pauvre. Il serait sorti des priorités de la gauche, étant trop peu exotique. Désormais, il n’aurait plus le choix qu’entre l’abstention et le vote frontiste. Effet pervers de la mise en avant d’une « fracture ethnique » ou « postcoloniale » depuis les années 1990, toute une fraction de la France plonge à la fois pour des raisons sociales, mais aussi culturelles, dans une invisibilité lourde de dangers. Cette marginalisation crée des tensions, des frustrations, et des aigreurs. L’ouvrage pose de ce point de vue un constat aussi brutal qu’inquiétant dans les conséquences à termes des souffrances méconnues des petits blancs
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