De l'inconvénient de publier un article le lendemain de l'interdiction du spectacle de Dieudonné et le jour même de l'affaire Gayet... Ou comment passer complètement inaperçu sur la Toile. Cet article de ma part sur le Huffington Post n'a pas suscité le moindre commentaire, contrairement aux précédents billets publiés sur le net à propos des "Petits Blancs".

Les Blancs sont-ils toujours coupables ?

Lorsqu'il est blanc, un SDF mérite-t-il notre mépris ? C'est au fond la question à laquelle se proposent de répondre deux livres parus cet automne, deux livres qui partagent en partie leur sujet d'étude mais diffèrent par leur méthode et leurs réponses.

Dans le premier, "Les petits Blancs" (Plein jour, octobre 2013), je cherche à cerner une figure assez nouvelle sur l'échiquier social français, celle du Blanc pauvre, prenant conscience de sa couleur de peau dans un contexte de métissage. Véritable angle mort de notre sociologie politique, il a le défaut d'être blanc pour les partis de gauche et d'être pauvre pour les partis de droite. Du point de vue social, il est difficile de le tenir pour un privilégié. C'est d'ailleurs en partie le constat de Barack Obama lui-même qui a su faire place aux Etats-Unis, dans ses discours, à la question de la rancœur, parfois légitime, des classes modestes blanches. Et j'ai cherché à recueillir, sur le terrain français, un certain nombre de discours et de ressentis chez ces personnes qui se sentent "petits Blancs" ou que l'on désigne comme tels.

Dans le second livre, "De quelle couleur sont les Blancs ?" (La Découverte, novembre 2013), un aéropage de sociologues, d'auteurs et d'artistes se sont également interrogés sur l'identité paradoxale du Blanc dans la France d'aujourd'hui. Le volume entend faire le point sur une notion que l'on croyait périmée mais que l'actualité récente a remis sur le devant de la scène, et c'est en creusant notamment dans le passé colonial que les auteurs cherchent des pistes. Il est d'ailleurs frappant que cette publication ait suivi de quelques jours celle des "Petits Blancs". Cela révèle quelque chose, me semble-t-il, des bouleversements à l'œuvre dans la société française.

Certes, il y beaucoup de choses passionnantes dans ce volume. Les articles de Sylvie Laurent, notamment, dont j'ai d'ailleurs cité dans ma bibliographie le très beau livre "Poor white trash", établissent un certain nombre de constats sur la notion de white trash aux Etats-Unis. Ils décrivent par exemple la situation complexe qui est faite à ces Blancs considérés comme dégénérés à la fois par les minorités ethniques et par l'establishment blanc.

Historiens, sociologues, écrivains dressent par ailleurs dans le livre un assez vaste tableau de ce que la notion de Blanc a pu charrier de fantasmes dans les colonies françaises et en métropole. Ils rappellent à bon escient comment la France a racialisé bon nombre de rapports sociaux, parfois jusqu'à l'absurde, et qu'il est difficile de réfléchir à cette notion aujourd'hui sans faire appel à l'histoire. Je partage avec ces auteurs la conscience qu'il devient urgent de parler de ces thèmes-là, ainsi qu'un certain nombre de considérations, par exemple sur le fait que la notion de "blanchitude" varie avec les sociétés, les époques, et sur le privilège qui peut être parfois celui des Blancs. Ce privilège, étudié depuis quelques années par les whiteness studies américaines, donnerait aux Blancs le droit de faire abstraction de leur couleur de peau et de se croire porteurs de valeurs universelles - un privilège, cela dit en passant, que s'arrogent précisément certains auteurs du volume.

Il y a cependant des partis pris dans ce livre qui le distinguent assez nettement du mien, et qui me paraissent pouvoir être discutés.

Tout d'abord, le point de vue adopté par le volume de La Découverte est surtout celui de l'histoire. Il fait le pari d'évoquer rapidement la question des "petits Blancs" d'aujourd'hui sans prendre la peine de donner la parole à aucun de ceux qui se sentent appartenir à cet embryon de communauté, ni même à aucun désigné comme tel par les médias. Le point de vue est réellement surplombant. Il interroge l'expression mais surtout il la remet en cause : il ne serait pas juste de l'utiliser car elle relèverait d'une stratégie d'inversion, renversant le racisme institué par le système colonial en victimisation des descendants de criminels.

Ensuite, à ce point de vue surplombant, le livre ajoute quelques textes militants qui, par leur virulence, donnent leur sens à l'ensemble. Selon ces textes, il n'y aurait d'une part de "blanchitude" que coupable. D'autre part la seule posture digne pour un Blanc serait, selon l'un des auteurs, d'être "traître à sa race". Le vocabulaire est excessif, proche de la révolte, et des expressions comme "domination blanche" y sont perpétuellement utilisées. Or elles ne me semblent pas rendre justice de la situation réelle de la France contemporaine. Si les discriminations ne sont pas à sous-estimer, il est en revanche impossible d'associer la République française actuelle à un système d'apartheid ou de ségrégation, l'Etat lui-même prenant à bras le corps, avec des résultats certes à discuter, la question des inégalités. Dans ces conditions, proférer qu'il faut, quand on est blanc, se montrer "traître à sa race", c'est à la fois s'interdire de penser la réalité dans toute sa complexité et faire preuve d'un esprit d'intransigeance qui, je dois l'avouer, me fait froid dans le dos.

Et puis, qu'est-ce que cela signifie au juste qu'être "traître à sa race"? Comment se comporterait l'auteur de cette expression, par exemple, face à un SDF blanc ? Lui signifierait-il qu'il doit faire un acte supplémentaire de contrition ? Qu'il devrait expier davantage encore le racisme d'ancêtres qui ne sont d'ailleurs pas forcément les siens ? J'ai du mal à me dire que ce SDF reste un privilégié. C'est pourtant ce que sous-entendent - et parfois, expriment - la plupart des auteurs du volume de La Découverte. A leurs yeux, le SDF blanc ne serait pas à plaindre par rapport au bourgeois métissé ; la "domination blanche" voudrait qu'un Blanc, aussi pauvre soit-il, reste détenteur d'un pouvoir symbolique dont serait dépourvu tout membre, aussi riche soit-il, d'une minorité. Mais ce pouvoir symbolique me paraît bien maigre, à moi. Comment ne pas voir que des brimades quotidiennes en font un piètre privilège ? Qu'on se rappelle une récente affaire de groupe de visiteurs "défavorisés" refoulé du Musée d'Orsay à cause de leur odeur : sinistre inversion d'anciennes obsessions racistes.

Si je m'en tiens à l'une des hypothèses de mon livre - hypothèse que d'autres auteurs publiés par La Découverte font eux aussi depuis des années, notamment Eric et Didier Fassin dans leur passionnant livre "De la question sociale à la question raciale" -, à savoir que depuis le milieu des années 2000 il est venu s'ajouter en France à la question sociale une question raciale, alors "être traître à sa race" revient à réduire toute question sociale à la question raciale. Inversement, il arrive à certains de vouloir "diluer" toute question raciale en réduisant par exemple tout conflit à des questions économiques. Il me paraît plus juste d'essayer de tenir compte, en général, et autant que les circonstances nous y autorisent, dans la société française d'aujourd'hui, de ces deux grilles d'analyse.

Dans le livre de La Découverte un chanteur du groupe Zebda parle avec une candeur stupéfiante des coups de poing que recevait dans son école un fils d'ouvrier blond. "C'était un fils d'ouvrier, modeste comme nous, mais il nous semblait parfait: beau, blond, blanc.On était sous sa botte. Jusqu'au moment où quelqu'un de notre bande est venu l'affronter; quand le blond a pris son premier coup de poing dans la gueule, il a été démystifié. Il est tombé, il a demandé pardon..." Eh bien c'est lui, le Petit Blanc ! Ce fils d'ouvrier qui se fait tabasser sans que personne n'y trouve à redire, pas même des sociologues qui se contentent d'opiner de la tête : "Retour de bâton..." Certes, on comprend d'où vient cette violence ; elle n'en reste pas moins inacceptable, surtout quand elle s'abat sur des enfants.

Je me demande ce que répondrait Eminem, habituellement tenu pour un archétype du white trash, aux auteurs de La Découverte, s'il arrivait dans une France sur laquelle on aurait soufflé davantage encore sur les braises de la rancœur. Peut-être répéterait-il un discours tenu dans une chanson de 2002, une chanson qu'il adressait à l'"Amérique blanche" - entendez, non pas celle des white trash en caravane mais celle de l'establishment, "White America", qui disait en substance : "Fuck you ! Vous me crachez à la figure mais vous avez peur de moi. Vous dîtes que nous n'existons pas ! Mais vous pourriez avoir une mauvaise surprise, bourgeois : un jour nous débarquerons dans vos salons pour vous mettre une raclée."