En grand admirateur d’Aragon – je le tiens pour le plus grand styliste français du 20ème, le plus brillant, celui qui possède la palette la plus large – je relis les premiers chapitres d’Aurélien et j’y retrouve malgré tout, en dépit de son étourdissante virtuosité stylistique, un défaut fréquent chez l’auteur, un défaut moins marqué dans ses premières œuvres comme Le libertinage ou Le paysan de Paris, un défaut qu’on remarque en fait principalement dans ses romans-fleuves : le caractère artificiel des multiples marques de discours indirect libre, jetées ici ou là, comme par négligence, dans une prose par ailleurs admirablement tenue, une manière sans doute de rendre l’ensemble encore plus fluide, plus vivant.

Par exemple, page 39 de l’édition Folio :

« Un soir d’été 1916, dans les Hauts de Meuse, le sous-lieutenant Aurélien Leurtillois avait vu débarquer un médecin auxiliaire fraîchement nomme, affecté au bataillon du énième d’infanterie où il était chef de section à la 13e compagnie. Une compagnie de durs, avec un capitaine sorti du rang, tous buvant sec, coureurs de filles, aimant le chahut, et des croix de guerre faut voir. »

Le problème est que cela sonne faux, je trouve, et même assez prétentieux. Sous couvert de capter les flux de pensées, de saisir le langage de la vie quotidienne, Aragon donne le sentiment de s’abaisser à parler comme tout le monde. Il joue les Céline l’espace de quelques mots, pour retrouver la ligne d’après toute l’arrogance d’une langue sublimement classique.

Autre exemple, page 69 :

« Le cyclone, c’était une femme qui venait d’entrer. Il y avait un homme derrière elle, mais c’était une femme qui venait d’entrer derrière elle, mais c’était une femme qui venait d’entrer. Pas tant un cyclone que quelque chose comme l’air de la mer. On n’aurait pas su dire ce qu’il y avait de si différent en elle des autres gens, mais oh lala ce que c’était différent ! »

Et puis c’est un trait de style qui sent son ironie vis-à-vis des pensées communes. Voilà comme les gens voient les choses, nous dit Aragon, voilà ce que sont les réflexes mentaux, et il n’y a pas de quoi être fier…