Je consomme beaucoup de films, toutes catégories confondues : films d'art et d'essai roumains, block-busters à l'américaine... Et je vais d'ailleurs voir à peu près tous les films considérés comme pur divertissement, toutes ces productions que l'on gonfle aux amphets, que l'on shoote au pitch...

(Cet été, je me suis d'ailleurs fait un plaisir d'aller voir tout ce qui passait en la matière, et la plus grande réussite me semble être un film passé quasiment inaperçu, Wanted)

Le plaisir en est physique, évidemment, mais pas seulement : les scénarios sont travaillés, beaucoup plus qu'on ne veut le dire, et me rappellent souvent les éblouissements que je pouvais connaître, adolescent, devant certains chef-d'oeuvres du roman de science-fiction, du roman d'aventures ou du roman policier.

Pas étonnant dans ces conditions que Matrix, inspiré d'ailleurs de classiques de la science-fiction comme ceux de Gibson, et saturé de références philosophiques et religieuses, ait donné lieu au très sérieux Matrix, machine philosophique, ouvrage collectif publié en 2004 chez Ellipse, contenant toute une série d'articles ayant pour ambition de décrypter les constructions philosophiques cachées par cet apparent film pour adolescents, en réalité véritable "film d'action intellectuel", comme le précise la quatrième de couverture.

On lira notamment avec intérêt l'article d'Alain Badiou, Dialectiques de la fable, distinguant trois archétypes dans le genre du film de Science-Fiction (Cube, EXistenZ et Matrix) et les rattachant à quelques-uns des plus grands penseurs de l'histoire de la philosophie. Badiou légitime de cette manière le plaisir que peut ressentir un lettré devant les smash hits du grand écran. Vu l'âge d'or des séries made in USA que nous vivons à l'heure actuelle, je ne m'étonnerais pas qu'un prochain volume décrypte pour nous les vertiges de la mauvaise foi sartrienne dans les tourments des naufragés de Lost, ou la présence obsédante du simulacre à la Baudrillard dans les aventures érotico-épiques des chirurgiens esthétiques de Nip/Tuck.

"Cube traite la question : qu'est-ce qu'un sujet, si la totalité du monde naturel lui est retirée ? Disons que cette enquête est kantienne, transcendantale : que se passe-t-il si on modifie de fond en comble les conditions minimales de l'expérience ? (...)
Matrix traite la question : qu'est-ce qu'un sujet qui lutte pour échapper à l'esclavage du semblant, lui-même forme subjectivée de l'esclavage biologique ? Ce programme est évidemment platonicien : comment sortir de la Caverne ?
EXistenZ traite la question : qu'est-ce qu'un sujet qui ne peut s'assurer, s'agissant du monde qui l'entoure, d'une clause ferme d'existence objective ? Qu'est-ce qu'en somme que le sujet de l'épochè transcendantale, de la suspension du jugement d'existence, au profit du seul flux de la conscience représentative
?" (Extrait de Matrix, Machine philosophique, p125)