J’ai toujours eu l’intuition qu’en politique, les idéaux trop simples, trop abstraits, aussi exaltants soient-ils – je pense à l’égalité, par exemple – étaient mortifères. J’ai trop peu lu de philosophes qui donnaient de la chair à cette idée, Nietzsche étant le plus marquant. Et c’est curieusement en lisant un livre sur le zen que je trouve la justification la plus limpide à cette méfiance vis-à-vis des idées trop pures.

« Plus on cherche le « bien » hors de soi comme chose à acquérir, plus on se trouve devant la nécessité de discuter, d’étudier, de comprendre, d’analyser la nature du bien. En conséquence, plus on est engagé dans les abstractions et dans la confusion d’opinions divergentes, plus le « bien » est objectivement analysé, plus il est traité comme une chose à atteindre par des techniques vertueuses spéciales, moins réel il devient. A mesure qu’il se fait moins réel, il se retire davantage dans le lointain de l’abstraction, de l’avenir, de l’inaccessibilité. Plus, en conséquence, on se concentre sur les moyens à employer pour l’atteindre. Et, le but devenant plus éloigné et plus difficile, les moyens se font plus poussés et plus complexes, jusqu’à ce qu’enfin leur simple étude devienne assez accaparante pour concentrer sur elle tous les efforts, faisant oublier la fin même. Il s’ensuit que la noblesse du disciple du ju devient, en réalité, un dévouement à l’inutilité systématique de pratiquer des moyens qui ne mènent nulle part. Ce n’est, en fait, qu’un désespoir organisé : « le bien » prêché et réclamé par le moraliste devient ainsi, finalement, un mal, et ce d’autant plus que sa poursuite sans espoir détourne du bien véritable que l’on possède déjà et que l’on méprise ou dont on ne tient alors aucun compte.

La voie du Tao est de commencer par le simple bien dont on est doté du seul fait de l’existence. Au lieu de cultiver consciemment ce bien (qui s’évanouit quand on le considère et qui devient intangible dès qu’on cherche à le saisir), on grandit tranquillement dans l’humilité d’une vie simple et ordinaire, et cette voie est analogue (psychologiquement, tout au moins) à la « vie de foi » du chrétien. C’est davantage une question de croire au bien que de la voir comme fruit de ses efforts. » (Thomas Merton, « Zen, Tao et Nirvâna », page 190)