Sur le site de L'Express, le 15 mars 2020

Propos recueillis par Thomas Mahler

Photo: Patrice Normand

"Pour l'auteur de "La révolte des Gaulois", la question d'une "communauté blanche", qui heurte notre surmoi républicain, devient inévitable à l'ère du multiculturalisme. En 2013, Aymeric Patricot jetait un pavé dans la mare républicaine avec Les Petits Blancs. Cet agrégé de lettres et diplômé d'HEC osait esquisser le portrait d'une "communauté que l'on ne nomme jamais" : les Blancs qui, dans des sociétés occidentales, prennent de plus en plus conscience de leur couleur de peau. L'auteur, longtemps professeur en banlieue et peu suspect de sympathies pour l'extrême-droite, y décrivait avec sensibilité le malaise d'une France d'en bas en rupture avec une élite, elle, parfaitement à l'aise avec la mondialisation.

Depuis, il y a eu l'élection de Trump et le Brexit, des votes que des chercheurs comme le Canadien Eric Kaufmann de l'université Birkbeck ont analysé comme un "whitelash", ou "retour de bâton blanc". Dans La révolte des Gaulois(Léo Scheer), Aymeric Patricot poursuit son analyse, et s'étonne qu'on n'ait pas assez souligné la dimension culturelle du mouvement des Gilets jaunes, cette révolte des "Gaulois réfractaires" comme les a baptisés Emmanuel Macron. Alors que nous sommes entrés dans une époque obsédée par les identités, la France, où les statistiques ethniques représentent toujours un tabou, se refuse pourtant à considérer cette "communauté blanche" autrement que sous la forme de privilèges. Entretien.

L'Express : Sept ans après Les Petits Blancs, pourquoi revenir sur la question de l'identité blanche?

Aymeric Patricot : Dans Les Petits Blancs, j'esquissais le portrait d'une population que personne ne voyait parce qu'elle n'entrait dans le champ d'aucun radar idéologique : trop blanche pour intéresser la gauche, trop pauvre pour intéresser la droite. Puis le mouvement des Gilets jaunes est survenu, manifestant un retour de l'impensé racial. Tous les analystes ont ramené cette fronde à sa dimension sociale et politique, tout en écartant la dimension culturelle. Or ces Gilets jaunes sont en partie ces petits blancs que personne ne veut voir. On a tendance selon moi à sous-estimer en France cette dimension culturelle. D'autant que le fameux mépris macronien s'adressait à cette frange de la population que je décris dans le livre, qu'il s'agisse des "illettrés" ou des fameux "Gaulois réfractaires", cette parole malheureuse prononcée le 29 août 2018 au Danemark. On a commenté ces mots-là comme une forme de mépris social. Mais on a oublié de souligner que Macron se montrait par ailleurs très séduit par la population issue de la diversité, comparant par exemple la Seine-Saint-Denis à la Californie. De manière implicite, il opposait ainsi une France jugée archaïque, celle des Gaulois, à une France d'avenir décrite comme métissée. Il ne s'agit bien sûr pas de critiquer le métissage, mais il y a ce clivage auquel tout le monde pense sans vraiment se l'avouer.

Selon vous, la question raciale "tape du poing sur la table", et sera inévitable même dans la France républicaine. Pourquoi ?

Quand j'aborde le sujet, j'ai souvent droit à cette objection : pourquoi parler de tout ça? On me dit que les ethnies, les cultures, c'est du passé. Mais je crois que l'inverse est en train de se produire. Quand on regarde les pays multiculturels comme le Brésil, l'Afrique du Sud, le Canada, les Etats-Unis, ces questions sont devenues obsessionnelles. On pouvait penser que le métissage diluerait la question des identités. Or, plus les pays sont divers, plus la question des cultures s'invite sur le devant de la scène. En France, nous sommes en pleine contradiction entre un discours républicain - d'ailleurs très noble - et la réalité multiculturelle de la société française. Il y a d'ailleurs une vraie fracture à gauche entre républicains et "diversitaires", comme on les appelle. Je pense que cette branche républicaine - dans laquelle je me reconnais en partie, et qui a ses variantes de gauche et de droite - est en difficulté et en voie de minorisation. Je pense qu'on va parler de plus en plus des différences ethniques car l'idéal de la diversité diffuse partout dans la société, contredisant au passage certaines valeurs républicaines. Et je ne parle même pas des évolutions démographiques. Au passage, remarquons que certaines personnes affirmant que la couleur de peau n'est pas un sujet sont les premières à porter un regard méprisant sur des populations blanches qu'elles jugent attardées. " Les Gilets jaunes sont la première manifestation d'un 'whitelash' à la française"

Le sujet demeure-t-il tabou en France ?

Il commence à être abordé, mais il suscite encore beaucoup de résistances. A cet égard, L'Archipel français de Jérôme Fourquet a été perçu comme un pavé dans la mare. En recourant à l'étude des prénoms, il propose en fait des statistiques ethniques qui ne disent pas leur nom. Sur ce point-là, il est assez courageux, même s'il ne fait que mettre une caution scientifique sur des constats établis depuis longtemps. Mais ce qui m'a surtout frappé, c'est que dans la deuxième partie du livre, quand il évoque les Gilets jaunes, Fourquet revient à une analyse purement économique. Il n'assume plus la première partie du livre. Je précise bien sûr que je ne suis pas un essentialiste : il ne s'agit pas de revenir à une quelconque généalogie raciale, mais de considérer la race comme un jeu de perceptions et de contre-perceptions. Quoi qu'il en soit, il y a en France un tabou sur les statistiques ethniques. C'est d'une grande hypocrisie, car il existe en entreprise des chartes sur la diversité ethnique et le mot diversité s'est invité dans de nombreux textes législatifs. Quant aux médias, on les veut plus représentatifs des couleurs de peau. Il y a ce double discours permanent. Tout le monde se dit républicain et universaliste, mais il existe en sous-main un véritable marketing communautaire. On voit le clin d'oeil de la France Insoumise aux banlieues, chez LREM aussi. Les Républicains eux s'adressent à une France plus traditionnelle et blanche, sans l'assumer vraiment non plus.

Le politologue canadien Eric Kaufmann assure dans "Whiteshift", qui sera bientôt traduit en France, que l'élection de Trump comme le Brexit s'expliquent d'abord par des angoisses identitaires, avec un "whitelash", ou "retour de bâton blanc". Partagez-vous son analyse ?

Dans le livre, j'utilise effectivement cette expression de "whitelash" que je traduis par "contrecoup blanc". Après avoir mis en avant les minorités depuis plusieurs décennies, on crée forcément chez ceux qui sont "non-divers" le sentiment d'appartenir à un nouveau groupe. Le fait que se développent des sociétés multiculturelles provoque une prise de conscience raciale, dans un premier temps chez les minorités, dans un second temps dans les groupes considérés comme majoritaires. Il y a ainsi une nouvelle "blanchité" qui est une réaction. Et je pense qu'on n'en est qu'au début de cette prise de conscience. Pour moi, les Gilets jaunes sont la première manifestation d'un "whitelash" à la française. Personnellement, avant l'âge de trente ans, je n'avais jamais réfléchi à ma couleur de peau. Mais quand je me suis retrouvé en tant que prof en banlieue face à une forte majorité d'élèves noirs, j'ai pris conscience d'être blanc. Le même phénomène est en train se jouer dans la société française. Je précise que ma thèse représente une sorte de cauchemar pour certaines franges de l'extrême droite, puisqu'il existe chez elles un désir que la France garde une colonne vertébrale blanche. Je pense comme Eric Kaufmann que les blancs vont, au cours de ce siècle, progressivement prendre conscience qu'ils ne sont plus seuls en France, et qu'ils sont même une majorité en voie de minorisation, condamnés à renoncer à leur statut de "communauté de référence".

Vous évoquez dans le livre des jalousies vis-vis de populations immigrées jugées favorisées par l'Etat providence...

Beaucoup d'articles ont expliqué que les Gilets jaunes n'étaient pas obsédés par l'immigration. Mais quand on épluche la presse régionale, on voit fréquemment exprimée chez eux l'idée que l'Etat français s'occupe plus des banlieues que des campagnes. Il y a une concurrence implicite sous-estimée dans beaucoup d'études. Prenez le dédoublement des classes de CP et CE1 décidée dans le réseau REP+ en 2017, puis REP l'année suivante. En tant qu'enseignant, je trouve que c'est une excellente mesure. Mais cette mesure a tout de suite été interprétée comme une volonté d'aider une nouvelle fois les populations de banlieue. Pourquoi tel village éloigné des centres universitaires comme des bassins d'emploi ne serait-il pas considéré, lui-aussi, comme prioritaire ? Pourquoi ne serait-il pas visé par des mesures qui lui seraient spécifiques ? Mon propos n'est pas d'affirmer que campagnes et banlieues s'opposent, mais qu'elles ont, à leurs yeux, un adversaire commun qui est l'Etat centralisé qu'elles jugent méprisant, et dont elles essaient d'obtenir une reconnaissance. Un des personnages centraux du livre, c'est cette femme, Pauline, vivant en Champagne, mais qui se sent intimidée en allant à Paris. Elle m'a confié qu'elle sentait cela comme une trahison : Paris accueille à bras ouverts des jeunes gens qu'on présente pourtant comme discriminés. Elle m'a aussi fait part de la différence entre blancs parisiens et blancs de province. A Paris, les blancs lui semblent intégrés dans la diversité, alors que Pauline perçoit sa propre blancheur comme le stigmate d'un retard et même une forme de ringardise. L'opposition entre Paris, à la mode, et la province, à la traîne, existe depuis des siècles, mais il me semble que cette opposition s'est aujourd'hui aussi racialisée.

Que faudrait-il faire politiquement à destination de cette population ?

Ce n'est sans doute pas un hasard si le gouvernement a en 2019 pris une série de mesures en faveur des zones rurales. On peut croire en la diversité et au métissage. Mais il ne faut pas que cela s'accompagne d'un mépris pour une partie de la population qu'on jugerait archaïque. Si l'on veut la diversité, il faut que tout le monde ait voix au chapitre. On ne peut pas défendre la diversité sans reconnaître aux blancs une existence particulière, sinon le mot même de diversité perdrait son sens.

Que pensez-vous du concept de "privilège blanc"?

Je suis évidemment d'accord pour dire qu'il faut lutter contre toutes les discriminations. J'ai été prof en banlieue pendant dix ans, je suis sensibilisé à ces questions-là. Mais l'expression me paraît excessive, en tout cas pas généralisable. S'il existe un "privilège blanc", il est surtout le propre de bourgeois qui jouissent de certains avantages parce qu'ils ne sont discriminés ni socialement ni racialement. Mais quand je vois un SDF blanc, j'ai du mal à le considérer comme un "dominant". Sans doute ne subit-il pas de discrimination raciale proprement dite, mais son soi-disant privilège blanc se dilue d'une certaine façon dans la catastrophe de sa situation personnelle. Par ailleurs, la crise des Gilets jaunes me semble montrer que la couleur de peau blanche peut devenir à son tour un stigmate. Le mépris qu'ils ont ressenti de la part du pouvoir central pouvait s'interpréter comme une forme de mépris racial, par sa profondeur et par les clichés dont il était l'occasion.

Enfin, quand on parle du "privilège blanc", on estime surtout qu'il s'agit de la chance de ne pas avoir constamment à se poser la question de la couleur de peau, ce qui peut se concevoir. Cependant ce privilège est en voie de régression - c'est en partie le thème de mes deux livres. Difficile aujourd'hui pour qui que ce soit en France de faire abstraction de ces questions-là.

"On ne pourra pas éviter ce passage identitaire, le mouvement de fond mondial est trop puissant"

Selon vous, il y a deux écueils : soit entretenir un discours de fierté de son appartenance ethnique - il est ridicule de se targuer d'un héritage dont en n'est en rien responsable -, soit avoir un discours culpabilisateur, telle l'actrice Rosanna Arquette se disant "dégoûtée" d'être "née blanche et privilégiée"...

Je distingue trois grands types de discours sur la question. Il y a le discours de fierté blanche, posture raciale d'ailleurs exclue du champ médiatique. Il y a un discours accusateur que l'on voit chez une partie de la gauche et chez les indigénistes. Et puis il y a la posture républicaine (de gauche ou de droite) qui est celle de l'évacuation de la question ethnique. Je pense qu'il faut être capable, à mi-chemin de ces trois discours, de parler des ethnies, des cultures, des regards croisés entre communautés de manière neutre et apaisée. Il faut reconnaître qu'il y a des situations où l'on peut se sentir blanc, sans essentialiser pour autant une posture blanche, ce que je définis dans le livre comme une posture authentique.

Qu'avez-vous pensé du discours aux Césars de l'actrice Aïssa Maïga, qui a recensé les noirs dans l'assistance ?

Ce genre de posture heurte notre sens de la méritocratie républicaine puisqu'on est censé recruter les gens en fonction de leur talent, non pas de leur couleur de peau. Mais ce qu'elle a dit correspond à une tendance forte. Je ne suis pas pour les quotas, mais il y a désormais un consensus sur le fait qu'il faut des couleurs de peau et des visages plus variés dans toutes les sphères de la représentation. C'est ce qui me distingue d'un certain républicanisme de gauche : je pense qu'on ne pourra pas éviter ce passage identitaire, le mouvement de fond mondial est trop puissant. Les paroles d'Aïssa Maïga étaient un peu caricaturales et brutales. Malgré tout, elles correspondent à leur époque. Mais l'universalisme, qui consiste à dépasser les notions de différences ethniques, ne reste-t-il pas le meilleur antidote face aux crispations identitaires ?

Nous sommes nombreux à rêver que ces questions soient enfin dépassées. Mais les thématiques identitaires sont en train de s'imposer. Il faudra sans doute plusieurs décennies pour que les questions ethniques se dissolvent, si elles se dissolvent un jour. Par contre, je suis agacé par le fait que tout le monde n'ait pas le même droit à s'identifier à des groupes ethniques ou culturels. Je réclame aussi le droit de pouvoir parler librement de ces sujets. Nous sommes entrés dans un nouvel âge de la diversité. On ne pourra pas le dépasser en le mettant sous un couvercle. Les blancs sont aujourd'hui pris dans ce paradoxe qui veut qu'ils soient porteurs à la fois de valeurs universelles (dont on conteste parfois les méfaits) et d'une culture particulière, décrite également comme oppressive. Quand Barack Obama s'est fait élire, il a eu l'intelligence de dire que les ouvriers blancs souffraient. Il a tenu compte des identités (comme Trump) mais en les incluant dans un projet commun (ce qui a manqué à Clinton). Quoi qu'il en soit, les Américains savent tenir compte du fait que les gens ont des ressentis différents. Macron, dans la première partie de son quinquennat, n'a pas compris qu'il blessait une partie des blancs en situation de malaise. Si Sarkozy s'est mis à dos la France des banlieues avec son Karcher, Macron s'est attaqué à la majorité du peuple français ! Les Gilets jaunes ont été dans la protestation d'existence. Au-delà des revendications légitimes sur le pouvoir d'achat ou la présence des services publics, ce qu'ils voulaient, c'est moins telle ou telle réforme - d'où les contradictions parfois pointées de leurs revendications - que la reconnaissance de leur dignité. Il manque d'ailleurs un mot pour désigner ces Français qui n'ont pas d'origine identifiée autre que française depuis plusieurs décennies. L'expression "Français de souche" reste contestée, pour des raisons valables. Je propose dans ce livre "franco-français", ou Gaulois. Sans volonté polémique, il faut bien des mots pour décrire une réalité. En banlieue, quand j'étais prof, tout le monde parlait des origines sans que cela ne pose problème. Et d'ailleurs, les adolescents utilisaient bel et bien le terme de "gaulois"."