"Un roman très calmement très ambitieux"
Par admin, mercredi 1 avril 2015 à 09:02 :: "J'ai entraîné mon peuple dans cette aventure" (2015) :: #795 :: rss
Très bel article de Marin de Viry dans la Revue des Deux Mondes (avril 2015) à propos de "J'ai entraîné mon peuple dans cette aventure".
La trajectoire nihiliste et ratée des ambitieux à tête de vent
Une île du Pacifique dotée, malheureusement pour elle, de ressources minières. Un peuple alangui, vaguement consanguin, cancanier, de religion mal stabilisée, et perpétuellement renvoyé à lui-même par l'océan. L'histoire qui passe, de temps en temps : les Australiens débarquent et exploitent la mine, puis les Japonais l'envahissent, puis l'île est libérée et devient indépendante. Le narrateur, qu'on suit de l'ascension à la chute, n'est pas tout à fait natif de l'île ; il y a été importé, certes jeune, mais l'écart avec les vrais îliens est suffisant pour qu'il y puise un désir de s'intégrer à eux et de les dominer. Désir qu'il va assouvir en entrant dans l'administration de la compagnie minière gérée par les Australiens, principale pourvoyeuse de fonds de l'île, puis en faisant une carrière politique qui le mènera à la présidence, l'indépendance venue.
Trois pôles dans l'existence de ce narrateur : sa carrière politique, son adultère, sa femme. Et une sorte dalter ego fascinant et fatal, de modèle à moitié détesté inconsciemment, à moitié adulé : le directeur financier de la compagnie pour laquelle il travaille. Cet homme qui initie le narrateur aux ressorts du capitalisme est le portrait type du jouisseur libérallibertaire, au cynisme occidental, au relativisme moral, au détachement, et à la prédation décontractée.
C'est un roman de destin : on prend le narrateur jeune, on le quitte à l'agonie. Il aura raté sa vie entière parce qu'il l'aura orientée vers une réussite qui n'était pas la sienne. Heureusement pour lui, sa déchéance sera suffisamment longue et complète pour qu'elle prenne un sens précis. Il échouera à se faire réélire aux présidentielles face à son rival, qui est, lui, un pur îlien ; il perdra sa femme (et ses enfants au passage) ; il perdra sa maîtresse ; il perdra son ami. Il entrera dans l'éternité sans avoir rien accompli qui lui soit propre, et abandonné de tous. C'est un homme remarquable tout en étant sans bilan et sans rayonnement ; un homme méprisé, y compris par lui-même, qui a eu son heure de gloire. Où est l'explication de ce qui n'a pas marché ? Il a simplement commis une grosse erreur d'interprétation de la vie : la prendre pour un appel à une réussite empruntée. Ce roman suit au fond la trajectoire nihiliste et ratée de tous les ambitieux à tête de vent. Ça fait du monde.
Sur le dossier « femmes », le narrateur se met dans le pire des cas : il trompe sa femme tout en l'aimant. Dans ce cas extrême, la loi veut qu'il ne suffise pas de tromper sa femme avec sa maîtresse, encore faut-il tromper sa maîtresse avec sa femme : double ration d'hypocrisie et donc de travail psychique, auquel peu de cerveaux d'homme sont capables de résister durablement sans développer une pathologie chronique. Celle-ci a pour nom le syndrome de l'adultère sans cause : l'homme flotte bêtement entre deux femmes, et finit par flotter sur tous les sujets. Il choisit sa maîtresse sous le mince prétexte qu'il la désire depuis longtemps, qu'elle n'a rien contre les rapports sexuels dans les sous-bois et qu'elle est très belle. Sa maîtresse n'est que sa faiblesse, et il ne le voit même pas. Comme il est lâche, là aussi sans le savoir, cette aventure devient consubstantielle à sa vie ; pas moyen de la maîtriser ; et donc c'est elle qui le maîtrisera.
Sur le dossier politique, il profite de la vague de modernisation qui suit l'indépendance et de la pluie d'argent qui tombe de l'exploitation des mines pour engager son pays dans la voie de la modernité occidentale. Le peuple souverain marche dans la combine, jusqu'au moment où les revenus cessant avec la fermeture de la mine épuisée, le budget devient intenable, et le président se retrouve dans l'obligation, impossible à tenir, de financer ce qu'il a créé : beaucoup de services publics, plombés par des syndicats autistes. Et c'est la faillite. La naïveté du narrateur, dans le choix de ses attachements personnels comme en politique, est la conséquence d'une personnalité qui est restée à l'état de projet, tandis que son masque social est au contraire sophistiqué, abouti. Il s'est façonné sur le modèle de cet Australien qui lui apprend tout, qui lui désigne tous ses désirs. La personne du narrateur est une friche, son mensonge est une oeuvre.
C'est un roman frappant, profond, avec quelque chose de déterminé, de calmement ambitieux qui prévient en sa faveur. Je dirais même plus : il est très calmement très ambitieux. Rauque comme Conrad (la cruauté reptilienne dans un monde hostile et étrange), inexpiable comme Maupassant (l'art de la trajectoire).
La trajectoire nihiliste et ratée des ambitieux à tête de vent
Une île du Pacifique dotée, malheureusement pour elle, de ressources minières. Un peuple alangui, vaguement consanguin, cancanier, de religion mal stabilisée, et perpétuellement renvoyé à lui-même par l'océan. L'histoire qui passe, de temps en temps : les Australiens débarquent et exploitent la mine, puis les Japonais l'envahissent, puis l'île est libérée et devient indépendante. Le narrateur, qu'on suit de l'ascension à la chute, n'est pas tout à fait natif de l'île ; il y a été importé, certes jeune, mais l'écart avec les vrais îliens est suffisant pour qu'il y puise un désir de s'intégrer à eux et de les dominer. Désir qu'il va assouvir en entrant dans l'administration de la compagnie minière gérée par les Australiens, principale pourvoyeuse de fonds de l'île, puis en faisant une carrière politique qui le mènera à la présidence, l'indépendance venue.
Trois pôles dans l'existence de ce narrateur : sa carrière politique, son adultère, sa femme. Et une sorte dalter ego fascinant et fatal, de modèle à moitié détesté inconsciemment, à moitié adulé : le directeur financier de la compagnie pour laquelle il travaille. Cet homme qui initie le narrateur aux ressorts du capitalisme est le portrait type du jouisseur libérallibertaire, au cynisme occidental, au relativisme moral, au détachement, et à la prédation décontractée.
C'est un roman de destin : on prend le narrateur jeune, on le quitte à l'agonie. Il aura raté sa vie entière parce qu'il l'aura orientée vers une réussite qui n'était pas la sienne. Heureusement pour lui, sa déchéance sera suffisamment longue et complète pour qu'elle prenne un sens précis. Il échouera à se faire réélire aux présidentielles face à son rival, qui est, lui, un pur îlien ; il perdra sa femme (et ses enfants au passage) ; il perdra sa maîtresse ; il perdra son ami. Il entrera dans l'éternité sans avoir rien accompli qui lui soit propre, et abandonné de tous. C'est un homme remarquable tout en étant sans bilan et sans rayonnement ; un homme méprisé, y compris par lui-même, qui a eu son heure de gloire. Où est l'explication de ce qui n'a pas marché ? Il a simplement commis une grosse erreur d'interprétation de la vie : la prendre pour un appel à une réussite empruntée. Ce roman suit au fond la trajectoire nihiliste et ratée de tous les ambitieux à tête de vent. Ça fait du monde.
Sur le dossier « femmes », le narrateur se met dans le pire des cas : il trompe sa femme tout en l'aimant. Dans ce cas extrême, la loi veut qu'il ne suffise pas de tromper sa femme avec sa maîtresse, encore faut-il tromper sa maîtresse avec sa femme : double ration d'hypocrisie et donc de travail psychique, auquel peu de cerveaux d'homme sont capables de résister durablement sans développer une pathologie chronique. Celle-ci a pour nom le syndrome de l'adultère sans cause : l'homme flotte bêtement entre deux femmes, et finit par flotter sur tous les sujets. Il choisit sa maîtresse sous le mince prétexte qu'il la désire depuis longtemps, qu'elle n'a rien contre les rapports sexuels dans les sous-bois et qu'elle est très belle. Sa maîtresse n'est que sa faiblesse, et il ne le voit même pas. Comme il est lâche, là aussi sans le savoir, cette aventure devient consubstantielle à sa vie ; pas moyen de la maîtriser ; et donc c'est elle qui le maîtrisera.
Sur le dossier politique, il profite de la vague de modernisation qui suit l'indépendance et de la pluie d'argent qui tombe de l'exploitation des mines pour engager son pays dans la voie de la modernité occidentale. Le peuple souverain marche dans la combine, jusqu'au moment où les revenus cessant avec la fermeture de la mine épuisée, le budget devient intenable, et le président se retrouve dans l'obligation, impossible à tenir, de financer ce qu'il a créé : beaucoup de services publics, plombés par des syndicats autistes. Et c'est la faillite. La naïveté du narrateur, dans le choix de ses attachements personnels comme en politique, est la conséquence d'une personnalité qui est restée à l'état de projet, tandis que son masque social est au contraire sophistiqué, abouti. Il s'est façonné sur le modèle de cet Australien qui lui apprend tout, qui lui désigne tous ses désirs. La personne du narrateur est une friche, son mensonge est une oeuvre.
C'est un roman frappant, profond, avec quelque chose de déterminé, de calmement ambitieux qui prévient en sa faveur. Je dirais même plus : il est très calmement très ambitieux. Rauque comme Conrad (la cruauté reptilienne dans un monde hostile et étrange), inexpiable comme Maupassant (l'art de la trajectoire).
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