Je découvre, terrifié et ébahi, l’œuvre de Drieu la Rochelle.

Terrifié parce que l’obsession antisémite, décelable dans son roman Gilles (1939) et s’épanouissant de la plus pathétique des façons dans son Journal (1939-45) (précédé dans sa publication de 1992 par un avertissement de Pierre Nora qui s’achève de la manière suivante : « Son personnage est devenu mythique. On l’acquitte sans trop y aller voir. Eh bien, allons-y ! Ce journal en donne l’occasion. A chacun d’y vérifier son jugement ») devient glaçante à mesure qu’elle répète les mêmes phrases, les mêmes visions.

Il y a dans ce journal de très belles phrases (« J’ai vécu frissonnant de doute dans l’ombre d’un autre homme que je n’ai jamais été », page 97), des confidences pathétiques (« J’ai toujours en moi un goût de la catastrophe, de la défaite. J’ai reporté sur la France la défaillance de l’être en moi », page 171) et beaucoup de rancœur contre les Juifs, la France décadente, le Paris cosmopolite et sans vigueur (« Tout cela c’est l’infect milieu parisien où se mêlent étroitement la juiverie, l’argent, le gratin dévoyé, la drogue, la gauche. Petit milieu plein d’arrogance et de suffisance qui pense tenir le monopole de l’intelligence, de l’art et de tout. Un certain nombre de préjugés y règnent de la façon la plus indiscutable et la plus indiscutée. Ces préjugés forment le ramassis le plus contradictoire, le plus cocasse et le plus odieux », page 107).

Ebahi parce qu’il y a des pages superbes, malgré tout, dans cette œuvre marquée par la souffrance et par la détestation. J’avais lu Le Feu follet, il y a plusieurs années, sans être ébloui par cette prose dense mais alambiquée – le thème aurait dû me séduire, pourtant, mais la magie n’avait pas opéré. En revanche, Rêveuse bourgeoisie m’a bouleversé. C’est un long et beau roman, au réalisme fin, dont l’argument est proche de celui de Gilles : un jeune homme sans caractère mais viveur, intéressé par l’argent mais peu carriériste, concluant un mariage d’intérêt – voué, par la force des choses, à l’échec.

Je connais peu de romans français du 20ème siècle aussi bien ficelés – du moins, dans cette veine sage, dans ce genre de réalisme mesuré. On compare souvent Gilles à Aurélien d’ Aragon, et il est vrai que les protagonistes de Drieu, dans Gilles et Rêveuse bourgeoisie, sont étonnamment proches de celui d’Aragon (les deux auteurs ont d’ailleurs été proches, avant de se brouiller – le Journal de Drieu réservant quelques piques savoureuses contre l’auteur des Beaux quartiers) : des hommes indécis et rêveurs, plein de charmes et que leurs velléités rendent agaçants.

Drieu est moins brillant qu’Aragon, moins clinquant, ses pouvoirs créateurs sont moins étendus, moins incroyablement vastes. Mais ses romans, plus modestes, sont plus tendus, mieux organisés autour de quelques idées forces – Aurélien, sublime par moments, se perd souvent dans d’interminables brumes romanesques.

Refermant Rêveuse bourgeoisie, j’ai eu le sentiment d’avoir mis la main sur une Colette moins précieuse, un Montherlant moins rigide, un Mauriac moins souffreteux, un Proust plus accessible, un Balzac moins fantaisiste, un Zola débarrassé des longueurs… Un modèle d’art français (dans le sens d’art décrivant les réalités françaises), une référence d’artisanat romanesque, un peu daté par ses moyens (il est de bon ton d’ironiser sur le réalisme au 20ème siècle) mais indéniablement raffiné.

La dernière partie, donnant la parole à la fille du protagoniste, constatant l’ampleur du désastre et choisissant de vivre malgré tout, est tout simplement magnifique : plus lyrique, pleine de passion charnelle et de constats graves (« C’est de la mort des nôtres que nous mourons », p 525), elle achève d’emporter l’adhésion du lecteur, qui pouvait craindre que la désillusion ne finisse par assécher l’œuvre.

Parmi les nombreuses et belles pages de ce roman sur la bourgeoisie normande déclinante :

« C’était pendant l’été que la famille Ligneul reprenait le sentiment de sa dignité. On louait une villa au bord de la mer et l’on jouissait pleinement de l’illusion d’avoir une maison, une terre. Bien que beaucoup moins aisés que M. et Mme Ligneul, les parents de chacun d’eux avaient eu des champs, des maisons pas des plus grandes, mais bien solides – transformés en valeurs mobilières – balayées par l’évolution des fortunes. Nos gens ressentaient cette déchéance imposée par la marche des choses et ils avaient rêvé jusqu’à ces derniers temps de revenir au point de départ et d’acheter une propriété. Mais les folies de Camille avaient contrecarré ce vœu profond. » (Rêveuse Bourgeoisie, Folio, page 283).