La littérature sous caféine


Entrons dans le vide, et jouissons ! (Gaspar Noé / Lin Yutang)



Conversation brève à la sortie de la projection du film de Gaspar Noé, Enter the Void (littéralement, « Entrez dans le vide ») ; je demande à un trentenaire à l’air particulièrement sonné ce qu’il a pensé du film.

« Le connard ! Le connard ! – Comment ça ? – Pour qui il se prend putain ? La grosse tête ! Enflée comme c’est pas possible ! Jamais vu un réal’ aussi prétentieux ! – Le film était bon, non ? – Le connard ! Putain le connard ! – Un peu long sur la fin, mais la première heure et demie est brillante… – Je sais pas, je sais pas ! Putain la prétention ! »

Quoi qu’il en dise, l’expérience est saisissante – deux heures trente de caméra subjective dans le monde de la dope japonaise et des traumatismes en tous genres. Le scénario tourne autour de la mort d’un junky abattu par la police : son esprit se met à voguer, sur la ville et dans le passé, traversant les corps et les esprits, pour un long voyage qui s’apparente à une rédemption. La tension dramatique, contrairement à ce qu’en disaient certaines critiques annonçant un vaste clip sous amphétamines, ne faiblit jamais – sauf peut-être dans la dernière demi-heure.

Le titre me plaît beaucoup, par ailleurs, et, troublé par cette notion de « vide dans lequel on entre », j’ai ressenti les jours qui ont suivi le besoin d’une petite dose de spiritualité orientale (terme affreusement imprécis, j’en conviens). J’ai alors acheté un livre que j’avais repéré depuis longtemps, et dont le titre me plaisait également beaucoup : L'importance de vivre, du poète chinois Lin Yutang . Celui-ci se définit lui-même comme un auteur imprégné de cultures chinoise (confucianiste plutôt que bouddhiste) et occidentale, et se propose ici de réfléchir à la figure du « vagabond », jouissant de la vie par l’oisiveté et le détachement.

Plongeant dans ses pages éthérées, un brin naïves mais si revigorantes, paradoxalement, par leur sagesse apaisée, je réalise à quel point j’aspire à ces philosophies de la douceur et de la réconciliation. Je me souviens des pages magnifiques (bien que maniérées) du jeune Malraux dans son petit livre La tentation de l’Occident : il y faisait dialoguer un Chinois voyageant en Europe et un Français voyageant en Chine. J’ai toujours beaucoup aimé ce livre mais je ne le comprends vraiment qu’aujourd’hui, et j’en partage le point de vue. Comme le Ling auquel Malraux donne la parole, je suis aujourd’hui de plus en plus frappé par la culture du dépassement de soi et de la douleur qui est celle de notre Occident, et j’aspire parfois à m’en détacher.

« Quelle impression de douleur monte de vos spectacles, de tous les pauvres êtres que je vois dans vos rues ! Votre activité m’étonne moins que ces faces de peine auxquelles je ne puis échapper. La peine semble lutter, seule à seule, avec chacun de vous ; que de souffrances particulières ! (…)

« J’ai parcouru les salles de vos musées ; votre génie m’y a rempli d’angoisse. Vos dieux même, et leur grandeur tachée, comme leur image, de larmes et de sang, une puissance sauvage les anime. Les rares visages apaisés que je voudrais aimer, un destin tragique pèse sur leurs paupières baissées : ce qui vous les a fait choisir, c’est de les savoir les élues de la mort
. » (La tentation de l’Occident, Livre de Poche, page 25)

En lisant Yutang, j’ai la sensation d’entrevoir ce que pourrait être une sorte de confucianisme applicable au 20ème siècle, et j’en goûte chaque page, comme cet éloge de l’humour après le drame :

« En tant que Chinois, je ne pense pas qu’une civilisation mérite ce nom tant qu’elle n’a pas passé de la sophistique à la non-sophistique, et fait un retour conscient à la simplicité de pensée et de vie ; je n’appelle pas sage un homme qui n’a pas progressé de la sagesse de la science à celle de la folie, qui n’est pas devenu un philosophe souriant, éprouvant d’abord la tragédie de la vie, ensuite sa comédie. Car nous devons pleurer avant de pouvoir rire. De la tristesse sourd la conscience, et de celle-ci le rire du philosophe, avec la bonté et la tolérance pour tous deux. » (L’importance de vivre, Picquier Poche, page 40)

COMMENTAIRES

1. Le jeudi 20 mai 2010 à 23:40, par mattD

pas tres zen en tout cas le gaspard

2. Le vendredi 21 mai 2010 à 17:43, par mathieu

films imbuvables, noé fait dans la provoc systématique ses films ne sont meme pas beaux juste crispants. la scene de viol de Irreversible ca apporte quoi franchement ?

3. Le vendredi 21 mai 2010 à 21:29, par manue

ca m'ennuie cette fascination qu'on certaines personnes avec le monde de la dope et tout ce qui va avec. seulement ceux qui ne connaissent pas ce monde veulent en parler. pour ceux qui le vivent tous les jours, c'est juste ca: le vide, la mort.
mais enfin bon, les intellos resteront toujours fascines par ce qu'ils ne vivent pas et continueront de rendre une merde romantique.
quand a la romantization que l'esprit de l'ouest projette sur ces si gentils buddhistes et autres zennerie, c'est bien jolie dans les livres, mais de vivre avec dans la vie de tous les jours est bien autre chose. comme les boudhistes aiment a dire, il a y le monde de l'ultime, et le mondain. vivant depuis maintenant 4 ans dans le monde reputer etre tranquille des buddhistes/hindu (je suis au nepal qui est un melange des 2), je vois bien ce que cette philosophie donne dans le vie de tous les jours. et c'est pas jolie jolie, sauf sur la carte postale.

il a le monde du touriste qui passe et peut se permettre d'idealiser dans de jolis textes, et il y a vivre a long terme, ou on doit bien un jour ou l'autre se reveiller a une cruelle realite. ya l'asie romantique, et ya l'asie de tous les jours. les textes demeurent de jolis textes, la realite bien plus difficile a vivre.

mais bon, j'espere que j'ai assez pleurer, et que comme une sage je peux commencer a en rire.

au plaisir de vous lire a nouveau Mr Aymeric:)

4. Le dimanche 23 mai 2010 à 18:42, par aymeric

hello manue !
a propos de noé et de la dope, j'ai cru comprendre en regardant certaines interviews qu'il était lui-même consommateur (de champignons, entre autres...). Je pense donc qu'il s'y intéresse d'assez près et qu'il ne s'agit pas simplement d'une fascination lointainte d'intello

Ce que tu dis de l'Asie m'a fait rire, et je suis assez d'accord avec toi. Je serais d'ailleurs tres curieux que tu développes un peu cette notion de quotidien cruel au Népal... On imagine aisément, et en même temps ca donne envie d'en savoir plus

5. Le mercredi 26 mai 2010 à 10:55, par manue

jespere bien que ce monsieur faisant un film sur le monde de la drogue connait un peu la realite de ce monde. il y a deja assez de gens qui ecrivent ou font de "l art" sur des sujets dont ils ne connaissent rien, assez pour sufisament de confusion pour quelques centaines d'annees a venir. ya qua regarder nimporte quel journal televise pour voir la confusion que tout cela creer.

a propos de la cruaute que je vois dans l'esprit asiatique. tres interressante cette question Monsieur. un sujet qui me fascine depuis mes 4 annees journalierement. ceci sont quelques pensees, qui peuvent paraitre un peu generalisees, mais qui sont mes observations actuelles.

pour moi c'est une cruaute de l'acceptation, du non dit, de la repression, de la generalisation de tout. les choses sont commes cela alors, ben on accepte. "que faire" comme ils disent ici. on accepte, tout, du moment que cela ne derange pas l'ordre social. le texte que tu cite parle tres bien de l'esprit de l'ouest vue pas l'asiat. oui, comme si l'ouest se depasse en permance. l'ouest aime le grandiose, l'emotion partagee , l'expression de l'individu est jugee importante. l'ouest dit tout et n'importe quoi, dans le plus grand bruit.
l'est ravale tout, garde tout a l'interieur. l'est est silence.

exemple concret:
parlant a un garcon de 20 ans, confiance gagnee apres 2 ans de presence de ma part. il me raconte ses histoires de filles, normal pour un garcon de 20 ans. je lui demande:
"mais tu parle de ca a personne?"
"ben non, pourquoi? c'est ma vie"

l'asie primordie le sens familiale, du moment que personne dans la famille ne sache quoi que ce soit sur les autres membres de la famille.
l'ouest lave son linge sale a la tele.

pourtant l'asiat se depasse d'une toute autre maniere. la philosophie asiat se depasse dans la repression totale de l'individu a etre une entite en elle meme. le monde est maya, illusion, maya qu'il ne faut surtout pas deranger. pour ne pas deranger maya, il ne faut surtout faire aucune vague. le role de l'individu n'existe que pour preserver maya, meme si le coup est une mort tres lente de toute volonte individuelle. du moment que l'ordre social est respecte, du moment que rien ne change, tout va bien, mais surtout, ne faisont aucune vague.
bien entendu, l'ouest a aussi ses regles sociales, mais elles semblent relativement plus souples et ouvertes aux changements que les asiats. pour le mielleur et pour le pire. meme si l'asiat critique l'ouest pour sa "liberte", le fin fond de la realite est souvent une jalousie face a cette liberte. oui, mais voila, la liberte ca se merite, et a de lourdes consequences.
autant que l'ouest envie la tranquilite, l'acceptation silencieuse de l'esprit asiat.
cette liberte, qui offre a l'ouest son plus jolie cadeaux, c'est a dire l'esprit de creativite.
l'est ne fait que de copier, pour la plupart.

soyons honnetes. quest ce que la plupart des momes autour du monde ecoute comme musique ou regarde a la tele? des films et musiques venant du champion de la liberte, c'est a dire usa (que tout le monde deteste bien sure;) d'ou vient la grande partie de la technologie qui fait rever l'enfant du monde? beaucoup de l'ouest.

ce sujet pourrait etre developpe tres loin. la responsabilite de l'individu face a la societe, la repression totale des emotions: positif ou negatif. la psychologie et le developement de l'individu. le modele familiale/marriage dont sort une societe.

le developpement d'une societe est un reflet du developpement individuel. il n'y a pas de miracle, pas de secret. la societe si conservatrice du nepal se casse completement la gueule, tout comme le vieux modele indien, qui change tres rapidement, allant, ben dans la direction de l'ouest. lire les critiques des penseurs modernes indians de leur societe est un pur regal.

en meme temps l'asie influence beaucoup de penseurs de l'ouest. est ouest, un echange qui fait tourner le monde depuis la nuit des temps. (yavais blake ou yeast qui avait une superbe poeme sur cela que je ne peux retrouver)

comme toi, je comprends ce desir de detachement face a l'obsession de l'ouest avec l'individu et ces mas tu vu "MOI" j'existe et je me fous du reste, allant jusqua ce que certains nomment une pornographie emotionelle, mais je vois aussi que l'autre cote du miroir contient ces propres questions (puisqu'ici il n'y a pas de problemes, seulement des questions).

un equilibre du juste millieu est et ouest (generalite/detail ou esprit/science ou encore vie/mort pour de simples metaphores), cet equilibre serait mon ideal de philosophie.

voila pour un premier jet de pensee. vous etes un connaisseur de l'esprit japonais, un modele tres different de celui que je vis au nepal/inde. pourtant c'est bien l'esprit asiatique. des differences qui nous fascinent et nous challenge dans nos modes de pensees. et c'est bien pour cela que l'ouest reste fascine par l'asie, et vice versa.
une rencontre de differences, qui nous forcent a nous depasser tous ensemble.

je pense que de s'imaginer les choses, restent tres different de vivre les choses. comme de prendre une drogue, n'est absolument pas la meme chose que d'y penser.
dans le fond, l'ouest est tout aussi cruelle, juste beaucoup plus ouvertement, presque grossierement, alors que la cruaute asiatique reste plus fine, parce qu'un mensonge parfaitement dissimule derriere le plus jolie des sourire.

merci de votre question, qui me force a commencer de mettre quelques mots sur un sujet qui continue de me fasciner:)

de kathmandu, sur un clavier sans accent, et de grosses lacunes en ortographe francais.

6. Le mercredi 26 mai 2010 à 18:41, par aymeric

Ce dont tu parles, je l'ai aussi ressenti au Japon. La pression sociale est bcp plus forte - réussite scolaire, conformisme, codes sociaux, etc... Cependant cela permet curieusement une fantastique libération artistique: il n'y a qu'à voir les mangas (dont bcp de mes eleves en lycée à la courneuve sont fans). Colère, passions, délires s'expriment sur papier, sur pellicule, sur toile, et pas besoin pour ça du culte de l'extériorisation comme en Occident.
(D'ailleurs la France, en comparaison, produit me semble-t-il un cinéma plus fade que le cinéma asiatique, alors même qu'il se veut le parangon de la sensibilité et de l'intelligence)

7. Le mercredi 26 mai 2010 à 18:57, par manue

c'est vrai que l'on ne peut pas comparait le japon et l'inde. le japon, en effet tres creatifs m'attire, pour l'architecture zen et la bouffe.
le cinema indien fait de sublime films si on tris parmis les daubes de bollywood.
quand aux francais. ils croiront toujours qu'ils sont les meilleurs, comme le reste du monde d'ailleurs.

8. Le mercredi 26 mai 2010 à 19:00, par aymeric

d'ailleurs, est-ce que je me trompe en disant que les Indiens cultivent moins le culte de l'introspection, de la retenue, du non-dit que d'autres peuples asiatiques ?

9. Le mercredi 26 mai 2010 à 19:39, par manue

um. je dirait que l'indien est en generale particulierement reprime, meme frustre.
par contre pour comparer les niveaux de non dis et autres parmis des peuples, comment faire?
la realite de millions las bas, cest encore de mettre un grain de riz sur la table. mais bon, faut surtout pas parler de cela, parce que "tout va bien" donc "t'inquiete pas". les 5% qui s'en sortent, ne sont aucunement responsables d'aider les autres, puisque c'est leur karma. donc tout va bien, pas besoin d'introspection, dieu prends soin de tout:)

10. Le jeudi 27 mai 2010 à 12:56, par aymeric

j'aime bien cette ironie vis-à-vis de la mauvaise foi religieuse !
En ce moment j'ai pas mal d'élèves d'origine sri lankaise, et je suis frappé par leur grande douceur...

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