La littérature sous caféine


dimanche 5 septembre 2010

L'angoisse du dimanche soir


Olivier Adam et Luc Blanvillain
envoyé par franceinter. - L'info internationale vidéo.

J’ai pris l’habitude de lire chaque roman d’Olivier Adam depuis que son recueil de nouvelles Passer l’hiver m’avait fait forte impression – je l’avais trouvé d’une surprenante densité émotionnelle. Depuis, il a rencontré un succès croissant avec des textes plus amples, des romans graves et sensibles. La qualité de l’écriture est toujours là, mais on y perd en tension romanesque à mon goût (je n’ai même pas fini ma lecture de A l’abri de rien). Je ne peux pas m’empêcher de penser à Maupassant, génie du texte court mais plus à la peine dans le roman (je m’apprête cependant à lire Fort comme la mort, le dernier roman de l’auteur de Bel-Ami, dont le titre m’ensorcelle).

J’achève ma lecture de l’avant-dernier livre d’Olivier Adam, Des vents contraires (Editions de l’Olivier, 2008 / Points, 2010) (le narrateur retourne dans la ville de son enfance, Saint-Malo, après la disparition de sa femme...), et je suis frappé par la permanence de certains thèmes obsessionnels comme ceux de la dépression, de l’absence, de la rupture… A cet égard, Olivier Adam mériterait davantage que Houellebecq encore le qualificatif de romancier dépressif (ce n’est pas un défaut, loin s’en faut). Les plus belles pages sont presque systématiquement consacrées à la tristesse, à l’angoisse, aux sentiments d’échec et d’absurde, à l’absence d’espoir, à l’alcool et à la solitude.

Une page m’a fait sourire : celle qui parle de l’angoisse du dimanche soir, une angoisse largement partagée, et que je connaissais, de manière aigüe, collégien – j’ai la chance d’en être débarrassé depuis que je ne travaille plus le lundi…

« La sourde angoisse des dimanches soir est retombée sur tout ça comme un voile. Ca ne m’a pas alarmé. Le lendemain l’école reprenait et ce serait mon premier jour, c’était même rassurant d’être pris à la gorge par un sentiment si familier, identifiable et dont on connaissait la source. Une sensation qui vous remontait de l’enfance, en pyjama les cheveux mouillés on dînait devant la télévision, après les frites du samedi midi les hot-dogs du soir et le rôti du dimanche le repas lui-même avait quelque chose d’austère et indiquait qu’on reprenait le cours des choses, devant notre assiette tout nous paraissait soudain rétrécir, nos poumons la dimension des pièces, le temps lui-même. Une tristesse diffuse nous collait aux pattes jusqu’au coucher et des années plus tard, alors même que je n’aurais plus à me rendre nulle part, ni dans aucun bureau ni dans aucune classe, alors que rien de précis ne permettrait de différencier le lundi du dimanche, le même sentiment me viendrait, d’air raréfié et de ventre noué. » (p 41).

Une phrase, plus loin, m’a particulièrement touché :

« Le concret nous cimente, le quotidien nous lie, l’espace nous colle les uns aux autres, et on s’aime d’un amour étrange, inconditionnel, d’une tendresse injustifiable et profonde, qui ne prend pourtant sa source qu’aux lisières. » (p 54)

J’aime cette expression d’ « amour étrange, inconditionnel », même si tout amour garde sa part d’étrangeté, bien sûr.

lundi 30 août 2010

"Abstraire la féminité, abstraire la masculinité..." (René de Ceccatty, Suicide Girls et pulsions libératoires...)



Dans son beau livre Aimer (Folio, 1998), René de Ceccatty met en scène les amours douloureuses du narrateur et d’un autre homme, Hervé, couple amoureux dont parle un troisième personnage, Harriet Norman, elle-même romancière, dans un dernier ouvrage encore non publié… Ces chassés-croisés de sentiments et de regards littéraires sont prétextes à délicates digressions sur le désir, le temps qui passe, l’écriture. J’aime en particulier la page suivante, qui propose plusieurs hypothèses pour comprendre l’intérêt qu’une romancière peut trouver à décrire les amours entre hommes :

« Les romancières qui décrivent les amours d’hommes entre eux ne le font ni par excentricité, ni par voyeurisme, ni par misogynie, ni par masochisme. Elles veulent aussi abstraire leur féminité ou la détruire, parfois elles vénèrent le corps masculin et craignent qu’un regard de femme, trop narcissique, ne trouble cette masculinité vénérée, parfois encore elles voient dans cette relation idéale (…) à la fois une façon de désincarner l’amour (…) et une façon de clamer la fatalité de la solitude : entre deux hommes privés du soutien social, des valeurs familiales de la procréation, de l’éducation, du foyer, le lien est fragile, en dehors de situations particulières comme le monastère, l’armée ou les collèges anglais précisément. Abstraction et solitude : tels devraient être les principes qui avaient animé Harriet Norman, quand elle s’était intéressée à ma « liaison » pour en faire son dernier roman. » (Aimer, Folio, p 116).

Je ne me trouve pas dans cette position romanesque ; en revanche il m’arrive assez souvent de prêter ma plume à une voix féminine (c’était le cas dans Azima, pour trois personnages sur cinq, et c’est le cas dans Suicide Girls, pour une bonne moitié du livre). Je me demande parfois quel peut être le ressort d’un tel investissement littéraire, et beaucoup de lecteurs se le demandent d’ailleurs, notamment des femmes, qui s’en étonnent : « Comment fais-tu, en tant qu’homme, pour te mettre dans la peau d’une femme ? On dirait vraiment que c’est une femme qui parle… »

Je n’ai pas tellement d’autre réponse à apporter qu’en évoquant la fameuse dichotomie rationalité masculine / sensibilité féminine, évidemment réductrice, en vertu de laquelle je laisserais parler, grâce à mes « voix féminines », cette partie de moi-même habituellement refoulée (elles y gagneraient une force proportionnelle à la force de refoulement qu’elles auraient auparavant subie).

Mais je pense qu’il s’agit en fait d’une dimension plus radicale, moins convenue qu’un simple jeu sur le genre sexuel : je fais sans doute jouer dans cette projection le simple plaisir de me représenter dans une peau « autre » - la pulsion libératoire est bien sûr d’autant plus puissante que le personnage est éloigné de mon propre « personnage social » et qu’il évite de cette manière un certain nombre de résistances psychiques. Le sexe ou la sexualité de ce masque littéraire ne représentent qu’une des dimensions possibles de ce jeu…

mardi 24 août 2010

L'Histoire de France vue du Japon (Michaël Ferrier, Sympathie pour le fantôme)



Rentrée littéraire 2010 (2)

Voici l'article que je publie dans le prochain numéro de la Revue Littéraire à propos de la sortie du nouveau livre de Michaël Ferrier, Sympathie pour le fantôme, aux éditions Gallimard (collection L'Infini) :

"Dans Tokyo, petits portraits de l’aube (Gallimard, L’Infini, 2004), Michaël Ferrier s’appliquait à évoquer la mégapole japonaise dans une prose fluide et légère. Le narrateur y décrivait des lieux, des personnages et des situations sans fil narratif précis, ni trame psychologique appuyée, attentif à capter de Tokyo comme une musique de fond, un rythme intelligent.

Dans Sympathie pour le fantôme, il reprend le dispositif et lui donne de l’ampleur. Virées nocturnes, projets littéraires, séminaires ubuesques… Le narrateur évolue dans un Tokyo rapide, lumineux, sensuel, résolument moderne, résolument mouvant. Il en profite pour réfléchir à quelques figures historiques et culturelles françaises qui, malgré leur statut marginal, ou bien grâce à lui, représentent mieux que d’autres un certain peuple français : « Ce sont eux qu’on a enlevés de l’Histoire ou qu’on n’y a pas laissés entrer. Ce sont les oubliés du destin, les morts pour rien. (…) Ce sont des gens comme toi et moi, et en même temps de grandes figures de la rébellion : à eux trois, et chacun dans des domaines différents (le marché de l’art, la littérature, l’économie), ils ont fait entrer la France dans la modernité… » (page 80) On suit par exemple le destin d’Edmond Albius, jeune esclave noir du 19ème siècle qui par son sens inouï de l’observation découvre le principe de la fécondation artificielle de la vanille. Rien ne le prédestinait à briller, tout lui promettait l’anonymat et la réclusion. Et le voilà pendant quelques années déployant son génie dans les jardins des plus grandes familles, sous l’œil admiratif et jaloux des autres botanistes – ce qui le tirera pas de la misère, loin s’en faut.

Michaël Ferrier se livre par ailleurs à une vive satire du monde universitaire, ridiculisé par ses discussions épiques et sa frénésie de réunions. Il y a des pointes céliniennes dans ces descriptions de vieux professeurs et de vains débats. « Mameda est toujours à côté de Nezumi comme un chien fidèle. Tout ce que Nezumi dit, il le répète. Mentalité : mollusque. Il opine désespérément du chef, il branlotte sans fin du collet, en attendant son tour. » (page 131)

Pas étonnant que le narrateur se livre, dans le dernier chapitre, à un éloge de Thelonious Monk : « Ah, Monk… Faire par l’écriture ce qu’il arrive à faire en musique… Il bouscule tout, la mélodie, le rythme. Perturbation radicale… Il ferme les yeux, respire et plonge, transperce, sillonne, déraille puis revient… » (page 257) Il y a du jazz, en effet, dans l’écriture de Michaël Ferrier. Digressions fantaisistes, mots rapides, notes enjouées… Goût pour le jazz que partage d’ailleurs Philippe Sollers, dont on sent l’influence ici par certains thèmes de prédilection (celui du Temps, grande affaire littéraire, le Temps dans lequel plonger pour en faire ses délices…), mais aussi par ce ton brillant et primesautier, discrètement satirique, truffée de dialogues incisifs et faussement nonchalants, très ironiques vis-à-vis de l’époque actuelle, accusée de se laisser dominer par un sentiment d’urgence vide, un terrible esprit de sérieux, l’oubli de la vie, la vraie, c’est-à-dire l’attention aux corps, à la musique…

Michaël Ferrier fait l’éloge de quelques fantômes qui ont marqué l’Histoire de France, et la font encore, mais il n’est pas un fantôme, lui, constamment en alerte, la plume vive et le sourire aux lèvres, mi-moqueur mi-jouisseur."

mardi 27 juillet 2010

Faire l'amour : travail ou farniente ? (Guyotat / Trinh Thi)



Une page m’a particulièrement frappé dans le livre Explications, de Pierre Guyotat :

« Le texte que j’ai fait pour le spectacle chorégraphique de 1997, (…), je l’ai vraiment écrit, je l’ai prononcé certains soirs avec une très grande violence, dans un mouvement de révolte contre la sexualité, quelle qu’elle soit, contre la fatalité sexuelle. Cette obligation à la sexualité qu’il y a en l’homme, c’est une des tâches les plus terribles de l’homme, à mon avis, contrairement à tout ce qu’on dit, bien entendu. C’est une hantise, une obsession. (…) Dans Progénitures, le peuple apparaît comme soumis à cette obligation-là. On y voit des figures contraintes, obligées de forniquer comme on bêche, dans ces bordels-là ; après, on entre et on refornique dans le foyer. C’est sans cesse qu’on travaille… il y faut beaucoup de semence, vaine dans le ou la putain, utile dans l’épouse. » (page 42)

Je n’avais jamais vraiment réfléchi à cette vision possible de la sexualité comme labeur, comme malédiction – sauf bien sûr dans le cas du viol ou de la prostitution. Cela m’a laissé d’autant plus songeur que je venais de terminer ma lecture du livre imposant de Coralie Trinh Thi (l’actrice porno française qui a participé à l’adaptation cinématographique de Baise-Moi, de Virginie Despentes), La Voie Humide, vaste autobiographie (l’auteur est pourtant jeune) dans laquelle elle raconte sa carrière dans le X, ses amours, ses douleurs… Je ne m’attendais pas à ce niveau d’exigence littéraire. Plus de sept cents pages assez denses, parfaitement fluides, jamais naïves, ne donnant jamais dans le pathétique ou le sordide – et pour cause, Coralie Trinh Thi défend l’idée d’une sexualité épanouie possible dans la pornographie, et sa compatibilité avec une vie personnelle riche, excessive, sincère, ainsi qu’avec une réelle ambition artistique dont ce livre est le témoignage (l’auteur a-t-elle eu recours à un nègre ? Je ne pense pas, vue l’ampleur du projet…)

La qualité du livre tient à la succession, comme on s’y attend, de scènes savoureuses sur le milieu de la pornographie, mais aussi de longues et belles pages sur la profondeur de la sensualité, la recherche du bonheur, l’attachement amoureux… Ce livre n’a pas à rougir, je trouve, de la comparaison avec l’œuvre d’une des grandes prêtresses des journaux érotiques, Anaïs Nin, que j’évoquerai bientôt.

Extrait (à propos du tournage de Baise Moi) :

« La pression morale devenait insoutenable. La réprobation muette de tous les membres de l’équipe, avant chaque scène hard, augmentait en même temps que leur attachement à Karen et Raf. Elles leur avaient dit qu’elles étaient sorties de l’enfer du porno, qu’elles ne voulaient plus en faire, sauf pour Baise-moi… Mon malaise se précisait. Elles ne nous avaient jamais dit explicitement que le hard leur coûtait tant, qu’elles détestaient le faire, qu’elles trouvaient cela mal, et pourtant… Elles faisaient le film en dépit du hard, un sacrifice, un dommage collatéral, alors que c’était un de ses centres. Nous n’avions jamais envisagé de corrompre l’innocence, de manipuler ou de faire pression, d’arracher quoi que ce soit, comme certains réalisateurs s’en croient le droit. Ce film était possible avec elles, ces filles parfaites qui étaient aussi hardeuses. Mais travailler avec des professionnelles aguerries ne suffisait pas à garantir un rapport sain à la sexualité. On ne pouvait échapper à la culpabilité. » (page 512)

N.b. : je pars deux semaines en Australie… Reprise du blog mi-août !

jeudi 15 juillet 2010

Les obsessions des écrivains (Mathieu Simonet, Les Carnets Blancs)

Dans ses Carnets Blancs (Seuil, 2010), Mathieu Simonet raconte une expérience singulière : il a entrepris de disperser ses journaux intimes auprès de gens qui pourraient en faire ce que bon leur semblerait – les détruire, les manger, les peindre… C’était une manière de s’en débarrasser, de se couper de son passé, de s’en libérer, mais aussi de rendre ces carnets à une vie autre. Le corps du texte consiste en notes, en extraits de lettres et de mails dans lequel Mathieu Simonet rend compte, de près ou de loin, de cette expérience.

Dans l’avant-propos il essaye de définir le fantasme présidant à l’écriture de ce livre :

« Des histoires de coïncidences surgissaient au milieu de ces initiatives. Certains participants me dévoilaient leur rapport à leurs journaux intimes. D’autres interprétaient mon geste, me parlaient de ma mère, malade d’un cancer, avec laquelle j’apprenais, en parallèle de ce projet, à imaginer l’après. On me parlait de mon père, de ses problèmes psychiatriques, de l’éclatement de sa personnalité et de l’éclatement de mes carnets.

Je ne sais pas s’ils ont raison.

Quatre ans plus tard, à l’heure où j’écris cet avant-propos avec un certain recul, un recul qui reste très fragile, presque à vif, je crois que ce geste « s’explique » par mon fantasme de construire sur l’éclatement. Sur mon désir de réunir les opposés, les objets cassés, les photos déchirées
. » (page 13)

Nul doute qu’à l’origine de tout geste artistique il y ait ce genre de fantasme, dont on découvre progressivement la teneur à mesure que s’accomplit l’œuvre. La lecture de ce livre m’a fait demander quelle pouvait être ma propre obsession… Si chaque livre répond à un fantasme particulier, il devrait être possible également d’identifier une ou plusieurs images hallucinées présidant au fait même d’écrire pendant toute une vie. Dans mon propre cas, s’agirait-il non pas comme Mathieu Simonet de « construire sur la dispersion », mais de prendre le mal par la racine ? D’éclaircir l’ombre ? De tirer vers la lumière tout ce qui dans l’existence vous attire vers les abîmes ? J’ai tendance à écrire des livres sombres, c’est vrai, mais avec le fantasme qu’on puisse trouver un sens lumineux aux pires angoisses.

Une autre de mes tendances seraient de fantasmer la notion d’effacement. Je suis d’ailleurs en train d’y réfléchir dans un long texte dont j’aurai sans doute fini l’écriture cet été…

vendredi 9 juillet 2010

Colette, ma bible en amour et botanique



Des années maintenant que je suis jaloux de Colette. Chacune de ses phrases m’envoûte par la richesse de son vocabulaire, son arrogante préciosité, sa connaissance vertigineuse du cœur humain, des intrigues de couple et des émotions si fortes et raffinées que nous procurent les mondes animal et végétal. Ses romans, ses chroniques relèvent souvent de cette prose poétique à côté de laquelle toute autre fiction paraît fade. Et son art du croquis psychologique et moral, ponctué de savants aphorismes sur la séduction, vaut bien celui des grands moralistes français.

J’achève tout juste ma troisième lecture de ce qui me paraît être son grand chef-d’œuvre, Le Pur et l’Impur, livre d’une certaine maturité sentimentale dans lequel elle dresse le portrait de séducteurs prestigieux et de hautes figures de l’homosexualité (féminine ou masculine). Le style, précieux, maniéré, grandiloquent par moments, peut sembler daté, mais il ne rend que plus impressionnant ce véritable petit traité du cœur humain, cette évocation poétique des hypocrisies, manipulations, faux-semblants, flamboyances de l’amour sous toutes ses formes.

Je commence à avoir une vue d’ensemble de l’œuvre – pour l’instant je n’en gardais qu’une impression touffue – et j’ai le sentiment de parvenir à réduire quelque peu le mystère qu’il représentait jusqu’à maintenant pour moi (ce qu’on appelle un chef-d’œuvre réside d’ailleurs peut-être dans une densité particulière, une complexité qui oblige à y revenir de nombreuses fois pour que les choses s’éclaircissent…)

Exemple de petit bijou littéraire, cette évocation des « êtres au sexe incertain » :

« La séduction qui émane d’un être au sexe incertain ou dissimulé est puissante. Ceux qui ne l’ont jamais subie l’assimilent au banal attrait des amours qui évincent le principal mâle. C’est une confusion grossière. Anxieux et voilé, jamais nu, l’androgyne erre, s’étonne, mendie tout bas… Son demi-pareil, l’homme, est prompt à s’effrayer, et l’abandonne. Il lui reste surtout le droit, même le devoir, de ne jamais être heureux. Jovial, c’est un monstre. Mais il traîne incurablement parmi nous sa misère de séraphin, sa lueur de larme. Il va du penchant tendre à l’adoption maternelle… » (Le pur et l’impur, Livre de poche, page 71)

dimanche 4 juillet 2010

L'art de la relecture



Les livres, il est assez rare que je les relise (faute de temps, principalement ; il est déjà difficile, voire impossible, de lire ne serait-ce qu’une fois tout ce qui mériterait de l’être). A quelques exceptions notables, cependant :

- La Recherche du Temps Perdu, de Marcel Proust, que j’ai déjà lue deux fois et que je m’apprête à relire parce que j’ai le sentiment à la fois d’en avoir oublié l’essentiel, et de pouvoir en goûter vraiment les beautés maintenant qu’à trente-cinq ans je commence à avoir accumulé du bagage littéraire.

- Le plus beau livre de Colette à mes yeux, Le pur et l’impur, auquel je reviens souvent parce que ses phrases chargées de formules et de sensualité m’hypnotisent, en dépit de leur côté vieilli (j’y reviendrai bientôt).

- Certains classiques dont une lecture adolescente ne m’avait laissé qu’un souvenir très vague (dans deux genres très différents, Madame Bovary ou Last Exit pour Brooklyn).

J’entre d’ailleurs dans un âge où la relecture devient un art, et notamment la relecture des livres parmi les premiers lus – tous ceux qui nous ont laissé une impression forte, et même écrasante, mais dont on se doute que l’effet de surprise et de découverte absolue, à un âge où certains enjeux littéraires nous échappaient, brouillait notre lucidité.

Il y a par exemple deux livres que j’ai dévorés au collège, et que je me suis promis de relire prochainement : La Nausée de Sartre, qui m’avait inspiré un exposé en classe de sixième à propos de l’horreur du narrateur devant « l’épaisseur des choses » (sa propre main, la racine d’un arbre dans un parc…), premier éblouissement au contact de la littérature mâtinée de philosophie. Et Les Trois Mousquetaires, qui m’avait embarqué dans une lecture passionnée, sans répit, le genre de lecture dont on est nostalgique, adulte.

Sans pouvoir le justifier vraiment, j’ai le pressentiment que je serai déçu par ma relecture du premier, et enchanté par celle du second… Peut-être l’envie de jouer un peu à l’enfant ?

jeudi 24 juin 2010

Faut-il épuiser la substance de ce que l'on est ? (Pierre Guyotat, Explications)



J’exprimais récemment le plaisir que j’avais eu à lire chez Stephen King l’idée qu’il y ait un nombre infini de « portes » dans l’imaginaire humain – j’aimais cette idée parce qu’il y a quelque chose d’encourageant et même d’exaltant dans cette intuition pour un auteur. Cependant je viens de lire une page du beau livre de Pierre Guyotat, Explications (dans ce long entretien avec Marianne Alphand, récemment réédité chez Léo Scheer, l’auteur revient notamment sur les principes qui régissent son œuvre et nous donne quelques précieux aperçus biographiques et philosophiques), page dans laquelle il exprime l’intuition inverse – encore qu’il ne s’agisse pas exactement de la même chose, King évoquant l’imagination lorsque Guyotat parle plutôt de la substance de l’écrivain lui-même (dans quelle mesure les deux se recoupent-elles ?) :

« Le drame, au sens théâtral, de l’artiste, c’est qu’il tire de lui-même sa matière, et il tire, il tire jusqu’au jour où il se peut qu’il n’y ait plus rien, et il le sait et il le craint tous les jours. C’est d’une certaine façon, là aussi, un rêve, un désir très fort de disparaître par extinction de matière, extinction de lumière. Toute œuvre d’ampleur produit sa naissance, sa vie et sa mort. En même temps qu’on pense et qu’on désire aller plus loin, donc perfectionner la machine, on désire y disparaître, c’est-à-dire crever avec la chose. » (Explications, page 48)

Très belle image que celle de l’artiste s’engloutissant en quelque sorte dans sa propre œuvre, se vidant complètement en elle et par conséquent disparaissant au monde. Image à la fois romantique et très moderne, dans laquelle je me reconnais finalement davantage que dans celle de King, même si elle reste moins séduisante à accepter. Disons que j’ai tendance à penser comme Guyotat, mais que j’aimerais tendre vers une conception plus proche de celle de King. Balançant entre la peur de l’épuisement de soi-même (pourtant présenté par Guyotat comme un idéal) et le rêve d’une fécondité toujours plus généreuse…