La littérature sous caféine


samedi 29 mai 2010

La littérature du bonheur (Benoît Duteurtre et la poétique du charme)



Je passe un temps fou dans les cafés – d’une certaine manière, ils sont ma demeure, dispersée d’un bout à l’autre de Paris… Et j’ai remarqué combien chaque établissement menait une politique identifiable en termes de recrutement : les mois défilent, les serveurs se suivent et se ressemblent… La plupart des cafés proposent chaque fois le même modèle. Dans l’un, ce sont des types secs et vieillissants ; dans l’autre, de jolies filles de vingt-ans ; dans le troisième de belles trentenaires d’un mètre soixante, solidement charpentées. Je ne sais pas si les patrons sont conscients de leurs choix, je serais très curieux d’en parler avec eux.

Peut-être eux-mêmes établissent-ils des typologies de clients ? J’ai d’ailleurs repéré quelques clients obsessionnels des cafés du Marais, comme ce vieil américain, l’air un peu triste, perdu dans une grande gabardine de feutre beige, dévorant la presse avec inquiétude et nostalgie. Je pense qu’il m’a repéré, de son côté…

Toujours est-il que cette vie dans les cafés, menée depuis quatre ans maintenant, a sans doute influencé mon goût récent pour ce que j’appelle « la littérature du bonheur », tous ces livres à l’écriture paisible et contemplative, faisant le bilan d’une existence ou le portrait d’une famille, d’une ville, d’une époque, à distance raisonnable, et privilégiant la sage observation, la dissection des choses et des sentiments, le mot juste posé sur les sensations, les couleurs et les notes.

Il y a Colette, bien sûr, la merveilleuse Colette dont j’aimerais connaître par cœur certains des livres ; Proust dont les descriptions de paysages, de fleurs ou de tableaux restent sans équivalent ; et mille petits livres moins ambitieux mais parfois tout aussi touchants, parmi lesquels l'avant-dernier livre de Benoît Duteurtre, Les pieds dans l’eau, retraçant l’histoire de sa famille depuis l’accession d’un de ses membres, René Cotty, à la présidence de la République française. Atmosphère douce et nostalgique dans ces pages où l’auteur évoque son enfance normande, entre les usines havraises et les falaises d’Etretat, et tous ces étés qu’il a passés, et qu’il passe encore, sur les galets près de l’aiguille creuse.

J’ai d’autant plus été sensible à ce livre que j’ai moi-même grandi au Havre, connu Etretat, et que j’ai toujours autant de plaisir à retrouver les plages sévères et charmantes de Normandie. J’ai beaucoup aimé la prose complice et tendre de Duteurtre, sa chronique familiale ironique mais sans méchanceté. Et j’ai souri lorsque j’ai noté la fréquence du mot « charme » sous sa plume, un mot que je finissais par guetter et souligner (il y en a beaucoup, des auteurs qui reviennent sans avoir l’air de s’en rendre compte vers des expressions fétiches, comme Houellebecq qui ne peut s’empêcher d’écrire le mot « pénible » toutes les dix pages environ – ce qui me fait toujours rire).

« Devenu parisien, je compris soudain, pleinement, l’attrait des fraîcheurs normandes. Quand j’habitais au Havre, où le vent soufflait trop fort, je rêvais de contrées ensoleillées. J’avais passé quelques séjours étouffants à Aix-en-Provence, errant dans les rues brûlantes en me persuadant d’y prendre du plaisir… Depuis mon installation dans la capitale, je m’avisais que cette côté du pays de Caux, qui s’étend du Havre à Dieppe, était pour moi le plus aimable des rivages. J’aimais de plus en plus ses falaises tombant à pic, son eau grise ou turquoise au gré du ciel changeant, ses plages en pente raide, si bien adaptées aux plaisirs de la nage. A peine éloigné de cette région, il m’apparut même que j’adorais ces grands bains salés qui, enfant, me paraissaient détestables. » (Les pieds dans l’eau, Folio 2010, page 142)

lundi 10 mai 2010

Ce qu'on lit de soi chez les autres (Fabrice Humbert, L'Origine de la Violence)



Ce n’est pas tous les jours qu’on se reconnaît dans un chapitre entier de roman, phrase après phrase, avec le sentiment non seulement d’avoir pu écrire tout ce qu’on lit, mais même d’en avoir eu le projet.

Le roman de Fabrice Humbert, L’origine de la violence (Editions du Passage), très remarqué par la critique et le public en 2009, fait partie de ces textes qui m’ont fortement marqué les semaines dernières. Outre l’intrigue rondement menée (le narrateur croît identifier son père sur une photo prise dans un camp de concentration nazie, et découvre progressivement un pan caché de l’histoire de sa famille) et des pages magnifiques sur les tragédies collectives ou individuelles (certains chapitres ont la vivacité, la splendeur cruelle de Maupassant), c’est le personnage du narrateur qui m’a bouleversé.

Jamais je ne m’étais senti si proche d’un auteur, à la fois dans cette part de lui-même qu’il laisse transparaître (pour autant que l’on croit percer à jour certaines données biographiques dans le déploiement de la fiction) et dans l’approche du travail littéraire qu’il propose.

Le premier chapitre de la deuxième partie, notamment, m’a saisi :

« La violence ne m’a jamais quitté.
Je suis l’homme le plus gentil du monde. Avec mes élèves de sixième et de cinquième, au lycée franco-allemand, je suis l’homme le plus doux qui soit. En plusieurs années d’enseignement, je crois ne m’être jamais mis en colère. Ils me font rire et je les trouve incroyablement touchants et drôles, si merveilleusement enfantins, juste avant le grand départ de l’adolescence qui va les perturber pour des années. Dans la vie courante, je suis calme, presque lymphatique, marchant lentement dans la rue, le nez en l’air, comme un benêt
.

Mais l’envers du décor, c’est l’autre homme. Celui qu’un mot agresse, qu’une élévation de la voix inquiète, met sur ses gardes, comme un animal. Celui qu’un geste trop brusque du bras alerte. Celui qui se réveille le matin plein d’angoisse et qui doit organiser ses pensées pour faire le bilan de sa vie et déclarer : « Il n’y a aucun motif d’inquiétude, calme-toi. » » (L’Origine de la violence, Livre de Poche 2010, page 169)

Je ne cite que ce passage, mais j'aurais pu reproduire le chapitre entier. Bien sûr, je ne pourrais reprendre à mon compte chaque détail (je suis à la fois plus colérique dans la vie quotidienne, et moins hanté par la question de la violence). Mais ce partage que le narrateur opère entre deux pans de sa personne, celui de la douceur et celui de l’obsession de la brutalité, ce partage-là je pourrais le revendiquer. J’en ai fait l’objet de certains écrits (non publiés), et Suicide Girls abordera d’ailleurs ce thème.

Le plus troublant est dans ce qui suit :

« J’ai tenté autrefois d’écrire un livre sur l’assassinat d’une jeune fille, dans une cité de banlieue. Comme on le voit, je suis spécialisé dans les histoires riantes. Pour diverses raisons, ce livre fut un échec et je l’abandonnai. Mais je me souviens très bien de l’obsession qu’était devenue pour moi, ainsi que pour le personnage principal, cette jeune victime, comme si nos vies se jouaient dans l’exhumation romanesque de ce corps adolescent, alors même qu’il s’agissait d’une parfaite invention, que je n’avais même pas pris pour appui un fait divers. Mais mon esprit – et plus encore celui du personnage que j’avais créé – ne vivait plus que pour ce fantôme, ce tissu de songes au corps détruit. » (Page 170)

Ce roman qu’il n’a pas écrit, je l’ai écrit ! C’est Azima la Rouge… Le meurtre a été remplacé par le viol, mais il semble que les alchimies créatrices aient suivi des chemins comparables. Nul doute que cette Origine de la violence (beau titre) va m’inciter à pousser plus loin l’exploration de cette piste romanesque, du moins m’encourager à plus de lucidité encore… En attendant d’écrire un jour un grand livre heureux, comme ce devrait être le rêve de tout écrivain !

mercredi 19 novembre 2008

Que signifie le style dans un roman ? / Proust est un auteur comique



Jeudi dernier, au cours de cette conversation près de la photocopieuse dont j'ai déjà parlé, la grande poétesse du lycée de la Courneuve (sans ironie de ma part !) a évoqué la question du style dans le roman : pour elle un roman n'a de valeur que s'il a du style, et je me suis demandé ce que ça voulait dire, au fond, que le style pour un roman.

Car la volonté du style à l'état pur, le style pour le style, tout cela ne relève-t-il pas plutôt de la poésie ? S'il était possible de quantifier le niveau du style dans un écrit, sans doute y aurait-il comme une proportion de style au-delà de laquelle on entrerait dans la poésie en prose...

(D'ailleurs, au passage, j'ai tendance à voir en Joyce un poète plus qu'un romancier)

Tout ça pour dire, non pas que le style dans le roman soit une vulgaire donnée quantifiable, mais qu'il n'est sans doute pas non plus l'unique dimension à privilégier, à la fois pour le travail d'écrivain et pour celui de critique. On a beaucoup critiqué l'antithèse fond et forme, mais elle permet de clarifier pas mal de choses je trouve.

Le style pour moi dans le roman serait plutôt un ensemble de traits d'écriture particuliers à l'écrivain, du plus petit tic verbal à la structure générale de l'oeuvre, en passant par la longueur des phrases, la coloration du vocabulaire, le mélange des tonalités... Autant de choses qui s'allieraient à une vision (distincte du style à proprement parler) pour la compléter, l'affiner, la rendre problématique, etc...

Conception parfaitement banale, me direz-vous, et même ringarde, mais quand je relis par exemple l'oeuvre de Proust, j'ai du mal justement à ne pas faire le dinstingo : d'une part cette écriture si particulière, somptueusement ramifiée, précieuse et percutante à la fois, d'autre part l'incroyable satire sociale, la plongée vertigineuse dans la quête du narrateur, l'exploration d'un art romanesque en train de se construire...

J'ai d'ailleurs eu envie de relire La Recherche du Temps Perdu pour la troisième fois quand je suis tombé sur quelques pages de Guillaume Dustan se moquant de lui : "Il nous faut des auteurs vivants !" nous disait-il en substance. "Arrêtez de nous bassiner avec Proust !" Son ras-le-bol me rappelait les railleries, très drôles, de Céline contre les infinis raffinements de la star des salons.

Cette fois-ci je vais piocher les volumes dans le désordre, et je viens de (re)commencer Un Amour de Swann. Ce qui m'a tout de suite frappé, c'est la force de l'attaque, malgré le climat doucereux des cercles parisiens, et la force de la satire, dès la première page. Je me suis souvenu que Proust était un auteur très drôle, contrairement à ce que son extrême finesse, son art de la description de toutes les douleurs pourraient nous laisser croire. A vingt-cinq ans, je me rappelle avoir eu des fous rires à certaines réparties de personnages... Et là, c'est en souriant qu'on se plonge dans les aventures mondaines du narrateur. Non, décidément, Proust ne s'est pas contenté d'avoir du style...

"Pour faire partie du "petit noyau", du "petit groupe", du "petit clan" des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : "Ca ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça!", "enfonçait" à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain." (Première phrase de Un amour de Swann).

dimanche 16 novembre 2008

Les tout petits livres (Sansal, Kessel, Giraud)



Dans ma bibliothèque, je classe les livres à la fois par zone géographique et par siècles. Mais j'ai d'autres rayons : celui des gens que je connais (même d'assez loin...), celui des livres d'art, le rayon philo, le rayon BD... Le rayon star étant évidemment le rayon Merdes, qui déborde de partout. Je lui réserve les trucs irrattrapables, que je ne peux même pas espérer revendre...

Depuis peu, je pense à un nouveau rayon : celui des "tout petits livres". Mine de rien, je commence à en avoir beaucoup de ces objets ridiculement minces, écrits gros, sans doute publiés parce que le titre est accrocheur ou l'auteur prestigieux. C'est le genre de livre qu'on offre pour le clin d'oeil, ou qu'on s'achète parce qu'on est fatigué (ou particulièrement fauché, quoique le coût par page atteigne des sommets...)

Parmi mes récentes acquisitions : L'amour est très surestimé, de Brigitte Giraud (J'ai Lu, 2008, 81 pages), l'un des succès de 2007, sans doute parce que son titre sonne comme un proverbe et qu'il fait mouche : série de courtes scènes sur le thème de l'amour qui vacille, sous forme de monologues assez touchants parce qu'ils sont simples et justes.

"Tu dois partir samedi prochain pour une lecture à Marseille dont tu avais oublié de me parler. J'avais repéré, depuis plusieurs semaines, que nous pourrions enfin passer deux jours ensemble. Se consacrer du temps l'un à l'autre. Peut-être quitter la ville. Nous extraire du quotidien qui semble te peser tant. J'étais attristé de savoir que le 26 octobre, jour de mon anniversaire, tu serais endéplacement..." (Extrait de L'amour est très surestimé).

Deux témoignages, ensuite : celui du fougueux Kessel, racontant dans Dames de Californie (Folio, 92 pages) les quelques semaines endiablées qu'il a passées dans les environs de San Francisco juste après la guerre. La lecture n'en est pas inintéressante, le style est en solide et presque brillant, mais le livre aurait peut-être gagné à ce qu'on le rattache à un volume plus conséquent de mémoires...

"J'irai plus loin. Il me semble que l'on ne peut saisir vraiment le goût amer, épais, de la tristesse et celui, invincible, du plaisir que s'ils se suivent de près et parfois se confondent comme dans ces fruits que l'on mâche pour en exprimer à la fois l'âcreté et la fraîcheur." (Extrait de Dames de Californie)

Quant à Poste restante : Alger, pamphlet poignant de l'écrivain algérien Boualem Sansal (Folio, 87 pages), dédié au président Boudiaf assassiné en 1992, c'est un petit livre saisissant et plein de désespoir : l'auteur y fait la description d'un véritable blocage politique, celui qui maintient tout un pays dans le refus de se poser les bonnes questions. La colère est précise, les mots bien choisis. Littérairement, c'est impeccable...

"A la question "Quelles sont, selon vous, les raisons du mal-être qui ravage le pays ?", leurs réponses renvoient toutes à ces thèmes que nous ruminons à longueur de temps depuis le premier jour : l'identité, la langue, la religion, la révolution, l'Histoire, l'infaillibilité du raïs. Ce sont là ces sujets tabous que le discours officiel a scellés dans un vocable fort : les Constantes nationales. Défense d'y toucher, on est dans le sacré du Sacré. Stupeur et tremblement sont de rigueur." (Extrait de Poste restante: Alger)

mardi 4 novembre 2008

Familles, je vous dissèque ! (Grimbert, Sers, Janicot)



Rentrée littéraire 2008 (3)

Très efficace, le pitch d'un secret de famille faisant peser sur des générations entières le poids des non-dits et des névroses, jusqu'à ce qu'un membre plus névrosé encore que les autres, ou plus souffrant, ou plus fou, ou plus courageux, se décide à crever l'abcès...

J'ai parfois l'impression que ce schéma narratif est utilisé par 50 % des romans, mais il faut reconnaître qu'il peut donner lieu à de beaux effets. Je me souviens du mot célèbre de Malraux sur Faulkner : Faulkner, disait-il eu substance, c'est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier... Nous pourrions reprendre ce schéma pour décrire certains romans familiaux comme l'intrusion du roman policier dans le roman d'analyse psychologique - Simenon fusionnant avec Benjamin Constant, en somme.

Un bon exemple pourrait être donné par Un secret, le court et beau livre de Philippe Grimbert récemment adapté au cinéma : écriture simple et précise, mais dense, pour cette histoire qui plonge dans une page noire de l'histoire française, et flirte souvent avec la psychanalyse pour expliquer le surprenant mensonge du narrateur, qui s'invente un frère sans trop comprendre encore les ressorts de son comportement...

"Régulièrement on m'interreogeait sur les origines du nom Grimbert, on s'inquiétait de son orthographe exacte, exhumant le "n" qu'un "m" était venu remplacer, débusquant le "g" qu'un "t" devait faire oublier, propos que je rapportais à la maison, écartés d'un geste par mon père. (...) Un "m" pour un "n", un "t" pour un "g", deux infimes modifications. Mais "aime" avait recouvert "haine", dépossédé du "j'ai" j'obéissais désormais à l'impératif du "tais"" (Extrait de Un Secret, Livre de poche, p17)

Autre surgissement du passé sous une forme plus ou moins cauchemardesque, plus ou moins mystérieure, avec le troisième roman de Caroline Sers aux éditions Buchet-Chastel : Les petits sacrifices (Août 2008), prose plus ample que le précédent, très élégante, un poil classique, avec un joli sens du développement romanesque et de la phrase bien tournée. On remonte ici jusqu'à la Première Guerre Mondiale, pour l'histoire de cette famille, les Dutilleul, dont une réception fut troublée par une mort violente qu'on mettra des décennies à élucider. Le meilleur roman de l'auteur, sans aucun doute, qui se fait un malin plaisir à installer de paisibles atmosphères familiales pour les dynamiter en quelques lignes.

"Dans la cuisine, depuis plusieurs jours, le ballet ne s'interrompait que quelques heures pour laisser les protagonistes prendre du repos avant de replonger dans l'effervescence de la préparation de la grande fête. Comme tous les ans, il s'agissait de se surpasser, autant dans le choix du menu que dans sa réalisation et dans la profusion qui devait laisser les invités repus et béats Marie supervisait chaque opération avec vigilance, veillant à ce qu'aucun détail ne soit laissé au hasard." (Extrait de Les Petits Sacrifices, p 25)

Dernier exemple pour aujourd'hui de ce genre littéraire (s'il est possible de parler de genre), le roman de Stéphanie Janicot, Cet effrayant besoin de famille (Albin Michel, 2006), très efficace succession de courts chapitres pour décrire les destins des membres d'une fratrie marquée par les malendendus, les mesquineries, les désespoirs, les incompréhensions. Une nouvelle fois toute la logique d'histoire n'apparaîtra qu'à la fin, par petites touches progressives, et il est très plaisant de suivre dans trois pays différents, à plusieurs époques, les à-coups dans les destinées de ces personnages attachants.

"Vincent avança que la loi française ne reconnaissait pas aux enfants adultérins les mêmes droits qu'aux enfants légitimes, que ceux-ni ne pouvaient prétendre qu'à la moitié de ce que recevaient les autres. Mais le notaire écarta cet argument en s'appuyant sur l'existence du testament. Pablo avait été explicite : ses biens devaient être répartis équitablement entre ses quatre enfants." (p88)

vendredi 31 octobre 2008

Maître Yoda en Indochine (Marguerite Duras, L'Amant de la Chine du Nord)



Si j'ai bien compris, c'est après avoir marqué son désaccord à propos du travail de Jean-Jacques Annaud sur L'Amant que Marguerite Duras a décidé d'écrire L'Amant de la Chine du Nord, reprise de la même histoire mais avec un ton nouveau. Duras insiste notamment sur la dimension cinématographique de l'oeuvre : souvent la narratrice intervient dans le livre pour commenter la succession des images, ce qu'il faut voir, ce qu'on sait ou ne sait pas.

Les premières pages du roman ressemblent au commentaire en temps réel d'un film qui serait celui que tournerait Duras de son propre roman.

"La mère est couchée.
Elle ne dort pas.
Elle attend son enfant.
La voici. Elle vient du dehors. Elle traverse la chambre. Peut-être reconnaît-on sa silhouette, sa robe. Oui, c'est elle qui marche vers le fleuve dans la rue droite le long du parc.
Elle va vers la douche. On entend le bruit de l'eau.
Elle revient
." (Extrait de L'Amant de la Chine du Nord, Folio, p 24)

C'est une écriture envoûtante, indéniablement, très incantatoire, un peu comme si Duras s'émerveillait constamment de la simple présence des choses, et de sa présence aussi, sa présence d'écrivain.

Et pas n'importe lequel, pourrait-on dire : car Duras me donne souvent l'impression d'être très consciente de son talent, de son pouvoir évocateur. Certaines de ses phrases sont simples à l'excès, comme si l'auteur génial qu'elle était s'abaissait à déposer par toutes petites touches des aperçus de son génie, sans l'accomplir tout à fait.

C'est plus frappant encore avec certains de ses tics d'écriture : une tendance à l'a-grammaticalité, d'une part, c'est-à-dire à faire des phrases qui s'allongent, tout à coup, et se permettent des ruptures de structure et de sens...

"Elle, elle est restée celle du livre, petite, maigre, hardie, difficile à attraper le sens, difficile à dire qui c'est, moins belle qu'il n'en paraît, pauvre, fille de pauvres, ancêtres pauvres, fermiers, cordonniers, première en français tout le temps partout et détestant la France, inconsolable du pays natal et d'enfance, crachant la viande rouge des steaks occidentaux, amoureuse des hommes faibles, sexuelle comme pas rencontrée encore. Folle de lire, de voir, insolente, libre." (Folio, p36)

... d'autre part un certain goût, plus rare, pour les inversions dans l'ordre des mots, du type : "Belle cette femme est." C'est poétique, c'est aérien, mais j'ai du mal à ne pas penser à la manière dont s'exprime Maître Yoda dans Star Wars (je doute cependant que Duras ait été voir la trilogie...)

Il y a un autre tic d'écriture chez elle (il faudrait sans doute l'appeler trait stylistique) qu'à vrai dire je ne m'explique pas : celui qu'on repère par exemple à la page 45 : "Ils se regardent. Il est pour dire qu'il ne comprend pas..." Anglicisme ? Décalque du Chinoins ? Formule personnelle ? Je ne trouve pas ça très heureux, mais peut-être cela participe-t-il de la "petite musique" (comme on a pu l'écrire de Sagan) propre à Duras.

Au final, je suis à la fois très admiratif de ce talent qu'a eu Marguerite Duras pour imposer ce ton si particulier, cette manière très inspirée (presque mystique) de voir les choses (quelques pages splendides en prime)... Et assez dubitatif, malgré tout, devant cette oeuvre qui me fait l'impression d'être saturée d'elle-même...

vendredi 24 octobre 2008

Les choix de vie alternatifs (Russel Banks / Guillaume Dustan)



Passé trente ans, les vies de ceux qui vous entourent se ressemblent. Les trentenaires sont heureux, posés dans l'existence. Ils empruntent des chemins si balisés : mariage, enfants, quelques voyages, travail presque agréable, du sport et des amis (parfois des maîtresses, mais on en apprend finalement peu sur ses propres amis).

Je n'aurais même pas l'idée de le critiquer, mais il m'arrive d'éprouver une certaine mélancolie. Comment donc s'organiser une vie qui sorte un tant soit peu du cadre ? Comment ne pas, dans cette tentative, renouer tout simplement avec les expériences de nos aînés - et se condamner au ridicule, ou à une mélancolie plus forte encore ?

C'est sans doute parce que je m'interroge fortement en ce moment sur certaines nouvelles directions à donner à ma vie que j'ai dévoré la première partie du roman de Russel Banks, tout juste sorti en poche, American Darling (Russel Banks, excellent romancier américain à qui l'on doit par exemple Affliction, d'ailleurs adapté avec brio au cinéma) : on y découvre le parcours chaotique de la protagoniste dans les milieux d'extrême gauche des années 60 (elle croise les fameux Weathermen, sujet d'un documentaire récemment réédité au cinéma), avant sa fuite au Libéria, où elle s'engagera pour la défense des chimpanzés.

"A l'université, Zack avait donc un fort penchant pour des filles de la classe moyenne noire ou pour des filles juives - n'importe qui pourvu qu'elle ne soit pas comme maman. De mon côté, je n'étais attirée que par des garçons de la classe moyenne noire ou par des garçons juifs - n'importe qui pourvu qu'il ne soit pas comme papa. Par conséquent, tout acte sexuel entre Zack et moi ressemblait trop à un inceste pour produire en nous autre chose que de l'anxiété." (Extrait de American Darling, p 67)

C'est pour cette raison sans doute aussi que je m'amuse tant à relire certains livres de Guillaume Dustan, comme Génie Divin (J'ai Lu) : quand j'avais découvert cet auteur il y a dix ans j'avais trouvé sa plume assez faiblarde. Aujourd'hui je suis précisément accroché par son côté clinquant, provocateur, destructeur, revanchard, hargneux, défonce et hard sex... Non pas que je veuille me faire fist-fucker dans les backrooms du Marais, mais je deviens très sensible à cette façon de revendiquer une vie résolument à contre-courant (même si Guillaume Dustan, dans Génie Divin, se met à rêver souvent que tout le monde adopte le même genre de vie que la sienne).

Il s'était fait beaucoup d'ennemis au début des années 2000 quand il avait défendu l'idée du barebacking (l'amour sans capote, même quand on se sait séropositif). Je ne me sens pas qualifié pour donner mon avis sur la question, mais les textes en question, dont on retrouve justement certains dans Génie Divin, fleurent bon l'énergie primale, la rage et la sueur. En littérature, c'est toujours bon à prendre...

"Je considère que, depuis la crise du sida, chacun d'entre nous est présumé atteint. Jusqu'à preuve du contraire. Et c'est spécialement vrai dans un contexte homosexuel, quel qu'il soit. Pas seulement en backroom. Partout. Dès lors, une relation non protégée entre adultes consentants, et par conséquents, présumés responsables de leurs actes, signifie que chacun des deux est d'accord pour choper n'importe quoi. Ce qui est le droit le plus strict de chacun. On a le droit de se suicider. Et même, à petit feu. Et dès lors qu'apparaissent les trithérapies, que la terreur s'estompe, il ne faut pas s'étonner que la capote récède (sic) encore." (Extrait de Génie Divin, p125)

"Pendant les quelques mois où tout le monde était hyper drogué et tu avais des supers clubbers, une ambiance idéale j'ai absolument jamais connu ça, et moi je dansais sur le podium pendant six mois quasiment tous les dimanches, je montais sur le podium et je faisais genre une heure, j'étais défoncé. Il a fallu qu'ils me jettent à coup de pied parce qu'à la fin ils en avaient marre de me voir. Je me suis rendu compte que j'avais été tellement heureux dans ces endroits-là, que quand ça s'est arrêté, c'était comme si quelqu'un m'avait quitté, comme si quelqu'un avec qui en plus j'aurais été extrêmement heureux m'avait quitté." (Extrait de Génie Divin, p 92)

vendredi 10 octobre 2008

Curieux de savoir ce que Lévi-Strauss en penserait... (J.M.G Le Clézio, Prix Nobel de Littérature 2008)



Hier, conversation rapide entre profs autour d'un dernier gobelet de café, à propos du Prix Nobel de Littérature tout juste attribué à J.M.G. Le Clézio. Je suis bien le seul à être enthousiaste :

"Vous avez vu ça, chouette, non ? - Oui, c'est vrai... Seulement, moi, j'ai toujours trouvé ça un peu ennuyeux, Le Clézio ! - Ah oui ? (Rires) Tu me rassures ! Ca me fait un bien fou que tu dises ça ! Je n'ai jamais osé le dire ! Jamais ! - Moi non plus ! On n'est pas les seuls, alors... - Moi aussi, j'ai toujours lâché ses livres après la page 50 ! - J'en connais un qui fait 80 pages, ça devrait t'aller ! - Tu me donneras le titre..."

"Hello ! Bonjour la compagnie ! Vous parlez de Le Clézio ? Franchement, qu'est-ce qu'il est chiant ! J'étais énervée, ce matin... J'en ai marre de tous ces auteurs qui donnent à fond dans la mauvaise conscience occidentale... Non mais franchement, y'en a marre de ce mythe du bon sauvage... Il est en plein là-dedans, lui ! J'ai lu L'Africain, et il arrête pas de décrire des enfants aux pieds nus, s'extasiant qu'on puisse courir à poil dans la nature ! Il nous refait du Rousseau en continu, faut arrêter !"

Une nouvelle fois, je suis un peu surpris par la tournure que prennent certaines conversation de salle des profs... Depuis des années, en tout cas, on entendait dire que le nom de Le Clézio circulait sur les listes de nobélisables (j'entends aussi souvent le nom de Haruki Murakami, pour le Japon, même si je serais étonné qu'il l'obtienne).

En relisant Raga, le petit livre qu'il a publié au Seuil en 2006, retraçant avec poésie l'histoire de certaines îles d'Océanie, notamment depuis les désastres du 19è siècle, je suis effectivement frappé d'une part par la délicatesse de l'écriture, toute en retenue, toute en discrétion, d'autre part par la prégnance de ce thème de civilisations qui s'effacent, ou qui souffrent, au contact des Occidentaux. On ne peut pas vraiment dire que Le Clézio donne ici dans le mythe du bon sauvage, puisqu'il relève des faits précis, qu'il se documente, et qu'il va voir sur place pour rendre compte de certaines réalités.

Cela me rappelle le constat désabusé que faisait Lévi-Strauss dans son célèbre Tristes Tropiques : il y expliquait par exemple qu'il était illusoire, désormais, de croire qu'on pouvait accéder à des civilisations "vierges" de tout contact avec la modernité. Il fallait se faire une raison. Mais Le Clézio, tout au long d'une carrière jalonnée par d'innombrables romans, paraît avoir voulu prouver le contraire : en tout cas chercher par le miracle de la fiction à renouer avec certaines formes d'archaïsmes, à épouser la manière de penser de peuples méconnus, à retrouver le sens d'une poésie, d'un bonheur que la civilisation condamne (j'espère ne pas faire de contresens, à propos d'une oeuvre dont je n'ai lu qu'une faible partie).

Le jury du Nobel a d'ailleurs salué chez l'écrivain "l'explorateur d'une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante".

(Je me rappelle avoir parlé sur ce blog du très beau livre L'Africain, portrait de son père et rappel de quelques souvenirs lointains de son enfance)

Le passage suivant de Raga me paraît particulièrement représentatif de son oeuvre :

"Ilamre, c'est le "village en l'air".
Pour qui vient de la côte, cette frange de contact avec l'Occident industriel, zone de délabrement physique et culturel, ciment des appontements rongé par le sel, vestiges de la soi-disant grandeur impériale, (...), cahutes où les plaques de zinc et les parpaings ont remplacé les murs de bambou tressé, avec sur tout cela l'air d'ennui qui flotte sur toutes les frontières du monde, l'arrivée dans les hauts ressemble à l'entrée au paradis
." (Raga, Points, page 36)