La littérature sous caféine


mercredi 20 novembre 2024

Hommage à Paris



Fabrice Pataut nous parle du roman "Spleen au Lavomatic" de Valère-Maris Marchand (Héliopodes, 2024) :

"Malgré le spleen, nous sommes plus chez Balzac que chez Baudelaire dans ce roman très maîtrisé de Valère-Marie Marchand. Son premier, nous avertit la quatrième de couverture. C’est là une bien curieuse nouvelle. On a plutôt l’impression que l’auteur nous offre les prémices d’un ensemble beaucoup plus vaste encore immergé ou en gestation, le premier volet d’une comédie humaine du vingt-et-unième siècle dont le lavomatic est l’épicentre comme autrefois et pour d’autres siècles les salons des cocottes et les cafés des grands boulevards. On aurait tort de croire lire un roman habile et léger, la chronique mordante et sans complaisance d’un siècle pas même trentenaire qui tomberait dans le piège facile de l’anti-modernité.

Émilien (quel joli choix de prénom, suranné et presque descriptif) a égaré son manuscrit, un manuscrit au sens propre du terme, lequel contient des croquis, autrement dit un œuvre originale, authentiquement de la main du jeune homme, écrivain et dessinateur, auteur par ailleurs d’une œuvre poétique minuscule et improbable. Aucune nostalgie convenue dans ce portrait du vieux quartier Saint-Antoine fait de sandwicheries et de concepts-stores. Émilien Duval, mou et indécis, petites lunettes et vêtements informes est là avec nous, je veux dire avec le siècle que nous partageons, mais comme on est assis de guingois sur le bras d’un fauteuil dans le salon où l’on reçoit pêle-mêle princesses et chiffoniers. Sans être vraiment présent, sinon pour mieux nous observer, prêt à nous quitter à la première saute d’humeur pour retrouver éternellement le même monde — bien sûr, quoi d’autre ? — quoique différemment éclairé. Par quoi ? Par la petite lumière du manuscrit perdu qui vascille, manque de s’éteindre mais ne fait jamais défaut. Tantôt lampe frontale, tantôt illumination soudaine de l’esprit, le manuscrit, souvent, se joue d’Émilien avec des airs de jeune effrontée.

Le manuscrit perdu, comme un doudou d’enfant ou le cadeau précieux d’un amour défunt, promet consolation et douleur. S’il était encore près de nous, sur la table de travail ou sous l’oreiller, il aurait tous les avantages tactiles et olfactifs de la chose qu’on regarde, touche et respire avec bonheur. Loin de nous, qui sait dans les mains d’un étranger qui ne pourra que lui vouloir du mal, il nous trahit, nous rappelle à quel point nous sommes différents et moindres sans ces objets qui nous sont consubstantiels. Mieux vaut encore le caniveau.

À propos de caniveaux (métaphoriquement parlant), Valère Marie-Marchand donne ci et là quelques petits coups de pattes bien sentis, griffes rentrées et sourire aux lèvres. Les imbéciles et les ferrailleurs, les indécis, les infatués comme les modestes passent un à un sous la loupe d’un Émilien à la fois furieux et contrit. Il les observe, les malheureux, à vrai dire plus malheureux que lui encore, et le fait d’en haut sans complaisance, à la manière d’un homme triste allant le long d’un trottoir côté chaussée des fois que son manuscrit pourrait passer par là avec mégots, capsules et mouchoirs malmenés par le courant.

Mais revenons au Lavomatic où le jeune Duval mène l’enquête in situ. Il y a là, bien sûr, un leurre, pour ne pas dire un oxymore. Plus qu’un lieu fixe où le détective s’attend à un retour du criminel sur le lieu du crime, c’est une boîte dans la boîte dans la boîte qui s’ouvre à l’infini, proposant chemin faisant des pistes possibles, des croisements, des bifurcations. Narcisse apparaît derrière le hublot de la machine à laver le linge n° 6, laquelle est au lavomatic, lequel est à Paris 11ème, lequel Paris est celui de l’Aurélien d’Aragon qui souffle à Émilien le merveilleux incipit La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide, lequel incipit s’applique plutôt mal à Fleur de bitume, parigote qui entre inopinément dans ledit Lavomatic où ladite machine n° 6 fait des siennes. Narcisse, aperçu derrière le hublot de la 6, n’est rien de moins que le fils d’un dieu et d’une nymphe. Fleur de bitume, qu’on le veuille ou non, franchement laide ou pas, a du charme, un charme d’un genre qui rappelle celui du Garance de l’immense Arletty.

En quoi ce premier roman nous donne à la fois beaucoup de liberté et exige de nous une lecture attentive. Chacun choisira un ou plusieurs auteurs préférés parmi ceux ici convoqués par Valère-Marie Marchand, pour suivre une piste plutôt qu’une autre mais sans jamais quitter le jeune Duval, lequel devient, au fur et à mesure que nous avançons, un compagnon de voyage. Là où un auteur moindre serait tombé dans le piège de l’érudition fastidieuse, Marchand se joue des codes, sobrement, avec légéreté, goût et drôlerie.

Il est beaucoup question de synesthésie dans ce livre où l’on peut aussi bien déguster les couleurs que renifler l’odeur des reflets en compagnie d’Émilien, victime consentante des troubles systématiques de la perception. La synesthésie la plus remarquable de notre lavomaticien émérite reste néanmoins d’un genre déviant. Car il y a bien comme un trouble de la perception dans la manière dont Émilien finit par retrouver son cher manuscrit. Je ne dévoilerai pas la clef de l’énigme, à la fois drôle, bête comme chou et troublante, qui implique un quidam volontairement sous séquestre et un miroir sans tain digne des meilleures maisons de passe. C’est par une sorte d’aperception déviante, de perception qui s’aperçoit elle-même en train de prendre un chemin de traverse qu’Émilien se retrouve, plus diffracté que jamais avec au centre un noyau dur, l’essence même du synesthésien émérite, le Duval en soi d’un Paris poétique, coquin et jeteur de sorts. .

Il faut lire Spleen au lavomatic de Valère-Marie Marchand comme on le lirait si Émilien Duval l’avait commencé puis bêtement perdu dans le quartier Saint-Antoine, comme l’épopée urbaine des petits riens patiemment recouvrés par l’auteur auxquels la littérature rend si généreusement leur dignité perdue."

mercredi 13 novembre 2024

Géographie heureuse



Sandrine Collette, apparue dans la dernière liste des goncourables, s'inspire beaucoup du Morvan pour écrire des romans âpres, durs, tout entiers forgés par l'instinct. C'est curieux, à mes yeux le Morvan est devenu au contraire un paradis, vaste jardin merveilleusement dessiné, patchwork équilibré de prairies, de champs, de forêts, de bocages, de ruisseaux. Les villages y sont paisibles - un peu mourants - et les vaches plus nombreuses que les passants. Quelques châteaux s'y perdent dans la brume. L'eau sous toutes ses formes y est très présente. J'aime y chercher là-bas des leçons de géographie heureuse.

mardi 5 novembre 2024

Vive Vallès

Dévorant la trilogie de Jules Vallès, je découvre un Zola sans épate, un Céline sans esbroufe... Un autofictionnel avant l'heure, aussi. Mais avec un style, un panache que n'afficheront pas ses suiveurs. Le propos se veut modeste. Le gaillard avait pourtant du tempérament : il savait se mettre en scène. C'est un journal sensible et combatif avec de l'humour et le goût du bon mot. Pour un peu, j'épouserais la Commune !

lundi 4 novembre 2024

"En haut des marches" de Fabrice Pataut au théâtre



La critique, par Francis Vladimir, de l'adaptation théâtre du livre "En haut des marches" de Fabrice Pataut, par la compagnie Destination australe :

"C’est une histoire triste et dramatique. C’est ce que m’en a dit Serguei, l’ami russe qui m’a accompagné pour la représentation d’En haut des marches, lui qui n’a du français qu’une toute petite année d’apprentissage. L’adaptation pour le théâtre du roman éponyme de Fabrice Pataut réussit à réincarner sur scène des personnages de papier, à leur donner la chair et le sang, caractéristiques imparables de l’être humain. Il y a dans cette histoire d’arrivée et de départ, de retour et d’éloignement, une parenté avec l’Agatha de Marguerite Duras, d’autant que l’écriture serrée, finement ciselée, dense, au bord de l’amour et de la cruauté, se fait entendre au souffle sensuel des comédiens, lui donnant cette suspension dans laquelle le spectateur, du début à la fin, se met à l’écoute du récit d’Antoine devenu Dorine.

Il y a dans le déroulé, de l’ouverture au final, une tension, un fil ténu tendu à se rompre, entre chacun des protagonistes. Le surgissement de la mémoire auquel l’adolescent Antoine apporte ses éclats de jeunesse, son enthousiasme et son impatience, sa découverte de Bérénice tel un voile tiré tout doucement, dénudant ce corps féminin qu’il ne convoite jamais mais qui est au creux de son envie d’être, de son espérance juvénile déjà meurtrie… La pièce fonctionne ainsi comme une boîte qui, tiroir après tiroir, délivre ses secrets pour nous guider jusqu’à la tour d’Oz où le cercle de famille, tel des fourmis s’affairant à leur quotidien, consentira à la révélation, celle de la mort accidentelle de Catherine, la sœur aînée d’Antoine/Dorine.

Le texte est porteur des possibles de l’ailleurs, ceux qui poussent à la marche le long de la grève, à mouiller ses pieds dans la vague, à se dévêtir tout près de l’autre, à se jouer de cet autre dans l’attente muette de se voir reconnaître tel qu’on est, c’est-à-dire en dehors du soi immédiat, dans cette périphérie qui enclot, assombrit et éclaire en même temps l’inversion, tragique lorsqu’elle ne peut défaire l’assignation à résidence dans un corps différent de celui auquel on aspire. L’aura qui plane d’un bout à l’autre tout en disant son fait au spectateur pour le faire entrer dans le secret familial de la perte et de l’incommunicabilité du dire n’est ici rien de moins qu’un guide, un essentiel du discours poétique.

Les comédiens prennent à bras le corps l’histoire croisée, douloureuse et univoque qui est la leur. Leur partition, si elle est différente, n’en est pas moins le reflet homogène de ce qu’ils sont finalement à eux trois : un corps mêlé, une âme fléchie, une chair troublée, en attente ou en déshérence, une aspiration à être eux- mêmes.

Chacun donne son la : Dorine (jouée par Diego Colin) avec son silence brisé, avec ce rien d’alangui ou de ralenti qui la silhouette au beau milieu de la scène en des gestes retenus, bras croisés qui la tiennent droite, légèrement en déséquilibre, avec un regard intense qui vient nous happer dans l’obscurité de la salle, allure de pythie et profil grec, sombre et lumineuse ; Antoine (joué par Alice Rahimi), adolescent fougueux, impatient dans sa rage d’être, étonnamment mouvant, un brin lutin, un brin perdu, la tête dans les étoiles et le cœur déchiré, pour mieux se fondre en Dorine ; Bérénice (jouée par Eugénie Pouillot), revenue de son monde à elle, secrète, avec son évanescence, tout à la fois proche et distante, femme iconique, forte et cassée à la fois, contrepoint aux deux autres qui se passent la balle en un jeu alterné où les mots s’encensent d’eux-mêmes. Sans cesse, ils s’essayent à nous dire ce que fut l’histoire de Catherine, la sœur cachée et jamais connue, du père indécent et de la mère biffée, du petit frère chaviré, si loin les uns des autres, dans l’échec d’eux-mêmes et dans l’outrance calfeutrée que confère toute vie ratée à ceux qui en sont les artisans. Le texte, s’il lève le rideau pour le laisser retomber, n’en reste pas moins pétri des secrets dont on ne peut savoir s’ils seront bien gardés ou éventés, ce qui invite à se rapprocher du roman qui donne sa matière à la pièce.

Quoi qu’il en soit, le vibrato dans lequel nous installe la mise en scène d’Ulysse Robin, sobre, furtive et frontale à la fois, élégante, presque sur la pointe des pieds, caressant le plancher de la scène plus qu’il ne la balaie, assied le spectateur dans l’écoute d’une partition à trois notes, d’une scansion partagée qui va de l’avant, d’un moderato cantabile si prégnant qu’à la fin on se dit que les vrais personnages de théâtre, s’ils sont appelés à se dissoudre comme la bruine sur le visage qui vient ici diluer les traits, ne sont jamais loin de nous. S’il suffisait d’en tirer les fils pour les retenir un peu — qui sait ? — nous nous sentirions à notre tour mus et vibrants, Arlequins ou Paillasses, mais toujours profondément changeants, aimants et humains."