La littérature sous caféine


mercredi 19 novembre 2008

Que signifie le style dans un roman ? / Proust est un auteur comique



Jeudi dernier, au cours de cette conversation près de la photocopieuse dont j'ai déjà parlé, la grande poétesse du lycée de la Courneuve (sans ironie de ma part !) a évoqué la question du style dans le roman : pour elle un roman n'a de valeur que s'il a du style, et je me suis demandé ce que ça voulait dire, au fond, que le style pour un roman.

Car la volonté du style à l'état pur, le style pour le style, tout cela ne relève-t-il pas plutôt de la poésie ? S'il était possible de quantifier le niveau du style dans un écrit, sans doute y aurait-il comme une proportion de style au-delà de laquelle on entrerait dans la poésie en prose...

(D'ailleurs, au passage, j'ai tendance à voir en Joyce un poète plus qu'un romancier)

Tout ça pour dire, non pas que le style dans le roman soit une vulgaire donnée quantifiable, mais qu'il n'est sans doute pas non plus l'unique dimension à privilégier, à la fois pour le travail d'écrivain et pour celui de critique. On a beaucoup critiqué l'antithèse fond et forme, mais elle permet de clarifier pas mal de choses je trouve.

Le style pour moi dans le roman serait plutôt un ensemble de traits d'écriture particuliers à l'écrivain, du plus petit tic verbal à la structure générale de l'oeuvre, en passant par la longueur des phrases, la coloration du vocabulaire, le mélange des tonalités... Autant de choses qui s'allieraient à une vision (distincte du style à proprement parler) pour la compléter, l'affiner, la rendre problématique, etc...

Conception parfaitement banale, me direz-vous, et même ringarde, mais quand je relis par exemple l'oeuvre de Proust, j'ai du mal justement à ne pas faire le dinstingo : d'une part cette écriture si particulière, somptueusement ramifiée, précieuse et percutante à la fois, d'autre part l'incroyable satire sociale, la plongée vertigineuse dans la quête du narrateur, l'exploration d'un art romanesque en train de se construire...

J'ai d'ailleurs eu envie de relire La Recherche du Temps Perdu pour la troisième fois quand je suis tombé sur quelques pages de Guillaume Dustan se moquant de lui : "Il nous faut des auteurs vivants !" nous disait-il en substance. "Arrêtez de nous bassiner avec Proust !" Son ras-le-bol me rappelait les railleries, très drôles, de Céline contre les infinis raffinements de la star des salons.

Cette fois-ci je vais piocher les volumes dans le désordre, et je viens de (re)commencer Un Amour de Swann. Ce qui m'a tout de suite frappé, c'est la force de l'attaque, malgré le climat doucereux des cercles parisiens, et la force de la satire, dès la première page. Je me suis souvenu que Proust était un auteur très drôle, contrairement à ce que son extrême finesse, son art de la description de toutes les douleurs pourraient nous laisser croire. A vingt-cinq ans, je me rappelle avoir eu des fous rires à certaines réparties de personnages... Et là, c'est en souriant qu'on se plonge dans les aventures mondaines du narrateur. Non, décidément, Proust ne s'est pas contenté d'avoir du style...

"Pour faire partie du "petit noyau", du "petit groupe", du "petit clan" des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : "Ca ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça!", "enfonçait" à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain." (Première phrase de Un amour de Swann).

dimanche 16 novembre 2008

Les tout petits livres (Sansal, Kessel, Giraud)



Dans ma bibliothèque, je classe les livres à la fois par zone géographique et par siècles. Mais j'ai d'autres rayons : celui des gens que je connais (même d'assez loin...), celui des livres d'art, le rayon philo, le rayon BD... Le rayon star étant évidemment le rayon Merdes, qui déborde de partout. Je lui réserve les trucs irrattrapables, que je ne peux même pas espérer revendre...

Depuis peu, je pense à un nouveau rayon : celui des "tout petits livres". Mine de rien, je commence à en avoir beaucoup de ces objets ridiculement minces, écrits gros, sans doute publiés parce que le titre est accrocheur ou l'auteur prestigieux. C'est le genre de livre qu'on offre pour le clin d'oeil, ou qu'on s'achète parce qu'on est fatigué (ou particulièrement fauché, quoique le coût par page atteigne des sommets...)

Parmi mes récentes acquisitions : L'amour est très surestimé, de Brigitte Giraud (J'ai Lu, 2008, 81 pages), l'un des succès de 2007, sans doute parce que son titre sonne comme un proverbe et qu'il fait mouche : série de courtes scènes sur le thème de l'amour qui vacille, sous forme de monologues assez touchants parce qu'ils sont simples et justes.

"Tu dois partir samedi prochain pour une lecture à Marseille dont tu avais oublié de me parler. J'avais repéré, depuis plusieurs semaines, que nous pourrions enfin passer deux jours ensemble. Se consacrer du temps l'un à l'autre. Peut-être quitter la ville. Nous extraire du quotidien qui semble te peser tant. J'étais attristé de savoir que le 26 octobre, jour de mon anniversaire, tu serais endéplacement..." (Extrait de L'amour est très surestimé).

Deux témoignages, ensuite : celui du fougueux Kessel, racontant dans Dames de Californie (Folio, 92 pages) les quelques semaines endiablées qu'il a passées dans les environs de San Francisco juste après la guerre. La lecture n'en est pas inintéressante, le style est en solide et presque brillant, mais le livre aurait peut-être gagné à ce qu'on le rattache à un volume plus conséquent de mémoires...

"J'irai plus loin. Il me semble que l'on ne peut saisir vraiment le goût amer, épais, de la tristesse et celui, invincible, du plaisir que s'ils se suivent de près et parfois se confondent comme dans ces fruits que l'on mâche pour en exprimer à la fois l'âcreté et la fraîcheur." (Extrait de Dames de Californie)

Quant à Poste restante : Alger, pamphlet poignant de l'écrivain algérien Boualem Sansal (Folio, 87 pages), dédié au président Boudiaf assassiné en 1992, c'est un petit livre saisissant et plein de désespoir : l'auteur y fait la description d'un véritable blocage politique, celui qui maintient tout un pays dans le refus de se poser les bonnes questions. La colère est précise, les mots bien choisis. Littérairement, c'est impeccable...

"A la question "Quelles sont, selon vous, les raisons du mal-être qui ravage le pays ?", leurs réponses renvoient toutes à ces thèmes que nous ruminons à longueur de temps depuis le premier jour : l'identité, la langue, la religion, la révolution, l'Histoire, l'infaillibilité du raïs. Ce sont là ces sujets tabous que le discours officiel a scellés dans un vocable fort : les Constantes nationales. Défense d'y toucher, on est dans le sacré du Sacré. Stupeur et tremblement sont de rigueur." (Extrait de Poste restante: Alger)

mardi 4 novembre 2008

Familles, je vous dissèque ! (Grimbert, Sers, Janicot)



Rentrée littéraire 2008 (3)

Très efficace, le pitch d'un secret de famille faisant peser sur des générations entières le poids des non-dits et des névroses, jusqu'à ce qu'un membre plus névrosé encore que les autres, ou plus souffrant, ou plus fou, ou plus courageux, se décide à crever l'abcès...

J'ai parfois l'impression que ce schéma narratif est utilisé par 50 % des romans, mais il faut reconnaître qu'il peut donner lieu à de beaux effets. Je me souviens du mot célèbre de Malraux sur Faulkner : Faulkner, disait-il eu substance, c'est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier... Nous pourrions reprendre ce schéma pour décrire certains romans familiaux comme l'intrusion du roman policier dans le roman d'analyse psychologique - Simenon fusionnant avec Benjamin Constant, en somme.

Un bon exemple pourrait être donné par Un secret, le court et beau livre de Philippe Grimbert récemment adapté au cinéma : écriture simple et précise, mais dense, pour cette histoire qui plonge dans une page noire de l'histoire française, et flirte souvent avec la psychanalyse pour expliquer le surprenant mensonge du narrateur, qui s'invente un frère sans trop comprendre encore les ressorts de son comportement...

"Régulièrement on m'interreogeait sur les origines du nom Grimbert, on s'inquiétait de son orthographe exacte, exhumant le "n" qu'un "m" était venu remplacer, débusquant le "g" qu'un "t" devait faire oublier, propos que je rapportais à la maison, écartés d'un geste par mon père. (...) Un "m" pour un "n", un "t" pour un "g", deux infimes modifications. Mais "aime" avait recouvert "haine", dépossédé du "j'ai" j'obéissais désormais à l'impératif du "tais"" (Extrait de Un Secret, Livre de poche, p17)

Autre surgissement du passé sous une forme plus ou moins cauchemardesque, plus ou moins mystérieure, avec le troisième roman de Caroline Sers aux éditions Buchet-Chastel : Les petits sacrifices (Août 2008), prose plus ample que le précédent, très élégante, un poil classique, avec un joli sens du développement romanesque et de la phrase bien tournée. On remonte ici jusqu'à la Première Guerre Mondiale, pour l'histoire de cette famille, les Dutilleul, dont une réception fut troublée par une mort violente qu'on mettra des décennies à élucider. Le meilleur roman de l'auteur, sans aucun doute, qui se fait un malin plaisir à installer de paisibles atmosphères familiales pour les dynamiter en quelques lignes.

"Dans la cuisine, depuis plusieurs jours, le ballet ne s'interrompait que quelques heures pour laisser les protagonistes prendre du repos avant de replonger dans l'effervescence de la préparation de la grande fête. Comme tous les ans, il s'agissait de se surpasser, autant dans le choix du menu que dans sa réalisation et dans la profusion qui devait laisser les invités repus et béats Marie supervisait chaque opération avec vigilance, veillant à ce qu'aucun détail ne soit laissé au hasard." (Extrait de Les Petits Sacrifices, p 25)

Dernier exemple pour aujourd'hui de ce genre littéraire (s'il est possible de parler de genre), le roman de Stéphanie Janicot, Cet effrayant besoin de famille (Albin Michel, 2006), très efficace succession de courts chapitres pour décrire les destins des membres d'une fratrie marquée par les malendendus, les mesquineries, les désespoirs, les incompréhensions. Une nouvelle fois toute la logique d'histoire n'apparaîtra qu'à la fin, par petites touches progressives, et il est très plaisant de suivre dans trois pays différents, à plusieurs époques, les à-coups dans les destinées de ces personnages attachants.

"Vincent avança que la loi française ne reconnaissait pas aux enfants adultérins les mêmes droits qu'aux enfants légitimes, que ceux-ni ne pouvaient prétendre qu'à la moitié de ce que recevaient les autres. Mais le notaire écarta cet argument en s'appuyant sur l'existence du testament. Pablo avait été explicite : ses biens devaient être répartis équitablement entre ses quatre enfants." (p88)