La littérature sous caféine


mercredi 29 novembre 2023

La grosse Margot

En lisant l'œuvre complète de François Villon, je comprends mieux le culte autour de son œuvre. Il faut vraiment quitter le terrain trop balisé de la Ballade des pendus, pourtant déjà virile, pour aller se perdre dans les allées mal famées de ses autres poèmes. « La ballade de Villon et de la grosse Margot », par exemple, paraît annoncer quelque chose de Rabelais, du romantisme gothique et même du punk qui sévira cinq siècles plus tard, même si l'on frémit à l'idée que les censeurs d'aujourd'hui puissent trouver matière à la faire interdire...

« (…) Puis, on fait la paix, et elle me lâche un gros pet Plus enflé qu’un bousier venimeux. Pour rire, elle m’assène son poing sur le crâne : « Allez ! », dit-elle en me donnant un coup sur la cuisse. Puis, ivres tous les deux, on dort comme une toupie. Au réveil, quand son ventre gargouille, Elle monte sur moi, pour protéger son fruit. Je gémis sous elle, en me faisant plus mince qu’une planche. Elle me tue à force de paillarder, Dans ce bordel où nous tenons boutique. » (traduit en français moderne)

mardi 14 novembre 2023

Le pendant de la guerre

Je relis « Mort à Crédit » (1936) avant de me lancer dans les trois volumes de Céline récemment édités et je dois dire que je préfère, contrairement à certains puristes, le « Voyage… » (1932) La matière de « Mort à crédit » m’a moins passionné. Ces histoires de jeunesse laborieuse, de séjour en Angleterre et de savant fou m’ont paru longuettes. Bien sûr, le style est ébouriffant (je ne vois pas de différence notable par rapport au « Voyage »), notamment dans quelques scènes de coït halluciné – le sexe est vraiment pour Céline le pendant de la guerre, son versant jouissif, sa récompense, une façon de rattraper dans l’extase le mal que le monde vous inflige. On dirait que Ferdinand s’accroche à cette chose pour bien y racler le moindre rogaton de plaisir, fût-il absurde, fût-il grimaçant.

« J’entends un petit pas léger… un glissement… c’est elle ! un souffle ! Je suis fait Bonnard !... Je pouvais plus calter !... Elle attend pas ! Elle me paume en trombe, d’un seul élan sur le page ! C’est bien ça !... Je prends tout le choc dans la membrure ! Je me trouve étreint dans l’élan !... congestionné, raplati sous les caresses… Je suis trituré, je n’existe plus… C’est elle, toute la masse qui me fond sur la pêche… ça glue… J’ai la bouille coincée, j’étrangle… Je proteste… j’implore… J’ai peur de gueuler trop fort… Le vieux peut entendre !... Je me révulte… Je veux me dégager par-dessous !... Je me recroqueville… j’arc-boute ! »

mercredi 8 novembre 2023

Faire lire "Connemara" en prépa ?

Comment résister à l’envie de parler à mes étudiants de prépa HEC de l’imparable "Connemara" de Nicolas Mathieu ? La satire du monde de l’audit y est féroce, sans être caricaturale, et j’ai bien envie de faire l’expérience : lire avec eux l’intégralité du chapitre 14, le plus aigu en la matière, et comptabiliser ceux que cela surprendra, ceux à qui cela minera le moral ou ceux qui se verront naître quelques ambitions nouvelles.

« Toutefois, les ordonnateurs de cette grande entreprise de rationalisation ont besoin, pour mener à bien cette révolution et orienter les efforts dans le bon sens, de toute une armée de conseillers et d’experts qui gagnent leur vie à faire baisser les coûts, font commerce de leur science des fonctionnements adéquats et vendent à pris d’or leur savoir de la mesure, de l’interprétation et du changement. Identifier, classer, prioriser, évaluer : à l’aide de quelques verbes du premier groupe, ils imposent le nouvel ordre scientifique, règne parfait de la performance appelé à durer toujours, puisqu’il n’est plus ni relatif, ni politique, ni historique, mais s’affirme comme le réel nu, devenu matière infiniment calculable. » (p 345, version poche).

mardi 26 septembre 2023

Raté

Il y a quelques années, j’ai écrit un recueil de nouvelles, « Artistes ratés », dont aucun éditeur n’a voulu. « Les textes courts ne se vendent pas et puis, vous comprenez, qui a envie de lire des histoires d’artistes ratés ? » Aujourd’hui, je découvre avec effarement les Collections de l’Art brut de Lausanne, fasciné par les œuvres autant que par les notices biographiques, résumant en trois paragraphes des vies souvent difficiles – abandon, guerre, folie, prison… Les notices sont des chefs-d’œuvre ! J’y retrouve exactement ce qui a présidé à l’écriture de mon recueil, l’envie de décrire des destins ramassés, douloureux, éclairés par une ambition artistique peu reconnue. Je rêve d’un livre compilant toutes ces vies.

mardi 5 septembre 2023

Charles Marteau

Un ami proche, Guillaume Le Talaër, lance le projet d'une série de superhéros français, illustrée par un dessinateur de talent, Yann Lovato. Son idée est de croiser l'esprit Marvel avec un certaine idée de l'héroïsme français, de Fantômas à Arsène Lupin. Longue vie à "Charles Marteau, L'homme aux poings lourds"! Disponible sur Amazon, avant d'autres supports...

jeudi 24 août 2023

Laclos woke

Etonnant comme « Les Liaisons dangereuses » (Laclos, 1782) paraît anticiper, avec deux cent cinquante ans d’avance, les débats brûlants du moment. Valmont, sous couvert d’insistance amoureuse, a vraiment tout du harceleur et même du violeur – la scène où il « force le consentement » de Cécile paraît presque insupportable. Merteuil incarne à la perfection la femme manipulatrice capable d’accuser à tort un homme d’agression sexuelle. Cécile, décrite comme une « machine d’amour » parce qu’elle n’a pas assez de caractère pour résister aux assauts masculins, superficielle et légère, n’est pas sans évoquer l’esprit même des réseaux sociaux. Seule la Présidente de Tourvel, s’arc-boutant sur une morale conservatrice de l’amour et du mariage, paraît avoir disparu du paysage actuel… A moins que sa rigidité de principe n’évoque un certain wokisme ? Mais on dirait d’elle aujourd’hui qu’elle « refuse les amalgames » entre tous les hommes...

" Après avoir calmé ses premières craintes, comme je n'étais pas venu là pour causer, j'ai risqué quelques libertés. Sans doute on ne lui a pas bien appris dans son couvent, à combien de périls divers est exposée la timide innocence, et tout ce qu'elle a à garder pour n'être pas surprise : car, portant toute son attention, toutes ses forces, à se défendre d'un baiser, qui n'était qu'une fausse attaque, tout le reste était laissé sans défense ; le moyen de n'en pas profiter !" (Lettre XCVI)

mercredi 26 juillet 2023

Les petits romans de charme

J'aime beaucoup ce que j'appelle "les petits romans de charme". Parfois naïfs, parfois vieillis, mais faciles à lire et bien écrits, ils sont un bon délassement entre deux livres consistants. Je pense aux romans champêtres de George Sand, au Grand Meaulne, à d'autres moins connus (ou disparus) comme cette "Roche aux mouettes" de Jules Sandeau, qui fait appel à des sentiments forts comme la peur de perdre un enfant, l'appel du grand large... Il y a des lectures de vacances qui ont du caractère.

"D'où me vient la terreur croissante que me cause cet élément ? D'où vient que je ne saurais le regarder longtemps sans éprouver un sourd malaise ? Je me défie de ses caresses, ses emportements m'épouvantent. J'ai beau me dire que je lui dois le dernier trésor qui me reste, je ne l'aime plus, je ne veux plus l'aimer. "

jeudi 6 juillet 2023

Le monstre idiot de l'époque

Tocqueville décrivait parfaitement le danger de nos démocraties, celui d’un « pouvoir immense et tutélaire » qui se chargerait de notre bien-être et ferait peser sur nos existences un joug de contrôles. C’est ce que je ressens chaque jour un peu plus, le numérique ayant démultiplié les procédures. Et je me sens proche de tous ceux qui le constatent et cherchent à desserrer l’étau.

D’où mon plaisir à lire le second livre de Ludovic Escande. Dans « Vers les hauteurs » (Allary Editions, 2023), le narrateur en difficulté se laisse guider par un ami ressemblant fort à Sylvain Tesson dans une série d’équipées sur les toits de Paris. Grimper les murs et sillonner la capitale par les toits (j’apprends d’ailleurs ce mot, « stégophile ») change les perspectives et provoque son lot de mésaventures, propres à révéler les mesquineries de certains contemporains comme les beautés, malgré tout, du monde moderne, pour peu qu’on sache adopter la bonne distance. C’est aussi à ça que sert la littérature : tenir en respect le gros monstre idiot de l’époque.

« Nous vivons l’ère du discrédit radical, tous ces moyens mis en œuvre pour préserver notre liberté donnent au contraire le sentiment d’une entrave, comme si les données qui ruissellent de nos comptes numériques étaient la source du soupçon contre lequel nos justifications deviennent dérisoires. » (page 29)