La littérature sous caféine


mardi 29 novembre 2011

La mort ordinaire dans les rues de Paris



Il y a quelques jours, moment de stupeur et d'émotion devant une chapelle ardente, à deux pas de l'église du métro Jourdain. Une Sdf qui squattait le même matelas depuis des années venait de nous quitter. Mimi, victime d'un arrêt cardiaque à 57 ans... Les gens l'avaient plutôt évitée, de son vivant. Constamment ivre, elle n'avait fait qu'apostropher les passants pour leur demander des cigarettes. Ses amies d'infortune étaient parfois plus agressives, mais non moins touchantes. Elle avait fait partie du décor. Nous l'avions croisée tous les jours et nous nous étions faits à sa présence. Quelques personnes ont éclaté en sanglots devant les bougies... Nous savions que l'histoire finirait de cette façon, et j'imagine que tout le monde ou presque a ressenti une grande impuissance, en même temps qu'une grande tristesse.

Hasard des calendriers, et au risque de paraître futile en bifurquant vers la littérature, je finissais le même jour un roman de Simenon, Maigret et le clochard, que j'avais décidé de lire depuis que j'avais appris qu'il était considéré par certains comme le mieux écrit de l'auteur. C'est un petit livre agréable, racontant une enquête à propos d'un clochard qu'on a tenté de noyer, près du pont Marie. Les atmosphères se mêlent, sur fond de désespoir ordinaire et de rivalités familiales. Ce n'est pas le style qui m'a plu, au demeurant fort simple, mais bien la justesse et la force des sentiments dont la peinture est tout juste esquissée. Cela m'a rappelé l'un des "romans américains" de Simenon, lu l'année dernière, tout imprégné de vapeurs alcoolisées - et je préfère, je crois, les drames familiaux de Simenon à ses romans de format policier.

A propos de style, j'ai remarqué une curieuse particularité chez Simenon : dans la plupart des phrases réclamant le passé simple, parce qu'elles décrivent des actions ponctuelles, Simenon préfère l'utilisation de l'imparfait. Après deux cents pages, je n'ai toujours pas compris l'intérêt de cette pratique - Simenon cherchait-il à créer comme une sorte de poésie de la suspension des actes brefs ?

Un joli paragraphe établissant sans doute un parallèle implicite entre le travail de l'enquêteur et celui du romancier:

"Maigret parlait rarement à sa femme d'une enquête en cours. Le plus souvent, d'ailleurs, il n'en discutait pas avec ses plus proches collaborateurs à qui il se contentait de donner des instructions. Cela tenait à sa façon de travailler, d'essayer de comprendre, de s'imprégner petit à petit de la vie de gens qu'il ne connaissait pas la veille." (page 107)

lundi 14 novembre 2011

Le chapitre 4 du Système Victoria, d'Eric Reinhardt



Ce que je préfère dans le dernier roman d'Eric Reinhardt (Le Système Victoria, Stock, 2011), l'un des romans les plus célébrés en cette rentrée 2011 (et le vainqueur, pour l'anecodte, du fameux Prix Trop Virilo dont j'ai parlé ici-même), ce ne sont ni les digressions sur l'érotisme du capitalisme, ni les scènes érotiques elles-mêmes, ni les dialogues sur les différences entre la droite et la gauche, ni les rebondissements de l'intrigue économique (le narrateur est en charge d'un immense chantier parisien), mais le chapitre 4 en son entier, qui se détache singulièrement à mes yeux.

Il y est question de la déchéance de la petite amie du narrateur, Sylvie, lorsqu'ils sont encore jeunes. On la voit progressivement sombrer dans les délires et frôler la schizophrénie. Le narrateur est très touché par cette épouvantable souffrance, et le père, militaire aux principes rigides (comme il se doit), rejette la faute sur son beau-fils, qu'il trouve beaucoup trop féminin à son goût. Les quelques jours de coma de Sylvie, venant clore cet épisode de profonde dépression, scelleront le destin du narrateur.

La précision des descriptions, le souffle du chapitre, la tension dramatique m'ont fait penser à quelques classiques évoquant la chute dans la folie (je pense à Mademoiselle Else de Schnitzler), et par contraste l'histoire du narrateur avec sa future maîtresse, Victoria, perd un peu de sa saveur. C'est un véritable petit roman dans le roman, le genre de passage à pouvoir éclipser le reste de l'oeuvre - sans doute parce qu'il touche un point sensible. J'avais ressenti la même chose en lisant par exemple Le Bûcher des Vanités, de Tom Wolfe, avec le monologue d'un pasteur noir (si mes souvenirs sont bons), dans la première partie du roman, dont le caractère incandescent avait affadi la suite.

Un passage particulièrement juste, dans ce chapitre 4, sur le "déclassement de soi-même" :

"C'est en désacralisant la vie, c'est en se déclassant soi-même dans la représentation qu'on peut s'en faire (au lieu de sanctifier la réalité et d'en attendre des événements qui en seraient l'écho sacré), c'est en envisageant l'existence comme un lieu de hasards, d'efforts, d'accidents, de volonté, de transactions, de compromis, de trahisons ou de rapports de force - c'est alors qu'on peut décider de ne plus différer et de se mettre à vivre, de se jeter avec les autres dans la fosse aux lions et de s'y battre. C'est quelque chose que j'ai mis des années, des années, des années à comprendre." (Le Système Victoria, page 134)

Au passage, légère surprise en lisant, page 305, la phrase suivante :

"Je lui réponds que ce coma s'est solutionné un matin par le réveil de Sylvie."

J'avais peur que ce verbe affreux de "solutionner", qui a déjà contaminé le vocabulaire journalistique, contamine aussi celui de la littérature, et il semble que ce soit chose faite...

vendredi 4 novembre 2011

Joey Starr, rappeur pour bobos ?


Rihanna - We Found Love par umusic

1) Une élève de BTS, s'accordant une pause en regardant des clips sur un ordinateur du lycée, s'étonne que la dernière vidéo de Rihanna (ci-dessus) utilise des coloris vieillots. "C'est comme dans un vieux film... - Comme dans un vieux film ? - Bah oui... Des films de votre époque, quoi..." (Rires gênés)

2) Au cours de cette même pause, je parle de rap avec un élève : Snoop, Lil Wayne, Drake, Booba... " Et JoeyStarr, tu as écouté son dernier album ? - JoeyStarr ? Oh, très peu pour moi... " (Sous-entendu, sans doute : ce rappeur d'une autre époque, écouté maintenant par les vieux... Pire : par les bobos...)

3) Dans un café parisien, le patron fait passer un entretien d'embauche à un jeune homme à piercing. Il examine le cv du candidat.

- Je vois que vous avez quitté votre travail de 2002, et que vous n'avais pas travaillé pendant un an.

- Oui, c'était un chagrin d’amour… J'ai été très malheureux à cause d'une fille... Il valait mieux que j'arrête.

- Et en 2004, vous n'êtes aussi resté que deux mois pour ce poste ?

- Celui-là, euh… Management à l’américaine… Insupportable ! J'aime pas trop ça, les petits chefs qui pressent les salariés comme des citrons... Vous savez, c’est l’histoire de l’œuf et de la poule… Un moment, la poule, elle peut plus, quoi…

- Vous ne supportez pas la pression ?

– Euh, non ! J’aime la pression ! Mais bon, quand c’est constructif, quoi… Ce que je supporte pas, c’est vraiment ceux qui abusent de leur pouvoir…

- Les connards ?

– Oui, c’est ça, les connards !

– Je vous rassure, on n’est pas des connards ici… Et ce poste, là ?

– Euh… J’étais arrivé en retard… Rien qu’une fois ! Je vous jure… Ils m'ont viré pour cinq minutes de retard !

- C’étaient des connards, eux aussi ?

– Euh, en fait, oui.

– Votre principale qualité ?

– La ponctualité. Mais aussi, je suis honnête, je suis franc.

– J’ai vu ça.

mardi 1 novembre 2011

L'ermite éminemment cultivé (Sylvain Terron, Dans les forêts de Sibérie)


Sylvain Tesson "je voulais fuir la vie... par Europe1fr

Sylvain Tesson raconte dans son dernier beau récit (Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, Juillet 2011) les mois qu’il a passés dans un coin reculé de Sibérie, sur les bords d’un lac. Avec pour seule compagnie, quelques livres. Dans son journal il fait la part belle aux réflexions sur le monde, et ses lectures lui permettent précisément d’affiner sa pensée.

D'ailleurs, l'auteur nous offre moins le récit d’une expérience brute, que l'évocation d'une nature passée par le filtre de la culture. Ermite bardé de références littéraires, il pose entre ce qu'il vit et lui-même comme un écran de mots et de pensées. Ce sont les grands espaces disciplinés par les livres, puis les livres revigorés par l'expérience.

Les pages 112-113 nous en offrent un bel exemple : un long paragraphe de synthèse sur L’amant de Lady Chatterley, où Tesson rappelle que l’héroïne de Lawrence s’effrayait de l’épuisement physiologique de l’Angleterre du 19ème, arc-boutée sur une industrie qui la dévorait. Elle ne trouvait l’apaisement qu’en renouant contact avec une nature enchanteresse. « Lawrence savait que la douceur des campagnes est un visage de la beauté. »

Sylvain Tesson fait suivre cette analyse d’un paragraphe beaucoup plus court, à propos de la Sibérie :

« Ce soir, je regarde le lac, assis sur le banc de bois, sous la conque des cèdres. Avant toute chose, un beau paysage devant les yeux. Ensuite tout peut s’arranger, la vie peut commencer. Lady Chatterley a raison. Je l’accueillerais bien quelques jours ici, me dis-je avant de rentrer me coucher. »

Le livre de Tesson est hanté par la littérature, au moins autant que par les déserts de neige. Ses lacs gelés ressemblent à des pages encombrées de mots sur lesquelles il resterait à écrire quelques phrases.

J’ai cru déceler également un ton proche de celui de Sollers dans certaines digressions faisant l’éloge de la solitude et de l’écart. Ainsi, page 118 :

« Je lis des vers chinois en sirotant une vodka. Le monde peut s’effondrer, en aurai-je un écho ? Une cabane est un bunker de bois. Le beau blindage que celui des rondins ! Les poutres de pin, l’alcool et la poésie forment un triple caparaçon. « Ma cabane est loin et moi, je ne sais rien » : un proverbe russe né dans les taïgas.

Aux antipodes, les diktats de Paris : « Tu auras une opinion sur tout ! Tu répondras au téléphone ! Tu t’indigneras ! Tu seras joignable ! »

Credo des cabanes : ne pas réagir… ne jamais rebondir… ne pas décrocher… flotter légèrement saoul dans le silence neigeux… s’avouer indifférent au sort du monde… et lire les Chinois
. »

Ou bien, page 120 :

« La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c’est disparaître des écrans de contrôle. L’ermite s’efface. Il n’envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d’impulsions bancaires. »

Encore une fois, la culture affleure dans chaque phrase de Sylvain Tesson - que les références soient explicites ou non. L’ermite se met à l’écart, mais n'oublie pas d'emporter avec lui le considérable bagage de tout honnête homme.