La littérature sous caféine


lundi 29 mars 2021

Il n'y a pas que l'égalité dans la vie (Patrice Jean, L'homme surnuméraire)

Mince, encore un auteur dont je me promets de lire tous les livres ! Avec L’homme surnuméraire (2017), Patrice Jean signe une satire féroce des milieux intellectuels doublée du portrait mélancolique d’hommes perdus dans ce monde et malheureux dans leur couple. C’est brillant, drôle, émouvant… En prime, on a droit de la part des personnages à quelques saillies qu’Alain Finkielkraut qualifierait d’antimodernes, par exemple cette page contre la quête perpétuelle de justice sociale, certes noble, mais pathétique quand elle tourne à la monomanie.

A ce propos, j’ai d’ailleurs toujours eu l’intuition que l’exigence d’égalité portait en elle la possibilité d’une dérive névrotique. Tocqueville le dit très bien dans sa « Démocratie en Amérique ». Je l’avais moi-même, plus modestement, évoqué dans un portrait que je faisais dans « Les vies enchantées » d’un homme à la fois très engagé dans sa vie quotidienne et conscient des paradoxes de cet engagement. Car il n’y a pas que l’exigence d’égalité, dans la vie : il y a aussi la beauté, l’amour, les voyages, autant de dimensions qui peuvent se laisser étouffer si l’on songe uniquement aux combats politiques.

« Abjection des utopies, la tragédie de la condition humaine excède de toutes parts la question politique. Je méprise toute personne qui réduit la détresse à sa dimension sociale, morale, politique. Le rapport aux autres, l’organisation de la cité, n’est qu’un aspect de l’existence… Cette femme de ménage m’est proche par l’incongruité de son apparition sur terre, et dès alors, parce qu’elle doit subir l’humiliation d’exister – qu’elle ne ressent peut-être pas –, elle n’est pas ma semblable parce que nous serions tous deux exploités par une société injuste. Toute organisation des hommes entre eux, selon le point de vue auquel on se place, tourne à l’injustice, génère l’inégalité. Je ne ressens pas le métier usant que je fais plus abusif et ingrat que la pluie, l’ouragan, le babil des fâcheux. Je n’assimile pas non plus tous les systèmes les uns aux autres, ce serait commettre la même erreur que les démocrates qui égalisent tous les esprits : un système politique est d’autant plus estimable qu’il respecte les solitudes, d’autant plus haïssable qu’il consacre les rassemblements. La civilisation la plus douce protège les solitaires de la foule, promeut l’inutile comme le souverain bien. » (« L’homme surnuméraire », page 222)

mardi 23 mars 2021

Les écrivains qui misent trop sur la sensualité

Les parcours de Philip Roth et de Romain Gary se ressemblent beaucoup par le contraste entre une vie sensuelle intense et une fin crépusculaire. Les derniers romans de Roth sont hantés par la maladie, les dernières années de Gary par l’obsession de l’impuissance. On en viendrait presque à se demander s’il n’est pas risqué de trop miser sur la sensualité… A privilégier l’extase physique au détriment de soucis plus traditionnels ou simplement plus variés – mais l’écriture devrait précisément représenter ce contrepoids ! – on se condamnerait à une fin pathétique.

J’aime la page de Freud où ce dernier compare les choix pulsionnels à des investissements boursiers : la prudence consiste à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Au fond Roth et Gary, selon Freud, auraient péché contre un certain bon sens existentiel.