La littérature sous caféine


samedi 24 mars 2012

Debussy a-t-il défini ce qui pourrait être "un art français de la musique" ?


Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy par... par BMMC

Comme souvent dans les livres d’Ariane Charton, le destin des personnages se déroule avec une sorte de tranquille et comique assurance. Ils évoluent dans un monde parfois mystérieux, ou même franchement inquiétant, mais réservant des moments d’une drôlerie inattendue, drôlerie dont les personnages ne sont pas conscients mais dont le lecteur perçoit, lui, toute l’ironie, tout le grotesque.

Dans Le roman d’Hortense j’avais senti, déjà, le côté vaguement ridicule de ces hommes fréquentés par Hortense Allart (impression très personnelle, cependant, car l'auteur avait été surpris par mes remarques...). Dans la biographie de Debussy qu’Ariane Charton vient de publier (Debussy, chez Folio Bio), j’ai trouvé aussi qu’il y avait matière à sourire à certains épisodes de la vie de Debussy. Par exemple, ces rencontres inabouties avec le compositeur Liszt que le jeune Claude admirait pourtant :

« Le 8, Debussy et Vidal interprétèrent devant Liszt sa Faust-Symphonie transcrite pour deux pianos. Le compositeur hongrois s’endormit pendant l’exécution. Même si, en 1915, Debussy rendit hommage à l’art de Liszt utilisant la pédale comme une respiration, on ne peut pas dire que ces rencontres marquèrent le jeune compositeur. » (Debussy, page 61)

Au-delà de l’atmosphère délicieuse et distinguée des milieux artiste et des salons parisiens, le livre aborde plusieurs aspects passionnants de la vie de Debussy.

Son rapport à la critique, tout d’abord. Tout au long du livre Ariane Charton égrène de nombreux extraits d’articles, des critiques parfois élogieuses de l’œuvre de Debussy mais souvent dubitatives ou franchement hostiles, et c’est une manière originale pour le lecteur de suivre l’évolution de la carrière du compositeur. Serait-ce une fatalité, chez les artistes de talent, de devoir affronter ces tombereaux de critiques, cette violence verbale quasi-perpétuelle ? Debussy semble avoir eu la force ou l’intelligence pratique, en tout cas, d’apprendre à les ignorer.

Un critique écrivait par exemple en 1903 :

« Tout se perd et rien ne se crée dans la musique de M. Debussy… Un tel art est malsain et néfaste… Cette musique nous dissout parce qu’elle est en elle-même la dissolution… Elle contient des germes non pas de vie et de progrès, mais de décadence et de mort. »

Belle et terrible critique, au demeurant, non pas forcément dénuée de raison, mais reprochant à la musique de Debussy ce qu’on peut précisément aimer en elle. Autre aspect à m’avoir intrigué : le souci de Debussy d’inscrire son œuvre dans une certaine tradition française. Je sais combien ce genre de considération peut paraître aujourd’hui daté – la variété des productions nationales, la richesse des influences croisées, l’émergence d’une véritable scène artistique mondiale –, pourtant les réflexions de Debussy en la matière m’ont semblé particulièrement éclairantes. Attentif à trouver un juste milieu entre l’art pompier des Allemands et l’art trop lyrique des Italiens, il fait l’éloge d’une manière toute française d’écrire la musique. Qu’en aurait pensé Nietzsche, par exemple, lui qui aspirait précisément à quitter les brumes mythologiques du Nord pour se tourner vers les partitions solaires d’un Bizet ?

« Deux ans plus tard, il redonnera une définition de la musique française, principalement en opposition avec l’allemande : « C’est la clarté, l’élégance, la déclaration simple et naturelle. » Sa chronique dans Gil Blas lui sert de tribune pour mettre en valeur le patrimoine musical français dont il se sent l’héritier :

« Nous avions pourtant une pure tradition française dans l’œuvre de Rameau, faite de tendresse délicate et charmante, d’accents justes, de déclamation rigoureuse dans le récit, sans cette affectation à la profondeur allemande. (…) »

« Couperin, Rameau, voilà de vrais Français ! Cet animal de Gluck a tout gâté. A-t-il été assez ennuyeux ! Assez pédant ! Assez boursouflé ! Son succès me paraît inconcevable. Et on l’a pris pour modèle, on a voulu l’imiter ! (…) Je ne connais qu’un autre musicien aussi insupportable que lui, c’est Wagner !
» » (page 205)

Un art français de la musique qu’il ne me paraît d’ailleurs pas absurde de distinguer parfois en littérature – il m’est arrivé d’en parler ici-même. Il m’a toujours semblé qu’il y avait en effet une manière très française d’écrire des romans (manière dont je ne prends vraiment conscience qu’aujourd’hui et dont je perçois les mérites comme les limites), une manière assez économe, soucieuse de mesure, de belle langue et de spiritualité.

Une manière qui perdure quelque peu en ce début de 21ème siècle puisqu’en dépit, encore une fois, d’une certaine homogénéisation mondiale des inspirations, il persiste quelques tendances – que l’on pense simplement au volume moyen des romans américains, visant le plus souvent la puissance narrative et l’imagination débordante lorsque les Français – et peut-être plus généralement les Européens – parient davantage sur le regard juste et l’œuvre économe.

Quoi que le 19ème français ait été, sur le plan littéraire, également celui des ambitions prométhéennes…

jeudi 15 mars 2012

Marguerite Duras, ou la liberté



Dans un couloir, un homme urine sur une femme. Il appuie sur son corps, puis il finit par s’assoir et sortir son sexe. La femme entreprend alors de le sucer, puis de glisser le visage dans ce que l’homme « ignore de lui-même ». Ils font enfin l’amour, jouissent, et l’homme bat la femme – jusqu’à ce que, peut-être, elle meure.

Argument d’un court-métrage pornographique ? Scène arty d’une installation vidéo ? Scénario potache d’un élève de lycée ? Non, résumé d’un texte bref de Marguerite Duras (trente pages en gros caractères), l’un des plus « sexuels » qu’elle ait écrit : L’homme assis dans le couloir.

Je n’ai jamais été grand fan de Duras (sans aller cependant jusqu’à dire, comme j'ai pu le lire parfois, qu'elle est l’auteur le plus surestimé du 20ème siècle), et certains de ses plus grands textes m’ennuient assez – je n’arrive jamais à finir, par exemple, L’amant de la Chine du Nord ou La Douleur. Mais je découvre aujourd’hui ses très courts livres, et cette fois-ci je tombe sous le charme – encore que charme soit un terme peu approprié : sans doute faudrait-il parler d’envoûtement.

Dans L’homme assis dans le couloir, par exemple, j’aime l’extrême brièveté, la provocation, l’incertitude grammaticale (présent et conditionnel entremêlés), la radicalité de traitement, autant d’éléments qui montrent combien Duras s’adjugeait une liberté de création à peu près totale. On peut être irrité par ses poses, son arrogance, son refus de l’académisme, mais séduit aussi par cette attitude princière et ce jusque-boutisme créatif.

Dans les phrases saturées de sens, dans un certain univers de désir et de mort, je crois par ailleurs trouver des analogies avec Georges Bataille – dont le texte L’Impossible m’a récemment bouleversé.

Qu’en en juge par cette phrase :

« Elle est pleine de jouissance, remplie de jouissance plus qu’elle ne peut en contenir et tant à l’étroit d’elle-même elle est devenue qu’on hésite à y porter la main. » (L’homme assis dans le couloir, p. 25)

Ça me rappelle des formules de Bataille, dans L’Impossible, comme :

« Ce qui dort en moi d’énergie insensée tendu à se rompre. »

Ou : « La douceur de la mort rayonnait en moi. »

De même cette phrase de Duras, dans La maladie de la mort (le texte qui a nourri le film de Catherine Breillat, Anatomie de l’enfer) :

« Elle sourit, elle dit que c’est la première fois, qu’elle ne savait pas avant de vous rencontrer que la mort pouvait se vivre ».

Comment ne pas songer à ces autres phrases de Bataille, toujours dans L’Impossible :

« Je le savais déjà que l’intimité des choses est la mort », ou bien : « La douceur de la mort rayonnait en moi. » (page 98)

J’ai beau rêver parfois d’imiter de grands romans réalistes, je me sens souvent en phase avec ces œuvres de formules denses et terribles.

lundi 12 mars 2012

Les hommes qui se taisent (Un éclat minuscule, Jean-Baptiste Gendarme)



De livre en livre, Jean-Baptiste Gendarme dessine depuis 2005 un univers très noir mais d’une certaine élégance, un univers envoûtant de destins empêchés, de personnalités hésitantes, d’amours inabouties.

Ses deux premiers romans faisaient la part belle à la maladie. Son dernier en date, Un éclat minuscule (Gallimard, 2012) aborde le thème des disparitions impromptues, des familles cernées par la mort.

Le protagoniste, Stéphane, est un trentenaire tout juste père, voyant mourir sous ses yeux sa compagne après un accident de la circulation. Il se rappelle alors l’histoire assez triste de sa jeunesse, marquée par la disparition précoce de sa mère et la folie progressive de son père. Le genre de cadre familial à engendrer des rejetons peu sûrs d’eux-mêmes, frôlant constamment la dépression – et c’est peut-être le message secret du livre, cette hypothèse selon laquelle certaines familles finiraient par mourir d’elles-mêmes après des coups répétés du sort, comme le suggèrent ces quelques lignes :

« (…) sa famille où l’on s’efforçait de mourir avant quarante ans. Pas par choix, ni par nécessité, mais presque par tradition. Quand ce n’était pas l’une des deux guerres (ses arrière-grands-pères), c’était la maladie (ses grands-pères), ou les accidents (sa mère, ses oncles, quelques cousins). Son frère, persuadé qu’une malédiction décimait la famille, fit le serment de ne jamais se marier (ni d’avoir d’enfants). » (p. 78)

En cours de roman, le narrateur fait un portrait moral de Stéphane et finit par être drôle à force de relever ses insuffisances :

« Avec le temps, il avait pris l’habitude de rester sur la réserver, dans son coin. Il écoutait, il hochait la tête, mais prenait rarement la parole. Il ne revendiquait rien, il ne s’opposait à personne. On aurait beau le provoquer, il ne dirait rien. Il répondait par monosyllabes, en prenant le temps. S’il avançait dans une phrase trop longue, quelques secondes s’écoulaient entre le sujet et le verbe, et une fois lancées, les phrases restaient en suspens, comme s’il n’était pas utile de les terminer. (…) Si on lui demandait son avis sur un livre, même s’il l’avait lu, Stéphane répondait : « Je… Je ne pense pas à partir de livres, d’œuvres, je pense à partir de problèmes… », et il se taisait. Chacun faisait ensuite ce qu’il voulait de ça. » (p. 72)

Cette manière de frôler la comédie, c’est une politesse du désespoir – une façon raffinée de trouver malgré tout des raisons de vivre.

Stéphane m’a d’ailleurs fait penser à l’un des personnages croqués par Balzac au début des Illusions Perdues, dans sa description d’un salon de province : Monsieur de Bargeton, un homme qui n’a rien à dire et qui fait passer ses silences pour une profonde introspection :

« Content ou mécontent, il souriait. (…) S’il fallait absolument une approbation directe, il renforçait son sourire par un rire complaisant, en ne lâchant une parole qu’à la dernière extrémité. Un tête-à-tête lui faisait éprouver le seul embarras qui compliquait sa vie végétative, il était alors obligé de chercher quelque chose dans l’immensité de son vide intérieur. La plupart du temps il se tirait de peine en reprenant les naïves coutumes de son enfance : il pensait tout haut, il vous initiait aux moindres détails de sa vie ; il vous exprimait ses besoins, ses petites sensations qui, pour lui, ressemblaient à des idées. (…) « Je monterai demain à cheval, et j’irai voir mon beau-père. » Ces petites phrases, qui ne supportaient pas la discussion, arrachaient un non ou un oui à l’interlocuteur, et la conversation tombait à plat. »

Certes, le Stéphane d’Un éclat minuscule n’est pas ridicule, mais il doit éprouver le même genre d’angoisse que celui dont se moque Balzac : le constat d’une sorte de manque existentiel, d’un irrémédiable vide qui pourrait bien un jour se refermer sur lui. Dans les prochains romans de Jean-Baptiste Gendarme, pour peu qu’il reprenne le fil de ces personnages en demi-teinte, je guetterai les stratégies pour contenir ce vide, les nouveaux élans pour dessiner un espace heureux…

lundi 5 mars 2012

Les descriptions sont-elles si ennuyeuses ?



De même que le 17ème siècle flamand (celui qu’on appelle souvent L’âge d’or hollandais) mettait à l’honneur la peinture du quotidien, ce que Todorov appelait « le genre du quotidien », de même il me semble que le 19ème européen (et particulièrement français) a développé un art de la description (lieux comme personnages) poussé à un degré jusque-là inégalé – par sa précision, son ampleur, sa portée symbolique. N’allait-il pas se perdre quelque peu par la suite ? (Si l’on excepte certaines œuvres comme celle de Marcel Proust, Aragon, Colette…).

C’est frappant chez Zola, Balzac, Hugo, Flaubert, mais on retrouve cet art de la notation précise, savante et documentée chez un auteur qui passe pourtant pour moins talentueux que ses collègues, ou moins précis, plus superficiel : Maupassant.

Même dans ses nouvelles, cultivant pourtant le trait rapide et l’ellipse, on trouve de somptueux passages dont le bonheur de lecture tient à la justesse des mots, leur inventivité, et même une certaine ampleur de le développement – le 20ème siècle, pour simplifier à l’extrême, aimant concentrer son attention sur l’intensité narrative, l’expressivité, la portée métaphysique, autant de choses qui l’éloignent du plaisir pur de la description (ces descriptions que l’on tient souvent pour ennuyeuses et qui sont peut-être, pourtant, l’essence même du dix-neuvième en littérature).

Dans l’une des plus belles nouvelles de Maupassant, Une partie de campagne, que Renoir avait voulu adapter au cinéma, on trouve ainsi l’étonnante description d’un chant de Rossignol (motif éminemment romantique), accompagnant l’union charnelle de deux personnages que l’auteur aura l’habilité de pas dépeindre. Le passage vaut autant pour l’humour des sous-entendus que pour la qualité de la description elle-même :

« L’oiseau se remit à chanter. Il jeta d’abord trois notes pénétrantes qui semblaient un appel d’amour, puis, après un silence d’un moment, il commença d’une voix affaiblie des modulations très lentes. (…) Une ivresse envahissait l’oiseau, et sa voix, s’accélérait peu à peu comme un incendie qui s’allume ou une passion qui grandit, semblait accompagner sous l’arbre un crépitement de baisers. Puis le délire de son gosier se déchaînait éperdument. Il avait des pâmoisons prolongées sur un trait, de grands spasmes mélodieux.

Quelquefois il se reposait un peu, filant seulement deux ou trois sons légers qu’il terminait soudain par une note suraiguë. Ou bien il partait d’une course affolée, avec des jaillissements de gammes, des frémissements, des saccades, comme un chant d’amour furieux, suivi par des cris de triomphe
. »

Dans un autre de ses chefs-d’œuvre, La Maison Tellier, Maupassant enchaîne plusieurs portraits et l’on sent par exemple dans celui de la tenancière le plaisir de brosser un petit paragraphe bien senti, truffé de détails « bien vus » :

« Elle était grande, charnue, avenante. Son teint, pâli dans l’obscurité de ce logis toujours clos, luisait, comme sous un vernis gras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frisés, entourait son front, et lui donnait un aspect juvénile qui jurait avec la maturité de ses formes. Invariablement gaie et la figure ouverte, elle plaisantait volontiers, avec une nuance de retenue que ses occupations nouvelles n’avaient pas encore pu lui faire perdre. Les gros mots la choquaient toujours un peu : et quand un garçon mal élevé appelait de son nom propre l’établissement qu’elle dirigeait, elle se fâchait, révoltée. Enfin elle avait l’âme délicate, et bien que traitant ses femmes en amies, elle répétait volontiers qu’elles « n’étaient point du même panier. » »