La littérature sous caféine


"La honte d'écrire des choses si dures..." (Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne)


Caméras subjectives : Emmanuel Carrère
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Le passage suivant du beau livre d’ Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne (Folio, 2010), m’a fait sourire parce que je m’y suis reconnu :

« Elle avait lu mon livre L’Adversaire, que Juliette lui avait conseillé en disant que j’étais le nouveau fiancé d’Hélène, et elle l’avait trouvé très dur. J’ai reconnu que oui, c’était dur, qu’il avait été dur pour moi aussi de l’écrire, et je me suis senti vaguement honteux d’écrire des choses si dures. Les gens que je fréquente, cela ne leur pose pas de problème qu’un livre soit horrible : beaucoup y voient au contraire un mérite, une preuve d’audace à mettre au crédit de l’auteur. Les lecteurs plus candides, comme la mère de Patrice, sont troublés. Ils ne jugent pas que c’est mal d’écrire ça, mais se demandent tout de même pourquoi l’écrire. Ils se disent que le type gentil et bien élevé qui les aide à couper en rondelles les concombres, qui a l’air de sincèrement prendre part au deuil de la famille, que ce type doit tout de même étre bien tordu, ou bien malheureux, en tout cas que quelque chose chez lui ne va pas, et le pire, c’est que je ne peux que leur donner raison. » (Page 89)

Dans ce livre, Carrère reprend un procédé comparable à celui qu’il avait utilisé dans L’Adversaire ou dans Un Roman russe : le récit de choses vues ou entendues (souvent dans le cadre de véritables petites enquêtes), suscitant des échos dans sa propre vie, que l’écriture cherche à saisir de la façon la plus juste possible.

(Au passage, on pourrait raisonnablement définir ce genre d’écrit par le terme si discuté d’autofiction – ce mot-là recouvre des définitions si variées qu’il ne veut finalement plus dire grand-chose, mais on peut s’amuser à le reprendre pour lui donner un sens qui nous paraît approprié. Ainsi, je pourrais m’en tenir dans le cas de Carrère à la définition suivante : l’autofiction serait un travail d’élucidation de soi-même dans le cadre même de l’écriture, à partir d’un matériau tenu pour réel (récit ou autobiographie). Elle serait légèrement différente de la simple autobiographie dans la mesure où la chronologie des faits passerait au second plan par rapport à l’exigence de densité, voire l’originalité du procédé pour rendre compte des faits.)

Passées les considérations d’ordre théorique, quelques remarques sur le livre lui-même :

- L’auteur-narrateur raconte la manière dont il s’est converti, d’une certaine manière, à l’amour, en observant autour de lui de fortes personnalités subir le malheur et garder pourtant quelque chose de lumineux en elles – il décrit en des pages saisissantes ce qu’il a vu du tsunami de 2005, puis s’attache au destin de quelques familles frappées par la maladie, le handicap ou la mort. C’est très touchant, et de nombreuses pages sont vraiment très belles.

- J’ai beaucoup aimé la référence à une pensée de Freud que je ne connaissais pas : « Freud définit la santé mentale d’une façon qui m’a toujours plu, même si elle me semblait inaccessible, comme la capacité d’aimer et de travailler. » (page 322).

- C’est à mon goût le livre le plus réussi de Carrère. Il prolonge une sorte de longue réflexion autobiographique, gagnant en ampleur tout en évitant les incursions, parfois moins convaincantes, vers un ton de provocation sexuelle qui jurait un peu dans le tome précédent (je n’avais que moyennement apprécié l’ouverture d’Un Roman russe, qui me semblait inutilement crue, bien qu’assez courageuse).

- Il y a de longues pages sur le système juridique français (et quelques-unes de ses récentes évolutions), passionnantes en soi, mais qui me font l’effet d’un exercice de style. Elles m’ont rappelé les pages de Balzac sur le système financier dans Illusions perdues : morceau de bravoure réaliste, certes réussi, mais quelque peu fastidieux (quoi que plus fluides et plus tendues chez Carrère).

- Dans le genre autofiction intelligente et sensible, D’autres vies que les miennes me semble ainsi représenter comme un modèle. Mais c’est aussi sa limite : on a parfois l’impression d’un exercice (même brillant) ou de quelque chose d’un peu contraint. En refermant le livre, je me suis demandé si Carrère n’allait pas maintenant évoluer vers des formes plus fantaisistes ou plus ébouriffées…

COMMENTAIRES

1. Le lundi 6 décembre 2010 à 16:37, par hélène

J’avais trouvé « un roman russe » psychiquement brutal (j’ai gardé un lourd souvenir de la « gestion » déliquescente de sa relation amoureuse : je ne sais pas si le modèle féminin a existé mais j’imagine le choc qu’elle a du avoir en lisant ça).

En réalité j’avais lu ce livre comme un polar avec une curiosité quasi malsaine et dans une sorte d’effroi de moi-même qui restait accroché à ce récit addictif.

« D’autres vies » est très maitrisé, apaisé, distancié (et pourtant impliqué) et d’une immense sobriété (je n’ose penser quel mélo pourrait nous pondre certains cinéastes américains en adaptation). Ce type a un style fluide terriblement agaçant pour les laborieux de l’écriture dont je fais partie , les passages juridiques en sont une belle illustration (connaissant la matière : c’est du grand art).

Quant au passage que tu cites, cela ne m’étonne pas que tu t’y sois reconnu…

2. Le lundi 6 décembre 2010 à 16:45, par aymeric

Oui, "maîtrisé et distancé", ce sont deux termes qu'on pourrait appliquer à l'écriture de Carrère.
Autre chose à m'avoir frappé dans son livre, c'est son insistance à répéter que ce qu'il trouve très beau, dans la vie, c'est de vieillir avec quelqu'un et de l'aimer jusque sur son lit de mort... L'idée est séduisante, mais répétée tant de fois, elle fait vraiment penser à de la méthode Coué...

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