La littérature sous caféine


vendredi 6 mars 2015

Brillant clocher (Clochemerle, Gabriel Lechevallier)



C’est une vraie surprise, ce Clochermerle de 1934. On connaît surtout Gabriel Chevallier pour son poignant roman La peur, transcrivant son expérience des tranchées, mais c’est avec cette fiction burlesque qu’il rencontra un succès planétaire. Je m’attendais à une pochade – comment espérer autre chose quand le texte annonce des rivalités granguignolesques autour d’une pissotière dans un village du Beaujolais ? Et la surprise est divine : le roman vaut beaucoup mieux que son argument. Les portraits s’enchaînent avec un imparable mordant, les bons mots sont légions, la satire féroce, les dialogues enlevés. Dans ce genre sarcastique, Chevallier vole mille coudées au-dessus d’un Jean Dutourd – laborieux – ou d’un Jacques Laurent – bavard. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes de ce roman que de pâtir, en fin de compte, de son intrigue bas de plafond alors même qu’elle a fait son triomphe. Quoi qu’il en soit, je viens de trouver avec lui ma référence en matière de fiction comique – d’un niveau comparable à Trois hommes dans un bateau, par exemple.

« Jeune médecin, le Dr Mouraille commit pour la santé des corps la même erreur que commit, jeune prêtre, le curé Ponosse pour la santé des âmes : il voulut faire du zèle. Il attaqua la maladie avec des diagnostics audacieux, imaginatifs, et de violentes contre-offensives thérapeutiques. Ce système lui donna vingt-trois pour cent de pertes, dans les cas graves, proportion qui fut rapidement ramenée à neuf pour cent, lorsqu’il décida de s’en tenir à la médecine de constatation, comme faisaient généralement ses confrères des pays voisins. »

mercredi 21 janvier 2015

Houellebecq ou la paresse de l'Occident



Quelques remarques, en vrac, sur le dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission.

- Dans le premier tiers du livre, Houellebecq renonce à son adjectif fétiche, « pénible », pour adopter « dense » et « intense ». Le mot « chatte », quant à lui, reste assez présent.

- D’un point de vue dramatique, c’est son roman le plus tenu : l’intrigue ne se disperse pas, le propos est clair, l’auteur se permet même un certain suspense. Rien à voir avec le côté vague du précédent, La carte et le territoire, qui m’avait fait l’effet d’une sorte d’édulcoration générale de l’art houellebecquien.

- Le livre n’est pas vraiment islamophobe : il est plutôt critique vis-à-vis d’un Occident fatigué, prêt à renoncer à ses grands principes. L’Islam est présenté comme une religion conservatrice, prenant le relai du catholicisme qui se décompose. La grande originalité du livre est d’ailleurs de décrire un Islam jouant le jeu de la démocratie, conquérant le pouvoir par une alliance avec le PS. Assez peu crédible, l’hypothèse n’en est pas absurde pour autant. Après tout, le PS doit aujourd’hui sa place au fait que l’électorat musulman se porte vers lui à une écrasante majorité – ce qui pourrait un jour se retourner contre ce même PS dans la mesure où cet électorat, par la force des choses, reste conservateur.

- Le personnage le plus attaqué dans le livre s’appelle François Bayrou, présenté comme un homme lâche et bête. Plus généralement, le livre est une satire – des mondes politique, journalistique et universitaire. Certains personnages sont sympathiques, la plupart assez mous, voire assez vils. Le narrateur exprime une sorte de misanthropie light qui fait son charme.

- Dans La carte et le territoire, Houellebecq faisait l’éloge d’une certaine gastronomie trash (escargots, tripes…) assurant à la France une partie de son succès. Ici, il enfonce le clou. Le narrateur s’intéresse beaucoup au terroir. Et s’il décrit la gastronomie comme un substitut aux plaisirs sexuels, il ne lui réserve pas moins une place de choix – celle de la tendresse, celle du raffinement, ce qui est rare après tout dans l’univers de Houellebecq.

- Quelques scènes de sexe explicite, cependant moins provocantes que d’habitude – ici, pas d’histoires de femmes sortant de partouze en civière. J’ai appris une jolie expression : la feuille de rose, l’autre nom de l’anulingus.

- Un nouveau venu dans les gimmicks qui définissent l’art de Houellebeq, à côté des scènes de sexe ou de supermarché : l’évocation des phénomènes météorologiques. Il est beaucoup question de dépressions ou de pression atmosphérique. Reflet amusé de l’importance que revêt la météo dans les bulletins d’information ? Métaphore sur le côté dérisoire des destinées humaines ?

- De belles pages sur Huysmans, de longues citations de Péguy, quelques vannes sur Paulhan… C’est l’aspect que je préfère désormais chez Houellebecq, la très grande justesse avec laquelle il parle d’autres écrivains – ce qui ne le retient pas, bien sûr, d’en insulter quelques-uns, ce qui me fait rire.

mardi 16 décembre 2014

Aragon - l'ennui distingué



Lorsque je me lance dans un texte que je veux bien écrit, je lis quelques pages d’Aragon que je tiens pour le plus grand virtuose du siècle. En ce moment, je découvre ses Beaux quartiers – avant tout parce que j’aime le titre. Comme d’habitude, c’est un texte fluide, ample, précis… On dirait de la poésie en prose, si ce n’est que l’auteur truffe son roman de formules orales qui me semblent une sorte de clin d’œil à Céline et qui doivent lui donner l’impression de s’approcher de la merveilleuse spontanéité populaire, et de la vie en général. D’ailleurs, ces petits aperçus de discours indirect libre sont une des marques de son écriture romanesque, fortement ironique, et me font parfois l’effet d’un tic.

« Pas tous les mois évidemment qu’on a la chance d’un de ces enterrements comme celui de la vieille dame Cotin, de la rue Longue, pour laquelle un évêque s’était dérangé, pensez donc, mais enfin, bon an mal an, avec le coup de collier du début de novembre, cela faisait un petit commerce bien régulier, somme toute, malgré l’aléa, et la rareté des épidémies dans la ville haute. » (Folio, page 59)

Formules, détails, historiettes… L’auteur multiplie les effets de style et cela sur des centaines de pages. En fera-t-on le tour ? Il y a quelque chose de diabolique dans cette façon de laisser entendre que rien, décidément rien n’est étranger à sa plume, à sa perspicacité.

Forcément, ce talent a son revers : c’est que ça n’en finit pas. Le problème de toute virtuosité, sans doute. Et je pense que les admirateurs mêmes des Voyageurs de l’impériale ou d’Aurélien admettent n’avoir pas fini de les lire. Je me souviens du dernier chapitre des Voyageurs de l’Impériale où l’auteur laisse agoniser le protagoniste pendant plusieurs dizaines de pages, avec une sorte d’acharnement relevant à la fois de la prouesse et du sadisme.

En fin de compte, c’est peut-être bien ça, le bonheur, en littérature : une forme d’ennui distingué.

Voici l’incipit des Beaux Quartiers – merveilleusement tourné, avec cet air de facilité qui fascine et agace à la fois :

« Dans une petite ville française, une rivière se meurt de chaud au-dessus d’un boulevard, où, vers le soir, des hommes jouent aux boules, et le cochonnet valse aux coups habiles d’un conscrit portant à sa casquette le diplôme illustré, plié en triangle, que vendaient à la porte de la mairie des forains bruns et autoritaires. »

mercredi 26 novembre 2014

Balzac, aussi généreux que ses personnages ?



Dans la plupart des romans de Balzac, le protagoniste est un homme pur, au cœur bon, souffrant dans l’adversité, prêt au sacrifice – j’achève tout juste ma lecture de La Recherche de l’infini. Et c’est finalement l’impression que me fait Balzac lui-même : je suis persuadé maintenant qu’il était un homme généreux, bienveillant. Du moins, qu’il avait cette image de lui-même.

En fin de compte, c’est une chose rare que l’écrivain soit un personnage sympathique. Et cette sorte d’ethos compte, à mes yeux, dans l’appréciation que je me fais d’une œuvre. Je ne suis d’ailleurs pas d’accord avec Proust sur ce point : la rupture n’est pas si grande entre l’auteur et son personnage. Souvent, la biographie éclaire des aspects mystérieux d’un livre. Et puis, soyons honnête : la part d’admiration que l’on porte à une œuvre, on la porte aussi et surtout à la femme ou à l’homme qui l’incarne.

lundi 3 novembre 2014

Simone de Beauvoir, éternelle petite fille



Comme beaucoup, je tiens Simone de Beauvoir pour la plus grande diariste française du 20ème. Sa pensée doit beaucoup à Sartre, mais son autobiographie vibre d’une vie que le maître existentialiste peinait à rendre : plume fluide, ample, nourrie, précise.

Le premier volume, Mémoires d’une jeune fille rangée, débute pourtant de manière assez fastidieuse. Dans la première partie, notamment, l’auteur cherche à trop bien écrire… Et les détails étouffent un peu l’ensemble. On dirait que Beauvoir écrit d’une manière aussi bourgeoise que son milieu. Malgré tout, l’écriture s’allège au fil des ans – collant davantage aux émotions, décrivant des faits plutôt que des sentiments. Cela tient sans doute au fait que Beauvoir évoque des événements de plus en plus récents.

Ainsi les Mémoires du Castor se calquent-ils, les années passant, sur le journal dont ils s’inspirent. Et c’est particulièrement frappant dans l’avant-dernier volume, Tout compte fait, qui se lit d’une traite. Voyages, amours, débats… Beauvoir passe sans transition d’un aspect à l’autre d’une vie qui se veut à la fois romanesque et intellectuelle – c’est ce qui fascine.

Malgré tout, la formule devient assez mécanique. Beauvoir alterne dissertations de khâgneuse et journal de jeune fille, sans lisser l’ensemble. Les détails sont charmants mais ils virent à l’anecdotique. Ce que l’auteur gagne en naturel, elle le perd en force. Et elle finit par laisser au lecteur une impression assez regrettable : celle d’une femme mûre qui n’a finalement pas tellement grandi, appliquée comme une élève, laissant filer le quotidien avec la naïveté d’une adolescente qui attend d’en savoir davantage.

Par ailleurs, n’y a-t-il pas de la complaisance à raconter par le menu ses rencontres, ses repas, ses soucis, comme si chacun d’eux contenait une part de vérité ? Comme si le moindre détail participait du prestige de la grande dame ?

Dans le tout dernier volume, La cérémonie des adieux (1981), plus court que les précédents et retraçant les dernières années de Sartre, l’impression se confirme. La complaisance flirte avec le voyeurisme : Beauvoir ne nous épargne pas grand-chose des supplices de Sartre – problèmes de vue, d’étourdissements, de divagations, d’incontinence… Beauvoir ne cède-t-elle pas à des effets faciles, trop faciles pour une œuvre qui se veut exigeante ? Elle-même annonce d’ailleurs en préambule que le livre retrace « la fin de Sartre »…

L’écriture calquée sur celle du journal donne quelques paragraphes assez faibles.

« En un jour le soleil était devenu un soleil d’été ; les bourgeons éclataient, les arbres verdoyaient, dans les squares les fleurs éclosaient et les oiseaux chantaient ; les rues sentaient l’herbe fraîche. »

Toujours cette impression de vie, d’optimisme, mais avec un goût nouveau, cependant, celui du demi-mensonge : Beauvoir soigne le maître, lui dresse un véritable monument, relève le moindre de ses mouvements mais dresse un voile de pudeur devant certains aspects plus problématiques de sa biographie comme sa liaison supposée avec sa propre fille adoptive. Toute à son admiration, elle oublie de se montrer ironique, comme on aimerait qu’elle le soit de temps en temps.

Ce qui ajoute d’ailleurs au malaise que peut susciter l’attitude de cette grande prêtresse du féminisme : elle donne plutôt l’image ici d’une épouse modèle, d’une amante dévouée, d’une midinette agressivement protectrice, d’une véritable dame patronnesse veillant sur un héritage. L’ultime contradiction de ce témoin privilégié des passions du siècle ?

mercredi 15 octobre 2014

Marc Molk ou le comble de l'art



Marc Molk s’amuse en décrivant, dans Plein la vue (Editions Wild Project, 2014), trente tableaux dont il pointe certains détails et relève les cocasseries, les beautés secrètes, les fausses platitudes. Il applique à la lettre le programme contenu dans ce qu’on appelle une ekphrasis : la description animée d’une œuvre d’art, que l’animation se trouve dans l’œuvre elle-même (que l’on songe au bouclier merveilleux d’Achille) ou dans la narration qui la met en scène.

Ici, l’animation se trouve véritablement dans le langage. Marc prend le ton badin, enjoué, de l’amateur qui s’adresse à des amis, mais il n’en délivre pas moins de très sérieuses petites leçons de bon goût – le sien, en l’occurrence, mais présenté de manière si joyeuse que l’étude de la peinture semble alors à la fois facile et lumineuse.

A l’image de cette Etude de fesses de Félix Vallotton, à propos desquelles Marc Molk déclare : « Il s’agit ici de réalisme, de réalisme sévère, avide de cruauté. Il s’agit de fesses parfaitement réelles. Elles ont l’air tremblantes alors même qu’elles ne bougent pas. N’est-ce pas miraculeux ? » La littérature éclairant la peinture qui elle-même éclairait le monde : une sorte de comble de l’art !

lundi 24 juin 2013

Olivier Adam ou l'éloge paradoxal du déracinement (Les Lisières, Flammarion 2012)


Olivier Adam, aux « lisières » de Paris par FranceInfo

« Son plus grand roman », précise Le Monde. Et il est vrai que Les Lisières (Flammarion 2012) d’Olivier Adam en impose par son souffle, sa tension dramatique, son ambition. Il s’attache notamment à dresser le vaste portrait de ces zones périurbaines en constante expansion – zones pavillonnaires, HLM – et de la mélancolie, voire du mal-être qui s’y développent.

Le narrateur, qu’il est difficile ici de ne pas confondre avec l’auteur tant les points de comparaisons sont nombreux, se remet difficilement d’une séparation. Il quitte la Bretagne pour rendre visite à sa famille restée vivre en banlieue parisienne. Mais le séjour ne fait qu’approfondir le gouffre entre ce romancier que le succès pousse à fréquenter les « bobos » et ses propres parents restés si modestes. Des parents qui s’obstinent par ailleurs à rester vivre dans la région.

« Si étrange que cela puisse paraître, cette banlieue où personne n’avait jamais eu envie de vivre, cette banlieue que j’avais toujours entendu qualifier de pourrie, ni plus ni moins qu’une autre mais simplement pourrie, de laideur commune, de banalité pavillonnaire et d’ennui résidentiel, était devenue l’objet d’une flambée immobilière qui me laissait interdit. » (Page 87)

Cette répulsion pour les zones pavillonnaires s’accompagne bientôt d’un éloge du déracinement. Le narrateur se demande comment les gens peuvent éprouver de l’attachement pour des lieux si désincarnés. Le racines ne sont-elles pas foncièrement illusoires ? De même, et malgré tout l’amour qu’il porte à la Bretagne, il ne comprend pas les sortes de délires identitaires qui attachent les Bretons à leur région.

« J’avais débarqué en Bretagne étonné de découvrir une terre où tout le monde était blanc, où il restait encore des gens pour se définir comme « catholiques », où beaucoup se revendiquaient d’ici depuis des générations et paraissaient en tirer une fierté que je trouvais, selon les jours, suspecte ou carrément imbécile. Où certains parlaient sans rire d’identité régionale, de traditions locales, de coutumes, de particularismes, de racines. Un truc surgi du passé en somme, une France telle que l’imagine Jean-Pierre Pernaut, attardée et refermée sur elle-même. » (page 124)

Il me semble déceler cependant un paradoxe dans cette double posture : éloge du déracinement / répulsion pour la banlieue. La banlieue parisienne en effet n’est-elle pas devenue, précisément, le lieu par excellence du déracinement ? Une sorte de territoire indécis, sans ancrage particulier, qui devrait alors faire les délices du narrateur ?

D’autant que le tempérament dépressif de ce dernier ne plaide pas en sa faveur : comment avoir envie de le suivre si c’est pour vivre un tel effondrement intérieur ? Si c’est pour flirter avec le perpétuel effacement de sa personne ?

Autre aspect du paradoxe : le narrateur fait l’éloge du déracinement mais il n’a l’air de réussir à vivre, comme l’auteur d’ailleurs, qu’en Bretagne et au Japon : une région dont la « culture locale » est sans doute la plus forte de France, comme le souligne le narrateur lui-même ; et un pays qui fait de l’isolement et du refus du métissage une sorte de principe... Comment justifier, dès lors, à la fois le refus des racines et le bonheur de vivre parmi des gens qui, eux, revendiquent ces racines ?

Non pas que l’éloge du déracinement soit une mauvaise chose. Moi-même, je me sens proche de cette posture de la marge. Et j’ai, comme Olivier Adam, ce double amour de la Bretagne et du Japon… J’adore me sentir comme un passager clandestin dans une région dont je maîtrise mal les codes, qui m’ignore et grâce à quoi je me sens libre. Mais il me paraît étrange de ne valoriser que ce déracinement : le goût pour ce dernier ne peut qu’aller de pair avec la présence, proche et même envahissante, de populations et de cultures qui se sentent, elles, « ancrées ». Le plaisir d’errer est sans doute d’autant plus fort que les autres, eux, refusent d’errer. Et puis, comment raisonnablement imaginer un monde où tout le monde se mettrait à errer ?

La passion du narrateur pour la Bretagne et le Japon me font ainsi l’effet d’un véritable retour du refoulé : plus il se libère des entraves, plus sa tristesse s’approfondit. Sans se l’avouer, il paraît rechercher la présence de gens qui « s’installent ». Et il reproche à son père de détester le métissage tout en refusant lui-même de vivre en région parisienne : le prétexte est l’affreuse monotonie des pavillons, des centres-villes et des supermarchés. Mais ce rejet tout architectural ne masquerait-il pas l’angoisse d’un monde entièrement voué au déracinement ?

dimanche 23 juin 2013

Olivier Adam ou l'éloge paradoxal du déracinement (Les Lisières, Flammarion 2012)


Olivier Adam, aux « lisières » de Paris par FranceInfo

« Son plus grand roman », précise Le Monde. Et il est vrai que Les Lisières (Flammarion 2012) d’Olivier Adam en impose par son souffle, sa tension dramatique, son ambition. Il s’attache notamment à dresser le vaste portrait de ces zones périurbaines en constante expansion – zones pavillonnaires, HLM – et de la mélancolie, voire du mal-être qui s’y développent.

Le narrateur, qu’il est difficile ici de ne pas confondre avec l’auteur tant les points de comparaisons sont nombreux, se remet difficilement d’une séparation. Il quitte la Bretagne pour rendre visite à sa famille restée vivre en banlieue parisienne. Mais le séjour ne fait qu’approfondir le gouffre entre ce romancier que le succès pousse à fréquenter les « bobos » et ses propres parents restés si modestes. Des parents qui s’obstinent par ailleurs à rester vivre dans la région.

« Si étrange que cela puisse paraître, cette banlieue où personne n’avait jamais eu envie de vivre, cette banlieue que j’avais toujours entendu qualifier de pourrie, ni plus ni moins qu’une autre mais simplement pourrie, de laideur commune, de banalité pavillonnaire et d’ennui résidentiel, était devenue l’objet d’une flambée immobilière qui me laissait interdit. » (Page 87)

Cette répulsion pour les zones pavillonnaires s’accompagne bientôt d’un éloge du déracinement. Le narrateur se demande comment les gens peuvent éprouver de l’attachement pour des lieux si désincarnés. Le racines ne sont-elles pas foncièrement illusoires ? De même, et malgré tout l’amour qu’il porte à la Bretagne, il ne comprend pas les sortes de délires identitaires qui attachent les Bretons à leur région.

« J’avais débarqué en Bretagne étonné de découvrir une terre où tout le monde était blanc, où il restait encore des gens pour se définir comme « catholiques », où beaucoup se revendiquaient d’ici depuis des générations et paraissaient en tirer une fierté que je trouvais, selon les jours, suspecte ou carrément imbécile. Où certains parlaient sans rire d’identité régionale, de traditions locales, de coutumes, de particularismes, de racines. Un truc surgi du passé en somme, une France telle que l’imagine Jean-Pierre Pernaut, attardée et refermée sur elle-même. » (page 124)

Il me semble déceler cependant un paradoxe dans cette double posture : éloge du déracinement / répulsion pour la banlieue. La banlieue parisienne en effet n’est-elle pas devenue, précisément, le lieu par excellence du déracinement ? Une sorte de territoire indécis, sans ancrage particulier, qui devrait alors faire les délices du narrateur ?

D’autant que le tempérament dépressif de ce dernier ne plaide pas en sa faveur : comment avoir envie de le suivre si c’est pour vivre un tel effondrement intérieur ? Si c’est pour flirter avec le perpétuel effacement de sa personne ?

Autre aspect du paradoxe : le narrateur fait l’éloge du déracinement mais il n’a l’air de réussir à vivre, comme l’auteur d’ailleurs, qu’en Bretagne et au Japon : une région dont la « culture locale » est sans doute la plus forte de France, comme le souligne le narrateur lui-même ; et un pays qui fait de l’isolement et du refus du métissage une sorte de principe... Comment justifier, dès lors, à la fois le refus des racines et le bonheur de vivre parmi des gens qui, eux, revendiquent ces racines ?

Non pas que l’éloge du déracinement soit une mauvaise chose. Moi-même, je me sens proche de cette posture de la marge. Et j’ai, comme Olivier Adam, ce double amour de la Bretagne et du Japon… J’adore me sentir comme un passager clandestin dans une région dont je maîtrise mal les codes, qui m’ignore et grâce à quoi je me sens libre. Mais il me paraît étrange de ne valoriser que ce déracinement : le goût pour ce dernier ne peut qu’aller de pair avec la présence, proche et même envahissante, de populations et de cultures qui se sentent, elles, « ancrées ». Le plaisir d’errer est sans doute d’autant plus fort que les autres, eux, refusent d’errer. Et puis, comment raisonnablement imaginer un monde où tout le monde se mettrait à errer ?

La passion du narrateur pour la Bretagne et le Japon me font ainsi l’effet d’un véritable retour du refoulé : plus il se libère des entraves, plus sa tristesse s’approfondit. Sans se l’avouer, il paraît rechercher la présence de gens qui « s’installent ». Et il reproche à son père de détester le métissage tout en refusant lui-même de vivre en région parisienne : le prétexte est l’affreuse monotonie des pavillons, des centres-villes et des supermarchés. Mais ce rejet tout architectural ne masquerait-il pas l’angoisse d’un monde entièrement voué au déracinement ?