La littérature sous caféine


jeudi 15 février 2007

Quelque chose en elle de Tennessee

Sagan, toujours. Le très beau récit qu’elle fait de sa rencontre avec Tennessee Williams (alcool, amitiés tragiques, tendresse…) me surprend quelque peu par son parfum de malédiction. Les écrivains de talent seraient-ils condamnés à la solitude – et à la tristesse ? Je n’ai pas ce type de superstition, mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir froid dans le dos à l’idée d’une certaine fatalité pesant sur les hommes d’exception, ceux qui prennent le risque de bousculer leur époque. Cette vision du monde est à la fois très romanesque et très noire

« J’ignore comme tu es mort, mon pauvre poète. J’ignore quels déboires on t’a infligé à New York, avant ou après, ou depuis, et si tu en vins à souhaiter cette mort bizarre, au petit matin, dans ta maison ouverte, ou si tu la provoquas, ou si tu pensais tranquillement passer quelques jours dans cette maison de Floride, peut-être hypothéquée, avec ta mer, ta plage, ta nuit noire, tes amis, ton papier – le drame de ce papier blanc -, ta chambre – cette chambre où tu t’installais l’après-midi, avec ou sans bouteille, et dont tu sortais après, mince, jeune, délivré, triomphant, poète quoi. Je te regrette, poète. Et je crains que ce regret ne dure encore bien longtemps. » (Avec mon meilleur souvenir, p58)

lundi 12 février 2007

Sacré Michel

En ce moment je relis Houellebecq. Je me rappelle avoir été très surpris, il y a dix ans, par le qualificatif de « livre culte » dont la presse affublait Extension du domaine de la lutte. J’avais trouvé le roman terne et triste. Aujourd’hui je comprends mieux : je le redécouvre drôle, mordant, cynique, acéré, bien écrit, audacieux, précis…

Prenez par exemple cette charge contre la psychanalyse, rageuse à souhait – je ne partage pas ce point de vue, mais sa noirceur m'amuse :

« Il n’y a rien à tirer des femmes en analyse. Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient définitivement impropre à tout usage, je l’ai maintes fois constaté. Ce phénomène ne doit pas être considéré comme un effet secondaire de la psychanalyse, mais bel et bien comme son but principal. Sous couvert de reconstruction du moi, les psychanalystes procèdent en réalité à une scandaleuse destruction de l’être humain. Innocence, générosité, pureté… tout cela est rapidement broyé entre leurs mains grossières. Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leurs soi-disant patientes toute attitude à l’amour, aussi mental que physique ; ils se comportent en fait en véritables ennemis de l’humanité. » (p103)

vendredi 9 février 2007

La douleur ou l'ennui ?



Jean-Paul Kauffmann, le plus célèbre otage de France, nous livre dans son beau récit de voyage L’arche de Kerguelen (Flammarion, 1993) de jolies réflexions sur le temps qui passe (dans un bateau) :

« Plus que la souffrance le désoeuvrement n’est-il pas l’épreuve suprême ? Qui sait combler le vide de l’âme quand plus rien ne l’absorbe est tiré d’affaire. Il triomphe du supplice le plus cruel : le temps sans mesure ni terme. La douleur occupe ; l’être souffrant se contemple dans son tourment. L’ennui ne connaît ni la nuance ni la satiété. »

Personnellement, je pense tout de même préférer l’ennui à la douleur. C’est une souffrance, disons, plus fade…

jeudi 8 février 2007

Littérature et feu de bois

Bouclant un roman plus long que d’autres, j’ai la sensation de mener l’existence d’un moine – ce qui n’est pas déplaisant. Je tombe sur une page merveilleuse (comme souvent) de Sagan décrivant très bien cet isolement, suivi d’un étrange retour à la lumière…

« J’entamai ma carrière théâtrale pour la raison la plus naturelle et la plus modeste qui soit : distraire mon entourage. J’avais loué une charmante maison cet hiver-là, à soixante kilomètres de Paris, pour y traverser une de mes périodes anti-frivolités : foin de la vie parisienne, foin des nights-clubs ; du whisky, des aventures, de la nouba. Vive la lecture, les feux de bois, la grande musique et les discussions philosophiques. A intervalles réguliers, ces crises sont toujours venues et viennent toujours secouer ma vie, ou plutôt en ralentir provisoirement les secousses. Celle-là s’était produite pendant la rédaction de mon troisième livre, et fort égoïstement, je m’étais enfouie avec mes personnages dans ses dernières pages, je n’avais pas vu tomber les dernières feuilles de l’automne, ni même la neige. Je n’avais pas vu s’écourter les jours ni s’allonger le visage de mes amis. Quand je repris connaissance, si je peux dire, après le mot « Fin » de Dans un mois, dans un an, je ne vis autour de moi que dépressions nerveuses, chagrins d’amour, désordres mystiques et autres désagréments propres à tous les âges de la vie, mais spécialement réservés aux citadins exilés à la campagne. » (Avec mon meilleur souvenir, p 81)

vendredi 2 février 2007

Les couleurs de Paris

Je suis très demandeur, en bandes dessinées, de paysages urbains. Les mangas nous servent souvent de splendides vignettes noir et blanc, expressives et précises, des rues de Tokyo (ce qui réveille en moi la nostalgie des beaux mois que j’ai passés là-bas). La BD française nous propose moins, me semble-t-il, de visions de Paris. Tardi s’y est brillamment illustré, mais c’était un trait souvent sombre.

Or je viens de tomber sur une BD qui m’a parfaitement comblé sur ce plan-là : Un Taxi nommé Nadir, de Multier et Tévessin. Le texte est un peu léger à mon goût (le monologue d’un taxi sur les joies et les peines de son métier), mais le graphisme est une merveille : photos retravaillées de plusieurs quartiers (dont Belleville, où j’habite), complétées par des personnages ou de multiples touches de couleurs très vives. C’est un Paris lumineux qui s’offre à nous, vivant, contemporain, frémissant…

mercredi 31 janvier 2007

Un mammifère chez les profs

Je refeuillette par hasard le Prix de Flore 2003, Mammifères, de Pierre Mérot. Et je redécouvre des pages réjouissantes, dont le cynisme ne doit pas plaire à tout le monde, loin s’en faut, mais que je trouve revigorantes. Les errances alcoolisées du narrateur sont prétextes à maximes, anecdotes amères et constats d’échec. Il faut sans doute un certain sens du second degré pour apprécier ce roman, mais une fois accepté le principe d’une noirceur radicale, pleinement assumée, la lecture peut se révéler plutôt drôle, et parfois émouvante.

« La vie nous fait croire désormais que nous pouvons nous séparer des personnes et aimer à profusion. C’est bien sûr faux. Aimer est exceptionnel. Ne pas aimer est la règle. Accepter cette règle devrait donner un début de bonheur. » (p34 de l’édition de poche)

Autre exemple, qui risque d’en agacer plus d’un(e), et à propos duquel je tiens à préciser que je ne suis pas d’accord (ayant toujours pris la défense des profs, considérant qu’ils exercent un métier dur et mal reconnu) :

« Le milieu enseignant semble majoritairement composé de femelles qui toutes ont lu au moins un livre dans l’année, généralement un prix littéraire, un livre de sexe qui fait scandale, ou le dernier catalogue de la CAMIF. Cette lecture annuelle venant enrichir un socle culturel constitué de Belle du Seigneur , d’ouvrages de Daniel Pennac ou de Le Clézio (dont elles ont un poster au-dessus de leur lit), et de quelques grands classiques qu’elles analysent chaque année avec une audace renouvelée, généralement des pièces de théâtre. (…) Elles produisent chaque année, dans une merveilleuse banlieue multiraciale, à l’ « Espace Jacques Brel », un spectacle à mi-chemin entre Racine et Mamadou Gnou. Qui est Mamadou Gnou ? Nul ne le sait. Le titre en est généralement Couleurs du monde, Mon voisin nègre, Islam mon amour (…). On les félicite. Elles retardent l’insurrection de la banlieue. Elles sont généralement connes. Elles sont divorcées et éteintes. Mais comme elles sont professeurs, elles le paraissent un peu moins que la majorité de la population. » (p98)

(C'est méchant, c'est gratuit, c'est faux, mais c'est assez drôle, non ?)

lundi 18 septembre 2006

Marie Ndiaye : Autoportrait en vert (Folio 2006)

Petit livre ciselé à l’extrême, travaillé par le mystère et le souci de la phrase non pas belle, mais savamment énigmatique. Etonnant qu’un exercice d’autobiographie – Marie Ndiaye présente quelques figures de femmes en vert ayant marqué sa vie - débouche sur ces visions légèrement scénarisées, mettant en scène une sorte de fantastique intellectuel (la narratrice doutant de tout ce qu’elle voit et se posant des questions sur les détails les plus anodins). Très beau livre au final, à la fois précieux, fragile et ponctué de quelques somptueuses pages solennelles.

Extrait : « ''Je reviens alors à mon premier sujet :

- Tu t’es marié avec une femme aux yeux bruns et sans doute aimais-tu ses yeux. Mais s’ils sont verts, est-ce que cela ne change pas tes sentiments pour elle ?

Mon père a continué ses dessins et figures abstraites sur le sol, sans me regarder, et j’ai compris qu’il ne souhaitait pas évoquer les yeux de sa femme, mon ex-meilleure amie. Mon père en est à son quatrième ou cinquième remariage. Il est raisonnable de considérer qu’il veut mettre toutes les chances de son côté, à présent qu’il se sent vieillissant et fatigué, en se gardant de toute phrase qui pourrait être entendue ou répétée hors de la cuisine et dont sa femme pourrait un jour s’armer pour démontrer qu’il ne l’a jamais aimée. Qui suis-je pour tenter d’enfoncer un coin dans les fondations de cette union ? Il m’apparaît simplement que mon père, certes très aminci mais plus ni jeune ni fort, n’a pas pris la mesure de l’importance de ces changements dans l’aspect de sa femme.'' »

mercredi 13 septembre 2006

François Mauriac : Le Sagouin (Livre de Poche)



Une histoire de fratrie dégénérée, de rancoeurs familiales et politiques, de frustrations et de peurs. Savamment écrit et composé, le roman compense l’atmosphère pesante par une sorte de fluidité lumineuse. Autant les angoisses et les folies paraissent insondables, autant le style s’efforce à la concision. On a l’impression d’un Faulkner passé par le tamis de la respectabilité française.