La littérature sous caféine


jeudi 18 février 2016

Kubrick chez Boulle (Sybille Grimbert, "Avant les singes")

C’est un genre d’univers qu’on n’a pas l’habitude de découvrir en littérature française, du moins avec cette exigence. Lorgnant vers Boulle (La planète des singes), K. Dick (Le Maître du Haut-château) ou même Kubrick pour ses ambiances de couloirs froids et inquiétants, Sybille Grimbert délaisse en partie (mais en partie seulement) la satire sociale pour embrasser avec style, dans son dernier roman "Avant les singes" (Anne Carrière, 2016), le genre, disons, du roman fantastique à portée métaphysique. Dans un grand hôtel des Alpes suisses, lors d’une soirée de remise de prix, les membres de l’assistance basculent peu à peu dans un monde étrange où chacun semble avoir vécu des époques différentes, où les temps se télescopent et les identités virtuelles s’actualisent… Cela mériterait une trilogie !

lundi 25 janvier 2016

La prostitution revendiquée (Marie L. Barret, Ephémère, vénale et légère)

Dommage que la presse – et plus particulièrement la presse féminine – ne se soit pas emparée du beau livre de Marie L. Barré, "Ephémère, vénale et légère" (Plein jour, 2015) .Sans doute parce que le propos de la prostituée qui prend du plaisir à son métier, du moins le considère comme une activité comme un autre avec ses joies, ses servitudes, passe difficilement à une époque où l’on considère la prostitution comme une une activité dégradante – ce qui reste vrai la plupart du temps mais peut malgré tout donner lieu à des destins singuliers quand il sont assumés, et même recherchés.

C’est du moins la conclusion que semble tirer l’auteur, qui se prostitue depuis de longues années dans son pavillon de zone périurbaine. Elle y dresse un certain nombre de clients réguliers – certains auraient d’ailleurs pu figurer dans mon livre "Les Vies enchantées" – et cela donne une série de textes saisissants, parfois pathétiques, souvent émouvants, toujours criants de vérité.

Ces deux paragraphes proches de la fin résument bien la tension à l’œuvre dans l’ensemble du livre :

"(...)Des mains brusques qui triturent mes seins, un menton rugueux qui râpe avec insistance mon bas-ventre, une forte odeur de sueur qui goutte sur moi, ce n'est pas si difficile. Une goutte de sueur n'est rien de plus qu'une goutte de sueur, je m'essuierai, je me laverai, je l'oublierai. Même dans la brutalité d'un geste, il n'y a pas de méchanceté, juste de la maladresse ou de l'ignorance. Ce n'est pas rien, mais ce n'est pas si difficile. Le plus difficile, c'est d'entendre une vie qui se confie: Jacques et les cancers qu'il a pu enrayer, René dont le fils s'est suicidé, Michel et son garçon qu'il n'a pas revu depuis le départ de sa femme pour une destination inconnue, Simon et sa fille anorexique en phase terminale (...)"

mardi 24 novembre 2015

L'hiver des prépas

Depuis que je s’enseigne à Troyes, j’entends parler du romancier Jean-Philippe Blondel. Il travaille dans un lycée voisin et ses livres rencontrent un certain écho. J’avais notamment repéré son dernier en date, Un hiver à Paris (Buchet Chastel, 2014), évoquant l’univers parfois difficile des écoles préparatoires – que je connais comme étudiant et comme professeur, désormais. La prépa, l’enseignement à Troyes, l’écriture de romans… Cela nous fait décidément des points communs et je me suis finalement décidé à lire Un hiver à Paris.

J’en suis ressorti séduit. Cette chronique douce-amère se lit d’une traite, bien écrite, sensible, impeccablement construite. Un certain art du romanesque à l’économie, proche de l’autofiction mais plus classique dans la forme, à mille lieux de l’héroïsme parfois épuisant des pavés américains.

« Clauzet était l’un des pires spécimens d’enseignants que j’avais rencontrés. Convaincu de son importance, lui qui n’avait rien publié d’autre que de petits articles dans d’obscures revues universitaires et dont la Grande Ambition se limitait à un éventuel « Que sais-je ? » sur le classicisme – projet sur lequel il ne cessait de gloser. Persuadé aussi d’enseigner à l’élite mondiale qui devait néanmoins être traitée comme tout étudiant de classe préparatoire, voire comme tout élève de collège ou de lycée : avec un dédain affiché et, de temps à autre, une syllabe de reconnaissance ou d’encouragement, telles des miettes négligemment lancées à des pigeons. Il était célèbre pour ses reparties blessantes, ses saillies drolatiques qui crucifiaient ses victimes. Cela aurait été amusant s’il s’était adressé à des gens de son âge – la petite quarantaine. Cela ne l’était pas du tout, parce qu’il s’adressait à des encore adolescents souvent fragiles. Vomir la jeunesse pour son inculture n’est qu’une ultime preuve de la détestation de soi. » (page 49)

mardi 13 octobre 2015

L'Europe trouve aussi ses racines dans le Graal du Moyen-âge

Quand on évoque les fameuses "racines culturelles" de l'Europe, on fait généralement référence au judéo-christianisme, un peu moins souvent à la culture gréco-latine, parfois à d'autres influences plus récentes, mais presque jamais à ce véritable continent imaginaire que représentent les récits du Moyen-Age, ce bouillonnement épique et merveilleux dont a parlé Jean-Pierre Legoff, et notamment l'univers légendaire celtique (mais aussi germanique, scandinave...) si bien représenté par le cycle du Graal et des chevaliers de la Table ronde.

Chrestien de Troyes, Boron, Malory... Autant d'auteurs dont la richesse de plume n'a rien à envier à celle d'Homère, et je m'étonne toujours que l'on oublie - ou que l'on feigne d'oublier - l'étonnante fécondité de cette littérature. Préjugé persistant sur "l'âge sombre du Moyen-Age" ? Gêne à évoquer le fait qu'il puisse exister une culture européenne substantielle ? Heureusement que cet imaginaire-là continue malgré tout à vivre par l'intermédiaire de la création contemporaine - par exemple par le biais de ce film sublime, en passe à mon avis de devenir un véritable classique: Excalibur, de John Boorman (1981).

dimanche 20 septembre 2015

Qui donc, au juste, comprenait Racine ?

Chaque fois que je lis du Racine, je suis taraudé par la question du public de l'époque : comment faisait-il donc pour comprendre l'intrigue ? Par quel miracle pouvait-il saisir, en temps réel, la signification de ces vers extrêmement denses, saturés de métaphores et de références mythologiques ? Baignait-il vraiment dans une culture antique qui le préparait à ce genre de pièces ? Avait-il eu vent de l'intrigue avant la représentation ? Etait-il si raffiné, si cultivé ? Ou bien venait-il au théâtre, au fond, surtout pour se faire voir...

lundi 20 avril 2015

"Des procès en sorcellerie défiant toute cohérence".

Un message de lecteur.

Bonjour Aymeric

Mon nom est (...). A la foire du livre de Limoges, je vous ai acheté un livre "Les petits Blancs", nous avons évoqué les "tabous" actuels et nous avons convenu qu'après lecture, je vous donnerais un avis.

Globalement, la lecture est agréable, alors que le sujet n'est pas de ceux qu'on cherche puisqu'il préconditionné par des procès en sorcellerie défiant toute cohérence. Et quand on évoque le racisme, le niveau d'instruction ne se rapproche ni de la Raison, ni de l'esprit scientifique, ni de l'humanisme.

A mes yeux, ce livre indique déjà clairement votre générosité, ce qui n'est pas si courant aujourd'hui, non qu'elle soit rare. Mais il faut du courage et une véritable empathie pour aller chercher, dans les multiples portraits que vous proposez, ce qui reste de sens à la vie de chacun, puis relier ces diverses expériences pour tenter de comprendre quelque chose qui serait à comprendre entre politique, pauvreté, couleur de peau, racisme, et pire, misère morale et tristesse, voire angoisses profondes et justifications de la violence.

Il est déjà important de dire que les rencontres que vous avez faites pour nous (pour moi), sont un vrai cadeau que j'ai apprécié, puisque c'est précisément le type de rencontres qu'on fait peu. Celles qu'on fait, on ne les approfondit que rarement. Et quand on les approfondit, elles gardent un caractère isolé qui n'apporte pas cette excellente variété de situations que vous avez su juxtaposer. Ainsi, on ne peut se défiler devant une réalité produite en série par notre société et dont les différences apparentes ne proviennent que des personnalités, des circonstances et d'un hasard débridé.

Vous exprimez clairement les sentiments et ressentiments de ceux qui se retrouvent sans avenir à construire puisque tout leur échappe. Les décisionnaires sont loin d'eux, tellement loin qu'à l'évidence ils n'habitent pas le même pays et ne font pas partie de la même communauté!

La partie que vous avez étudiée est bien analysée et les idées que vous proposez ont toujours de l'intérêt. Elles méritent d'être dites. Cependant, je ne suis pas sûr de comprendre l'objectif de votre livre. C'est le constat de situations humaines, avec des ressentis qui n'ont rien de réjouissants et je ne vois pas de causes, donc pas de solutions et pas d'espoirs.

Ce qui m'a posé problème, c'est ce vous écrivez à propos de votre idéal familial "principes rigides, finalement mortifères...", "je ne suis pas loin d'être un déclassé" et autres doutes que je n'étais pas sûr de comprendre... Et puis voilà que vous écrivez quelque chose qui me touche et m'intéresse et m'éclaire: "il existe un grand nombre de personnes qui dressent une barrière de feu entre elles et ces miséreux, les méprisant avec un sens redoutable de la bonne conscience .... Ils se considèrent comme distincts, exprimant leur opinion avec une brutalité, une candeur confinant au racisme...".

Pris par la lecture des portraits, je n'ai pas, en première lecture, accordé à ces pages l'importance qu'elles avaient et j'ai dû les rechercher et les relire pour en comprendre la réelle portée et réévaluer l'ensemble du texte.

J'ai l'impression que vous dites les choses avec mesure mais qu'au delà, tous ces portraits heurtent profondément à la fois votre intelligence et votre humanité, si tant est que les deux soient séparables. Et les deux ont effectivement été séparées pour parvenir à ce fiasco d'une civilisation qui a cassé ces valeurs qui étaient ses valeurs fondatrices.

C'est le sujet que je traite selon une position quelque peu complémentaire à la vôtre. Je suis un petit blanc par la pauvreté et le milieu social, sans en faire vraiment partie sur le plan moral. Ce petit blanc écrit à propos de l'élite, de sa pauvreté morale, de son incohérence intellectuelle, et essentiellement de son pitoyable racisme légalisé, entériné par la culture qui l'a intégré sans rien voir passer. Le portrait n'est pas individuel, il est général. La démonstration est simple, dure et redoutable.

Je peux vous envoyer quelques pages qui fondent la démonstration. Si vous voulez échanger avec moi à des fins d'intérêt général, toute critique est bienvenue puisqu'elle permet d'affiner le sujet. Moi qui avait placé beaucoup d'espoir dans le mérite, je le place aujourd'hui dans le revenu de base qui permettrait de rendre leur dignité à beaucoup d'exclus plus ou moins définitifs et remplacerait tout ou partie du social et de ses dossiers administratifs à déposer aux pieds des collaborateurs du système.[...]

vendredi 6 mars 2015

Brillant clocher (Clochemerle, Gabriel Lechevallier)



C’est une vraie surprise, ce Clochermerle de 1934. On connaît surtout Gabriel Chevallier pour son poignant roman La peur, transcrivant son expérience des tranchées, mais c’est avec cette fiction burlesque qu’il rencontra un succès planétaire. Je m’attendais à une pochade – comment espérer autre chose quand le texte annonce des rivalités granguignolesques autour d’une pissotière dans un village du Beaujolais ? Et la surprise est divine : le roman vaut beaucoup mieux que son argument. Les portraits s’enchaînent avec un imparable mordant, les bons mots sont légions, la satire féroce, les dialogues enlevés. Dans ce genre sarcastique, Chevallier vole mille coudées au-dessus d’un Jean Dutourd – laborieux – ou d’un Jacques Laurent – bavard. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes de ce roman que de pâtir, en fin de compte, de son intrigue bas de plafond alors même qu’elle a fait son triomphe. Quoi qu’il en soit, je viens de trouver avec lui ma référence en matière de fiction comique – d’un niveau comparable à Trois hommes dans un bateau, par exemple.

« Jeune médecin, le Dr Mouraille commit pour la santé des corps la même erreur que commit, jeune prêtre, le curé Ponosse pour la santé des âmes : il voulut faire du zèle. Il attaqua la maladie avec des diagnostics audacieux, imaginatifs, et de violentes contre-offensives thérapeutiques. Ce système lui donna vingt-trois pour cent de pertes, dans les cas graves, proportion qui fut rapidement ramenée à neuf pour cent, lorsqu’il décida de s’en tenir à la médecine de constatation, comme faisaient généralement ses confrères des pays voisins. »

mercredi 21 janvier 2015

Houellebecq ou la paresse de l'Occident



Quelques remarques, en vrac, sur le dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission.

- Dans le premier tiers du livre, Houellebecq renonce à son adjectif fétiche, « pénible », pour adopter « dense » et « intense ». Le mot « chatte », quant à lui, reste assez présent.

- D’un point de vue dramatique, c’est son roman le plus tenu : l’intrigue ne se disperse pas, le propos est clair, l’auteur se permet même un certain suspense. Rien à voir avec le côté vague du précédent, La carte et le territoire, qui m’avait fait l’effet d’une sorte d’édulcoration générale de l’art houellebecquien.

- Le livre n’est pas vraiment islamophobe : il est plutôt critique vis-à-vis d’un Occident fatigué, prêt à renoncer à ses grands principes. L’Islam est présenté comme une religion conservatrice, prenant le relai du catholicisme qui se décompose. La grande originalité du livre est d’ailleurs de décrire un Islam jouant le jeu de la démocratie, conquérant le pouvoir par une alliance avec le PS. Assez peu crédible, l’hypothèse n’en est pas absurde pour autant. Après tout, le PS doit aujourd’hui sa place au fait que l’électorat musulman se porte vers lui à une écrasante majorité – ce qui pourrait un jour se retourner contre ce même PS dans la mesure où cet électorat, par la force des choses, reste conservateur.

- Le personnage le plus attaqué dans le livre s’appelle François Bayrou, présenté comme un homme lâche et bête. Plus généralement, le livre est une satire – des mondes politique, journalistique et universitaire. Certains personnages sont sympathiques, la plupart assez mous, voire assez vils. Le narrateur exprime une sorte de misanthropie light qui fait son charme.

- Dans La carte et le territoire, Houellebecq faisait l’éloge d’une certaine gastronomie trash (escargots, tripes…) assurant à la France une partie de son succès. Ici, il enfonce le clou. Le narrateur s’intéresse beaucoup au terroir. Et s’il décrit la gastronomie comme un substitut aux plaisirs sexuels, il ne lui réserve pas moins une place de choix – celle de la tendresse, celle du raffinement, ce qui est rare après tout dans l’univers de Houellebecq.

- Quelques scènes de sexe explicite, cependant moins provocantes que d’habitude – ici, pas d’histoires de femmes sortant de partouze en civière. J’ai appris une jolie expression : la feuille de rose, l’autre nom de l’anulingus.

- Un nouveau venu dans les gimmicks qui définissent l’art de Houellebeq, à côté des scènes de sexe ou de supermarché : l’évocation des phénomènes météorologiques. Il est beaucoup question de dépressions ou de pression atmosphérique. Reflet amusé de l’importance que revêt la météo dans les bulletins d’information ? Métaphore sur le côté dérisoire des destinées humaines ?

- De belles pages sur Huysmans, de longues citations de Péguy, quelques vannes sur Paulhan… C’est l’aspect que je préfère désormais chez Houellebecq, la très grande justesse avec laquelle il parle d’autres écrivains – ce qui ne le retient pas, bien sûr, d’en insulter quelques-uns, ce qui me fait rire.