La littérature sous caféine


lundi 17 septembre 2007

3 livres précieux (Bégaudeau, Da Silva, Martin)

Rentrée littéraire 2007 (5)

1) Dans le court et joli Hoffmann à Tokyo, de Didier Da Silva (Naïve, août 2007), le canevas romanesque est réduit au minimum pour laisser place à de brefs aperçus sur la ville. L’écriture précieuse y consiste en une alternance de tournures grammaticales vieillies et d’autres plus familières. Les descriptions de Tokyo privilégient tour à tour une approche pointilliste, par petites touches précises, et une approche impressionniste, par sensations vagues.

Jugez plutôt :

« L’avait frappé, en y mettant le pied, que tout semblait converger là. La circularité des lieux n’est pas seule en cause, le grand carrefour de Shibuya – le square n’en occupe qu’une dixième partie, d’ailleurs excentrée – ne propose rien de moins, dirait-on, que d’occulter le reste du monde. Il paraît peu probable, par exemple, qu’au-delà de cette arène de hauts immeubles high-tech se maintienne la vaste blague qu’on connaît sous le nom d’Europe. Il n’y croit plus. » (p16)

2) Dans Fin de l’histoire (Verticales, août 2007), la préciosité de François Bégaudeau consiste dans la même alternance de deux registres, mais il pousse le bouchon beaucoup plus loin : à la fois dans le jargonnant, pour s’en moquer, et dans le style oral, pour s’en moquer aussi. Le propos du livre n’est pas inintéressant – montrer, entre autres, ce qu’a de révolutionnaire la manière dont Florence Aubenas a pris la parole lors de la conférence de presse à son retour de captivité -, et le style foisonnant de Bégaudeau cherche à renforcer l’argumentation en la rendant plus vivante, et plus sarcastique.

Le problème est que la démonstration, je trouve, y perd en clarté. Bégaudeau s’exprime très bien lors des interviews, on en vient à regretter qu’il ne mette pas son intelligence et son talent discursif au service du texte lui-même.

Exemple :

« On sent les assistants se réjouir d’avance qu’elle mette ses infos dans la cagnotte commune, normal elle est des nôtres, solidaire c’est la moindre des choses. Il va y avoir des : révélations. Et aussi des : révélations. Mais surtout des : révélations. Elle a raison, trépignent-ils, ce récit nous concerne tous, c’est patrimoine public, c’est une affaire d’Etat, une affaire de Nous, donne à chacun une part du gros gâteau d’Histoire que tu as eu pour ton Noël, donne un échantillon de Météorite qui t’est tombée dessus dans le désert, donne-nous des nouvelles du front, des nouvelles qui crachent le feu la fureur le bruit. » (p17)

Tout au long du livre, j’aurai du mal à saisir ce que Bégaudeau reproche exactement à l’Histoire… Finalement j’aurais préféré un essai, en bonne et due forme !

Ici, Bégaudeau justifie son style :



Là, Finkielkraut tempère l’enthousiasme provoqué par le retour de Florence Aubenas :



3) Troisième préciosité, celle de Lionel-Edouard Martin, dans son roman L’Homme hermétique (Arléa, août 2007) – un auteur que j’ai découvert grâce au premier numéro de la revue L’Arsenal : poète brillant et majestueux dans ses textes en prose, il perd un peu de sa grâce avec le roman, car il applique un vocabulaire assez daté à des sujets qui mériteraient sans doute moins d’élégance.

Par exemple, avec cette description d’un garçon qui écoute du rap :

« Du garçon, on ne voit pas grand-chose – on le présume jeune et garçon du fait de sa vêture et de ses formes : il marche à grands pas sur le trottoir, opacifié par un survêtement dont la capuche lui dissimule le visage, dont les poches lui dévorent les poings. »

mercredi 12 septembre 2007

Le temps qui se fracasse (Albert Camus, Le Premier Homme)



En préparant mes cours pour mes classes de seconde et de première, je redécouvre une partie de l’œuvre d’Albert Camus. Je lis devant les élèves la magnifique nouvelle L’Hôte, extraite du recueil L’Exil et le Royaume : une histoire à l’atmosphère sèche et rude, dans l’Algérie des années 50, magnifiquement écrite et tragique à souhait (le protagoniste, instituteur dans une région désertique, cherche à se comporter de la manière la plus noble possible, mais il subit malgré tout les inévitables contrecoups de la guerre qui s’annonce). Chaque fois que je lis la chute, surtout à voix haute, j’ai la gorge qui se serre.

J’en profite aussi pour découvrir un livre que je n’avais jamais lu : Le Premier homme, ce recueil de fragments, pour la plupart autobiographiques, retrouvés dans une sacoche après la mort de notre grand homme en 1960 dans un accident de voiture (trois ans après son Prix Nobel de Littérature).

Et je tombe sur des pages toutes plus somptueuses les unes que les autres, fourmillantes de détails et singulièrement émouvantes : comment ne pas être saisi, par exemple, par le récit des dernières années de la mère de Camus dans une Algérie de plus en plus violente, une femme des plus modestes qui ne savait pas lire et qui n’avait jamais vu la France, une femme dont toute l’existence n’a semblé connaître que la misère, et la douleur :

« Elle le regardait d’un curieux air indécis, comme si elle était partagée entre la foi qu’elle avait dans l’intelligence de son fils et sa certitude que la vie tout entière était faite d’un malheur contre lequel on ne pouvait rien et qu’on pouvait seulement endurer. « Tu comprends, dit-elle, je suis vieille. Je ne peux plus courir. » Le sang revenait maintenant à ses joues. Au loin, on entendait des timbres d’ambulances, pressants, rapides. Mais elle ne les entendait pas. Elle respira profondément, se calma un peu plus et sourit à son fils de son beau sourire vaillant. Elle avait grandi, comme toute sa race, dans le danger, et le danger pouvait lui serrer le cœur, elle l’endurait comme le reste. C’était lu qui ne pouvait endurer ce visage pincé d’agonisante qu’elle avait eu soudain. « Viens avec moi en France », lui dit-il, mais elle secouait la tête avec une tristesse résolue : « Oh ! non, il fait froid là-bas. Maintenant je suis trop vieille. Je veux rester chez nous. » (p89)

Ou l’histoire de ce narrateur venu voir à 43 ans la tombe de son père, mort en 1914 lors de la bataille de la Marne, à l’âge de 29 ans (autant de détails directement inspirés de la vie de Camus), et s’étonnant de considérer maintenant son propre père comme un enfant :

« Et le flot de tendresse et de pitié qui d’un coup vint lui emplir le cœur n’était pas le mouvement d’âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu’un homme fait ressent devant l’enfant injustement assassiné – quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes qu’il ne voyait plus, et les années cessaient de s’ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. » (p35)

J’ai quelques années devant moi avant d’éprouver sans doute le même sentiment : mon propre père est mort à l’âge de 47 ans, ça me laisse donc une quinzaine d’années avant que le temps ne se « fracasse autour de moi immobile »…

samedi 8 septembre 2007

La littérature "In your face"



La bloggueuse Wrath vient de publier une nouvelle de ma plume, L’Enfant liquide, dans sa revue on-line Sans Soirée (lire ICI la nouvelle, + les commentaires des internautes). J’aime bien le qualificatif qu’elle utilise pour décrire la nouvelle : c’est de la littérature « In your face », d’après-elle, et nul doute que j’aie souvent voulu, plus ou moins consciemment, saisir l’attention du lecteur par un thème particulièrement dur, ou par des histoires qui tournaient autour de la notion de traumatisme.

En tant que lecteur, j’ai d’ailleurs été longtemps fasciné par les romans (souvent américains) qui exploraient l’extrême violence, ou l’extrême sexualité. Je pense au saisissant Livre de Jérémie, de J.T. Leroy, ou aux livres de Kathy Acker.

J’essaye d’ailleurs de me détacher de ce type de littérature, en faisant l’effort d’imaginer des histoires plus douces, ou de dénicher des romans plus tendres. A cet égard, celui que je suis en train de finir, et qui se passe au Japon, se veut moins in your face que les précédents – même si, et cela me paraît maintenant une fatalité dans la construction d’un roman, les quelques scènes clés du livre sont fondées sur des sortes de points critiques très proches, justement, de traumatismes (et qu’est-ce que la littérature, finalement, si ce n’est la gestion des traumatismes, plus ou moins décelables, qui ponctuent nos existences ?)

(Photo : Les Grands Moulins de Pantin (friches industrielles le long du canal de l'Ourcq, que j'ai découvertes ce week-end à vélo...)

jeudi 6 septembre 2007

Exceller dans la description de la misère (Olivier Adam, A l’abri de rien)



Rentrée littéraire 2007 (4)

Un collègue au lycée, qui me paraît être un grand lecteur (il arbore notamment un William T. Vollmann dans la salle des profs), me voit avec le dernier Olivier Adam à la main, A l’abri de rien (Editions de l’Olivier, août 2007).

« Tu lis ce truc ? C’est de la littérature moyenne, y’a rien dedans, pas de style, qualité médiocre, formatée pour un cinéma médiocre… » (Référence à l’adaptation ciné de Je vais bien, ne t’en fais pas).

Jusqu’à maintenant, je trouvais pourtant qu’Adam réussissait un véritable exercice d’équilibriste : l’exigence littéraire d’une part, le souci du grand public de l’autre. Il était d’ailleurs l’un des très rares, me semblait-il, à réaliser ce grand écart. Le recueil de nouvelles Passer l’hiver, notamment, m’avait fait forte impression : tension des intrigues, épaisseur humaine, émotions palpables, avec juste ce qu’il faut d’effets de style.

Falaises renouvelait avec succès l’exercice, en l’étendant au format roman.

Adam tente une nouvelle fois le coup, mais il me semble qu’il perde un peu de sa force. Un peu comme Dan Chaon, jeune auteur américain, avait perdu de la puissance quand il était passé de son excellent recueil de nouvelles Parmi les Disparus (Albin Michel, 2004), au plus languissant roman Le Livre de Jonas (Albin Michel, 2006).

Avec A l’abri de rien, Olivier Adam tient un thème en or : cette histoire de jeune mère de famille qui tente de sauver sa propre vie en aidant des réfugiés kosovars est parfaitement dans l’air du temps. Mais elle sent légèrement la redite : on retrouve les mêmes personnages miséreux, les mêmes atmosphères d’alcool et de désespoir que dans les précédents opus. L’ensemble se lit bien, avec de belles pages tristes et d’autres assez saisissantes (notamment les quelques scènes de violence). Parfois le style lorgne méchamment vers Céline, lorsqu’il s’agit de dire la crasse et la pauvreté :

« Alors ces gamins quand je les regardais, ça me sautait à la gueule leur jeunesse et la mienne qui était bel et bien morte. » (p50)

En citant le passage suivant, j’adresse un clin d’œil à un ami dentiste :

« Des médecins pour les soigner gratis on en trouve toujours, elle avait dit, mais le problème c’est les dentistes. Ces gens-là ont un porte-monnaie à la place du cœur. De toute façon c’est impossible autrement. Pourquoi consacrer une vie à regarder dans la bouche des gens si c’est pas pour le pognon ? » (p111)