La littérature sous caféine


lundi 31 octobre 2022

Les images qui libèrent

J’ai toujours aimé les images dans les livres. Il y en a trop peu, sauf dans les livres pour la jeunesse. Pourquoi les adultes n’auraient-ils pas droit à rêver et à se reposer l’œil ? Pourquoi l’image viendrait-elle forcément limiter le sens ? Tout au plus propose-t-elle une interprétation du récit mais si partielle, et même parfois si libre, qu’elle relance l’esprit plus qu’elle ne le fige. André Breton l’avait bien compris, et c’est aussi pour cette raison que son « Nadja » me séduit : il nous offre des photos comme autant de relais, de pauses, de suggestions… Le mystère n’est pas seulement dit, il est montré.

Fabrice Pataut fait le pari de ces dessins dans son dernier livre, « Les beaux Jours ». En courts chapitres comme autant de vignettes sur les lieux de son enfance, ses rencontres, ses sortilèges, il esquisse un parcours délicat dans le paysage de ses souvenirs. La proximité avec la démarche surréaliste est évidente : il émaille le texte de ses propres croquis, naïfs ou plus aboutis, et propose même une réflexion à ce sujet. L’image n’est plus seulement, comme pour Breton, un moyen de couper court aux fastidieuses descriptions du roman réaliste et de témoigner d’un mystère, elle accompagne véritablement la création littéraire. En tout cas, elle participe ici grandement au plaisir du lecteur et au charme du texte.

« Le dessin, depuis le début, est destiné à l’écriture. Ce n’est pas qu’il tienne une place subalterne. C’est plutôt qu’il est voué à une transformation, même quand l’écriture vient en premier, ce qui est rare (…). La phrase née du dessin, relue avec le dessin sous les yeux, subit à son tour toutes sortes de contrariétés stylistiques par filtrage, épuration, suggestions équivoques, jusqu’au moment où la phrase respire seule et laisse le dessin définitivement de côté. » (p 14).

mercredi 12 octobre 2022

Annie / Sidonie

J’ai beaucoup aimé les premiers livres d’Annie Ernaux, notamment cette « Place » que j’ai souvent fait lire aux élèves – le style avait le mérite de susciter le débat. Puis, je me suis détaché d’elle à mesure qu’elle se starifiait… Je ressentais peut-être un décalage entre la sobriété de son œuvre et son statut de d’égérie. Je reste malgré tout sensible à son exigence de justesse (je me suis senti porté par ce souci pour « La Viveuse »), qui a fait sa marque et son succès, même si mon cœur littéraire bat souvent pour l’éclat, l’effet, le panache… Au fond, je préfère les images saturées de sens et de sons de Colette aux phrases parfois trop maigres. A la rigueur, l’extrême sécheresse d’un Edouard Levé me plaît parce qu’elle s’inscrit dans un dispositif assez fou.

Une page de l’œuvre d’Ernaux me paraît emblématique, une page qui a sa renommée d’ailleurs, la page d’ouverture de « Passion simple ». Décrivant sa sidération devant un porno, la narratrice dit très bien la sorte de gouffre qui sépare le spectateur de ce genre de spectacle quand il n’y est pas préparé. Je me demande si le souci de pondération n’est pas précisément ce qui retient d’entrer dans la valse de la vie véritable, plutôt que d’en rester sur le seuil. Peut-on vraiment décrire la vie avec sobriété, sachant qu’elle-même n’est pas sobre ? 😊

« Cet été, j’ai regardé pour la première fois un film classé X à la télévision sur Canal +. (…) On s’habitue certainement à cette vision, la première fois est bouleversante. Des siècles et des siècles, des centaines de générations et c’est maintenant, seulement, qu’on peut voir cela, un sexe de femme et un sexe d’homme s’unissant, le sperme – ce qu’on ne pouvait regarder sans presque mourir devenu aussi facile à voir qu’un serrement de mains.

Il m’a semblé que l’écriture devait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral. »

lundi 10 octobre 2022

Mordant Daudet

Politiquement, le bonhomme est bien sûr infect, mais ses « Souvenirs littéraires » sont d’une drôlerie mordante et d’une écriture ample et fine. Comment rêver de portraits plus vifs ? Il est de cette race d’écrivains – comme Colette, comme Aragon, comme Céline – qui donnent vraiment des complexes.

Sur Proust :

« Vers sept heures et demie arrivait chez Weber un jeune homme pâle, aux yeux de biche, suçant ou tripotant une moitié de sa moustache brune et tombante, entouré de lainages comme un bibelot chinois. Il demandait une grappe de raisin, un verre d’eau et déclarait qu’il venait de se lever, qu’il avait la grippe, qu’il s’allait recoucher, que le bruit lui faisait mal, jetait autour de lui des regards inquiets, puis moqueurs, en fin de compte éclatait d’un rire enchanté et restait. Bientôt sortaient de ses lèvres, proférées sur un ton hésitant et hâtif, des remarques d’une extraordinaire nouveauté et des aperçus d’une finesse diabolique. »

Sur Zola :

« C’était chez les Charpentier qu’il fallait voir Zola, gras, content, dilaté, bonhomme, affichant les chiffres de ses tirages avec une magnifique impudeur. Deux traits frappaient ses auditeurs : son front vaste et non encore plissé, qu’il prêtait d’ailleurs généreusement à ses personnages, quand ceux-ci portaient quelque projet de génie, artistique, financier ou social, son front « comme une tour » ; et son nez de chien de chasse, légèrement bifide, qu’il tripotait sans trêve de son petit doigt boudiné. »

Sur Huysmans :

« Huysmans était excellent et atrabilaire, compatissant et féroce, railleur et quinteux. Il ressemblait, avec son large front ridé, à un vieux vautour, désabusé et philosophe, perché sur l’huis de la misanthropie. Quand on lui demandait : « Que pensez-vous d’un tel ? » il répondait, le plus fréquemment, d’une voix lasse, en baissant ses yeux gris : « Ah ! Quel déconcertant salaud !... » ou « Quelle triste vomissure ! », ou quelque chose d’approchant. »

mardi 4 octobre 2022

Locus amoenus

Je me régale avec Le Roman de la Rose (13ème siècle). Ces milliers de vers détaillant les affres de l’amour, ses stratégies, ses pièges, ses extases, ont quelque chose de suranné qui défie pourtant le temps. Quitterons-nous jamais l’idéal béni de la courtoisie ? Je ne connais rien de plus charmant que cette image d’un jardin délivrant les clés de compréhension de la vie.

« Si tu sais pratiquer quelque beau divertissement grâce auquel tu pourrais plaire aux gens, je te commande de le pratiquer. Chacun doit faire en tout lieu ce dont il sait que ça lui réussit le mieux, car c’est de là que viennent la réputation, l’estime et la faveur. » (vers 2188-2192)

lundi 3 octobre 2022

Je donnerais toute la poésie...

Je donnerais toute la poésie du 19ème pour un sonnet de Baudelaire, et toute celle du 20ème pour une page de Breton, tant sa phrase presque noire de densité me foudroie. Et c’est dans ses moments drôles qu’il me donne le plus envie de le rejoindre.

« Mais, pour moi, descendre vraiment dans les bas-fonds de l’esprit, là où il n’est plus question que la nuit tombe et se relève (c’est donc le jour ?) c’est revenir rue Fontaine, au « Théâtre des Deux-Masques » qui depuis lors a fait place à un cabaret. Bravant mon peu de goût pour les planches, j’y suis allé jadis, sur la foi que la pièce qu’on y jouait ne pouvait être mauvaise, tant la critique se montrait acharnée contre elle, allant jusqu’à en réclamer l’interdiction. » (Nadja)

mercredi 28 septembre 2022

Le rêve, la poésie...

Je ne me remets jamais tout à fait des livres d’André Breton, ce magnétiseur.

« Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. A nous de ne pas en mésuser. » (Manifeste du surréalisme)

mardi 27 septembre 2022

Vous n'aurez pas mon amour (Livres sur les attentats (3))

« Vous n’aurez pas ma haine » (Antoine Leiris) n’est pas un livre mais un tract : quelques lignes d’abord publiées sur internet puis augmentées de courts chapitres. Son succès foudroyant doit dire quelque chose de notre époque, une volonté d’apaisement en dépit de toutes les violences, de toutes les avanies, à rebours du slogan que l’on entend si souvent par ailleurs, « ni oubli ni pardon »… La dimension christique de cette attitude a quelque chose de noble – il faut être un saint ou un illuminé pour ne pas haïr, au moins quelques jours, au moins quelques heures, les assassins de sa femme.

Pour ma part, je serais sans doute incapable de cette abnégation. Je ne crois pas non plus que j’apprécierais de savoir que ma famille ne détestera pas ceux qui m’auront mis à mort. J’avoue être tenté de voir dans ce livre non pas le sursaut d’un homme foncièrement bon mais quelque chose comme un symptôme, en tout cas quelque chose d’anormal et d’assez inquiétant. Suis-je donc un homme mauvais pour considérer qu’il est naturel de haïr les assassins de ses proches, quitte à pardonner dans un deuxième temps – mais dans un deuxième temps seulement ?

« Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore. »

mercredi 14 septembre 2022

Fondre les choses (Livres sur les attentats (2))

Il a fallu plusieurs mois, plusieurs années, mais c’est maintenant acquis : depuis la vague des années 2010, il existe une littérature conséquente sur les attentats, des simples témoignages aux sommes romanesques – et le phénomène est valable pour le cinéma. Le corpus s’étend, il finit par constituer un genre en soi.

Dans « Le livre que je ne voulais pas écrire » (2017), Erwan Larher avait le courage non seulement de décrire l’attaque du Bataclan mais de réfléchir à l’événement lui-même, ce qui n’est pas, loin de là, le cas de toutes les œuvres. Dans « Au carillon, sonne l’heure » (Léo Scheer, 2021), le journaliste de Libération Quentin Girard tente quelque chose de différent. Dans une langue élégante et légère, il raconte la soirée puis les jours qui suivent les événements (dont il n’a pas souffert directement), sondant les échos de la tragédie dans son rapport au bonheur. Curieusement, il se permet de nombreuses digressions sans rapport apparent avec le sujet, ce qui fait le charme du texte. L’évocation des faits se fond dans un livre qui paraît tout mettre sur le même plan. Forcément, la gravité de l’attentat s’atténue. Ce doit être l’effet recherché : diluer le traumatisme, lisser le cauchemar, passer à autre chose… Tout en comprenant le procédé, je ne peux m’empêcher de trouver quelque chose de triste à cette lente intégration du pire dans le quotidien.