La littérature sous caféine


mardi 1 juillet 2025

Tunnels

On se plaint souvent des descriptions. Mais ne juge-t-on pas les romanciers d'abord à leurs tunnels ? Les vrais morceaux de bravoure, ce sont eux. Même dans les textes où on ne les attend pas, comme dans cette "Histoire d'O" qui raconte des supplices très dénudés mais brille curieusement par ses descriptions d'habits...

mercredi 11 juin 2025

De la famille à la société

"Vipère au poing" vaut bien mieux que son statut de classique de collège. Je découvre sur le tard la plume acérée d'Hervé Bazin, qui me rappelle celle de Jules Vallès. Tous les deux se ressemblent : d'une jeunesse sans amour ils tirent la volonté de combattre la société, le refus de se soumettre. Ce n'est pas d'abord le spectacle des injustices qui décide de leur engagement, mais une souffrance au sein de la famille. Ils auraient pu se contenter de détester leurs parents, ils étendent leur colère à la sphère sociale. C'est dire la force de ce qu'ils ont ressenti ! Et leur caractère obstiné... "Je suis une force de la nature. Je suis le choix de la révolte. Je suis celui qui vit de tout ce qui les empêche de vivre. Je suis la négation de leurs oui plaintifs distribués à toutes les idées reçues."

mercredi 23 avril 2025

Vigueur

Certains auteurs misent beaucoup sur la vigueur sexuelle pour donner du sens à leur œuvre. Ils prennent le risque de finir par écrire des livres assez sordides : le déclin physique leur est insupportable. Je pense à Gary, je pense à Roth... Sollers aurait pu tomber dans cette noirceur mais il forçait son trait joyeux. A bien le lire, on trouvait cependant quelques ferments d'aigreur.

lundi 31 mars 2025

Arthur, de toute éternité

Passionné par la geste arthurienne, je me laisse reprendre par ma collectionnite. Je me procure un nombre invraisemblable de versions : Chrétien de Troyes, Malory, Boulenger, T.H. White, Barjavel, Le Guillou, ainsi que des livres théoriques - William Blanc, Emma Jung... Cette année je découvre une version contemporaine très grand public distribuée dans les relais de presse, publiée par un obscur éditeur espagnol (RBA) et sans doute fantaisiste. Mais je la trouve formidable avec ses cliffhangers et son sens très cinématographique du fantastique. Je retrouve avec elle le plaisir à peine avouable, presque éteint depuis l'enfance, de la narration pure. Le sens du merveilleux est si difficile à entretenir !

mardi 18 mars 2025

Un génial curé surréaliste

Marcel Aymé ne tarit pas d'éloges sur Rabelais - "Un génial curé surréaliste" - mais conclut sa formidable préface par le conseil de s'en tenir au deux premiers volumes. Las, j'ai découvert en préparant le Dîner du cochon la page hallucinante - le mot n'est pas galvaudé - qui met en scène, dans le Quart Livre, Mardi gras le Cochon volant, dans une bataille épique contre des andouilles... Dans ces conditions, comment résister à la lecture intégrale de l'oeuvre ? D'autant que je découvre précisément en ce jour de Mardi gras qu'il existe une version illustrée par Gustave Doré...

lundi 27 janvier 2025

Papillonner

Sur un pilier de la cathédrale de Reims, un grylle se fait mordre par un oiseau du Paradis. Dans le "Cantique des oiseaux", Attar entame une quête vers la connaissance en compagnie de perroquets. De même, Eric Poindron place son inspiration sous le signe des volatiles avec son "Cabaret des oiseaux et des songes" (Éditions du passeur, 2024). Pour lui, ce sont des signes de présence, des modèles de joie. Embryons de récits, confidences, anecdotes, citations, aphorismes, esthétique badine et nostalgique, art poétique en pointillé, c'est un livre "à saut et à gambades" comme il en faudrait davantage pour faire pièce à notre époque. "Toujours cheminer léger et aux aguets avec l'illuminé et complice Jacques Cazotte lorsqu'il nous confie le juste mot d'ordre : "J'irai partout où me porteront la curiosité et la fantaisie."" Ça tombe bien, j'habite à cinq cent mètres du château de ce dernier ! Raison de plus pour aller papillonner...

lundi 16 décembre 2024

Jardins

En écrivant son "Jardin des supplices" (1899), Mirbeau a forcément pensé au "Jardin des délices" de Bosch. Cette histoire de virée cauchemardesque dans une prison-jardin réservant aux prisonniers des raffinements de tortures, c'est Sade mêlé de révolte sociale et de beau style. Il faudra attendre la fin du 20eme et le torture porn d'Eli Roth pour retrouver cette perversion revendiquée, ce jusque-boutisme dans l'esthétisation du pire.

mercredi 20 novembre 2024

Hommage à Paris



Fabrice Pataut nous parle du roman "Spleen au Lavomatic" de Valère-Maris Marchand (Héliopodes, 2024) :

Malgré le spleen, nous sommes plus chez Balzac que chez Baudelaire dans ce roman très maîtrisé de Valère-Marie Marchand. Son premier, nous avertit la quatrième de couverture. C’est là une bien curieuse nouvelle. On a plutôt l’impression que l’auteur nous offre les prémices d’un ensemble beaucoup plus vaste encore immergé ou en gestation, le premier volet d’une comédie humaine du vingt-et-unième siècle dont le lavomatic est l’épicentre comme autrefois et pour d’autres siècles les salons des cocottes et les cafés des grands boulevards. On aurait tort de croire lire un roman habile et léger, la chronique mordante et sans complaisance d’un siècle pas même trentenaire qui tomberait dans le piège facile de l’anti-modernité.

Émilien (quel joli choix de prénom, suranné et presque descriptif) a égaré son manuscrit, un manuscrit au sens propre du terme, lequel contient des croquis, autrement dit un œuvre originale, authentiquement de la main du jeune homme, écrivain et dessinateur, auteur par ailleurs d’une œuvre poétique minuscule et improbable. Aucune nostalgie convenue dans ce portrait du vieux quartier Saint-Antoine fait de sandwicheries et de concepts-stores. Émilien Dorval, mou et indécis, petites lunettes et vêtements informes est là avec nous, je veux dire avec le siècle que nous partageons, mais comme on est assis de guingois sur le bras d’un fauteuil dans le salon où l’on reçoit pêle-mêle princesses et chiffoniers. Sans être vraiment présent, sinon pour mieux nous observer, prêt à nous quitter à la première saute d’humeur pour retrouver éternellement le même monde — bien sûr, quoi d’autre ? — quoique différemment éclairé. Par quoi ? Par la petite lumière du manuscrit perdu qui vascille, manque de s’éteindre mais ne fait jamais défaut. Tantôt lampe frontale, tantôt illumination soudaine de l’esprit, le manuscrit, souvent, se joue d’Émilien avec des airs de jeune effrontée.

Le manuscrit perdu, comme un doudou d’enfant ou le cadeau précieux d’un amour défunt, promet consolation et douleur. S’il était encore près de nous, sur la table de travail ou sous l’oreiller, il aurait tous les avantages tactiles et olfactifs de la chose qu’on regarde, touche et respire avec bonheur. Loin de nous, qui sait dans les mains d’un étranger qui ne pourra que lui vouloir du mal, il nous trahit, nous rappelle à quel point nous sommes différents et moindres sans ces objets qui nous sont consubstantiels. Mieux vaut encore le caniveau. À propos de caniveaux (métaphoriquement parlant), Valère Marie-Marchand donne ci et là quelques petits coups de pattes bien sentis, griffes rentrées et sourire aux lèvres. Les imbéciles et les ferrailleurs, les indécis, les infatués comme les modestes passent un à un sous la loupe d’un Émilien à la fois furieux et contrit. Il les observe, les malheureux, à vrai dire plus malheureux que lui encore, et le fait d’en haut sans complaisance, à la manière d’un homme triste allant le long d’un trottoir côté chaussée des fois que son manuscrit pourrait passer par là avec mégots, capsules et mouchoirs malmenés par le courant.

Mais revenons au Lavomatic où le jeune Dorval mène l’enquête in situ. Il y a là, bien sûr, un leurre, pour ne pas dire un oxymore. Plus qu’un lieu fixe où le détective s’attend à un retour du criminel sur le lieu du crime, c’est une boîte dans la boîte dans la boîte qui s’ouvre à l’infini, proposant chemin faisant des pistes possibles, des croisements, des bifurcations. Narcisse apparaît derrière le hublot de la machine à laver le linge n° 6, laquelle est au lavomatic, lequel est à Paris 11ème, lequel Paris est celui de l’Aurélien d’Aragon qui souffle à Émilien le merveilleux incipit La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide, lequel incipit s’applique plutôt mal à Fleur de bitume, parigote qui entre inopinément dans ledit Lavomatic où ladite machine n° 6 fait des siennes. Narcisse, aperçu derrière le hublot de la 6, n’est rien de moins que le fils d’un dieu et d’une nymphe. Fleur de bitume, qu’on le veuille ou non, franchement laide ou pas, a du charme, un charme d’un genre qui rappelle celui du Garance de l’immense Arletty.

En quoi ce premier roman nous donne à la fois beaucoup de liberté et exige de nous une lecture attentive. Chacun choisira un ou plusieurs auteurs préférés parmi ceux ici convoqués par Valère-Marie Marchand, pour suivre une piste plutôt qu’une autre mais sans jamais quitter le jeune Dorval, lequel devient, au fur et à mesure que nous avançons, un compagnon de voyage. Là où un auteur moindre serait tombé dans le piège de l’érudition fastidieuse, Marchand se joue des codes, sobrement, avec légéreté, goût et drôlerie.

Il est beaucoup question de synesthésie dans ce livre où l’on peut aussi bien déguster les couleurs que renifler l’odeur des reflets en compagnie d’Émilien, victime consentante des troubles systématiques de la perception. La synesthésie la plus remarquable de notre lavomaticien émérite reste néanmoins d’un genre déviant. Car il y a bien comme un trouble de la perception dans la manière dont Émilien finit par retrouver son cher manuscrit. Je ne dévoilerai pas la clef de l’énigme, à la fois drôle, bête comme chou et troublante, qui implique un quidam volontairement sous séquestre et un miroir sans tain digne des meilleures maisons de passe. C’est par une sorte d’aperception déviante, de perception qui s’aperçoit elle-même en train de prendre un chemin de traverse qu’Émilien se retrouve, plus diffracté que jamais avec au centre un noyau dur, l’essence même du synesthésien émérite, le Dorval en soi d’un Paris poétique, coquin et jeteur de sorts.

Il faut lire Spleen au lavomatic de Valère-Marie Marchand comme on le lirait si Émilien Dorval l’avait commencé puis bêtement perdu dans le quartier Saint-Antoine, comme l’épopée urbaine des petits riens patiemment recouvrés par l’auteur auxquels la littérature rend si généreusement leur dignité perdue."