La littérature sous caféine


dimanche 22 juin 2008

Les angoisses du célibataire, celles de l'homme marié



(Photo : Javier Marias)

Je lis toujours avec une certaine avidité les romans qui mettent en scène les relations de couple... Indépendammant de la qualité même du roman, d'ailleurs. Il suffit que l'intrigue soit fondée sur un doute du narrateur, un questionnement inquiet sur sa vie sentimentale, pour que je me sente littéralement happé.

Récemment j'ai ainsi dévoré deux livres qui pourraient représenter deux symétriques en la matière : le très bon recueil de Serge Joncour, Combien de fois je t'aime (Flammarion, 2008), série de textes sur les attachements plus ou moins fugaces du narrateur, ses angoisses à l'idée que le temps passe et que les sentiments fluctuent, s'effacent, échouent, reviennent, fassent souffrir, exaltent ou déçoivent... Ce sont les mille tracas de la vie de célibataire, passés par le filtre d'une vision mélancolique et juste. Le recueil évoque les novellistes américains comme Carver par son immédiate simplicité, sa manière de coller au tempo des sentiments les palpables, les plus acérés.

« Sans chercher à faire moins que son âge, sans le refuser, il y a un jour où on sent bien que la jeunesse ne nous concerne plus, qu'elle est un territoire autre, un monde livré à des êtres faciles, des détachés aux moeurs étranges et au langage divergeant, un jour on réalise que la jeunesse est un exil dont on est revenu, on s'en sait pour tout dire exclu. Entre toi et moi je croyais qu'il n'y avait qu'une génération d'écart, alors qu'en fait c'est tout un monde qui nous sépare, une civilisation. » (Extrait de Combien de fois je t'aime, p123)

Dans Un coeur si Blanc (Folio, 2008), le romancier espagnol Javier Marias (décidément, y aurait-il une « nouvelle vague » espagnole ? J'entends de plus en plus parler d'excellents romanciers hispaniques, et j'en lis de plus en plus...) met en scène un narrateur analysant longuement certains épisodes de sa vie depuis le jour précis de son mariage, et le pressentiment croissant que tout cela se finira par un désastre. Beaucoup de longueurs et d'effets de narration dans ce texte, mais d'amples et belles pages aussi, surtout celles font la part belle à la noirceur et à la désillusion (comme c'est bon, en littérature, tout ce qui sent le désastre...)

« « En réalité, je me demande si quelqu'un m'a jamais aimée sans que je l'y oblige, même mes enfants, enfin, ce sont toujours les enfants que l'on contraint le plus. Cela s'est toujours passé ainsi pour moi, mais je me demande s'il n'en va pas de même pour tout le monde. Voyez-vous, je ne crois pas à toutes ces histoires que l'on raconte à la télévision, des personnes qui se rencontrent et s'aiment sans aucune difficulté, libres et disponibles tous les deux, aucune n'a d'hésitation ni de culpabilité préalables. Je ne crois pas que cela arrive jamais, même chez les jeunes. Toute relation personnelle est toujours une accumulation de problèmes, de résistances, mais aussi d'offenses et d'humiliations. Tout le monde oblige tout le monde, non pas tant à faire ce qu'il ne veut pas que ce qu'il ignore vouloir, car pratiquement personne ne sait ce qu'il ne veut pas, et moins encore ce qu'il veut, et cela, il n'y a aucun moyen de le savoir." » (Extrait de Un coeur si blanc, p98)

jeudi 19 juin 2008

Bégaudeau, volontiers volontaire



Il y a plusieurs manières de parler des établissements dits sensibles, et plus généralement de ce qu'on appelle "les problèmes de banlieue" : soit on montre le bon côté des choses, soit on noircit le tableau, soit on essaye de rester le plus neutre possible, relevant simplement des faits.

François Bégaudeau, dont le succès soit dit en passant force le respect (plus de 200 000 exemplaires vendus de son Entre les Murs, et cette Palme d'Or à Cannes 2008 pour le film tiré du livre...), a choisi de combiner deux postures : il annonce d'une part s'en tenir au réel, et faire un relevé clinique de certaines situations, de certains discours ("Juste documenter la quotidienneté laborieuse", écrit-il en 4ème de couverture), d'autre part il enrobe le tout dans une série de commentaires délibérément optimistes, considérant (à juste titre d'ailleurs) que ces populations dites "sensibles" ne forment pas une pâte humaine différente des autres et qu'elles dégagent une énergie, une volonté de s'en sortir dont il faut apprendre à tirer le meilleur parti.

Un professeur s'exprimant dans son livre :

"J'en ai marre de ces guignols, j'peux plus les voir, j'veux plus les voir. Ils m'ont fait un souk j'en peux plus, j'peux plus les supporter, j'peux plus, j'peux plus, ça sait rien du tout et ça te regarde comme si t'étais une chaise dès qu'tu veux leur apprendre quelque chose, mais qu'il y restent dans leur merde, qu'ils y restent, moi j'irai pas les rechercher, j'ai fait c'que j'avais à faire, j'ai essayé de les tirer mais ils veulent pas, c'est tout, y'a rien à faire, putain j'peux plus les voir..." (p 200)



Par rapport à cette vision volontariste, un juste milieu pourrait être représenté par l'excellent article du Nouvel Observateur du 15 Mai 2008 dans lequel un jeune professeur témoignait de son expérience dans un collège de Clichy-sous-Bois. Pour le coup, le principe de neutralité y était vraiment tenu, puisque l'article décrivait le travail des professeurs, mais relevait également un certain nombre d'impasses, de désespoirs, et de perspectives pour le moins sordides.

"Le 14 avril dernier, une enseignante a surgi dans la salle des profs pour nous annoncer qu'il y avait eu une explosion et que les élèves fuyaient hors du collège. Nous sommes sortis pour les encadrer, sans même réfléchir au danger. Il faut dire qu'avec le temps, on devient moins impressionnable. Un mois plus tôt, nous enterrions un ancien élève tué d'un coup de couteau dans Clichy. Devant le portail, les cailloux volaient. L'un d'eux a atterri sur le plexus d'un collègue. Deux nouvelles explosions ont eu lieu entre 10h30 et 12h30, puis d'autres encore à 14 heures. Huit bombes à l'acide chlorhydriques en tout. (...)"

"Le lendemain, l'inspecteur d'académie déclairait que l'incident ne représentait pas un "danger grave et imminent" ! Ultime provocation d'une administration coupée de la réalité et qui nous répond que Louise-Michel n'est pas le seul collège à connaître ce type de violences. (...) Un renoncement complet ! Nous sommes totalement abandonnés."

"A Louise-Michel, les WC sont ouverts et fermés à clé par les surveillants, depuis le viol d'une collégienne. Certains de nos gamins sont des repris de justice, d'autres finiront à Sciences-Po. Impossible de dresser le portrait type de l'élève de banlieue, si ce n'est qu'il est souvent un peu perdu, et qu'il n'a pas le même capital social et culturel que la plupart des autres petits Français."

La vision noire, alarmiste, pourrait être représentée par Alain Finkielkraut, auquel Bégaudeau aime d'ailleurs s'affronter sur le terrain des idées (cf ICI). Avec Azima la Rouge, pour ma part, je m'étais placé sur le terrain de la fiction pure, m'extrayant de toute vision idéologique pour tirer de la situation un parti romanesque : ne jugeant pas les faits, ne tirant aucune conclusion, mais m'inspirant d'événements réels pour en extraire une matière sombre et belle - un peu comme le font les auteurs de polars. Au final il y a quelques pages que je regrette un peu, car elles ont pu être mal interprétées, mais il y a toujours le risque, quand on aborde un sujet aussi délicat que celui-ci, d'être rejeté malgré soi dans un camp ou dans l'autre.