La littérature sous caféine


mercredi 28 décembre 2022

Habitudes de relecture

De même que je relis toujours le « Belle Isle » de Flaubert quand je me rends dans le Morbihan, de même j’aime feuilleter la « Falaise des fous » de Patrick Grainville quand je passe à Etretat. Son récit échevelé, ses cavalcades d’adjectifs, son goût revendiqué pour la vitesse, la passion, l’intensité, me plaisent et me paraissent correspondre aux atmosphères de tempête qui s’abattent souvent sur la station balnéaire.

« Le contrejour assombrissait la côté d’Amont, la tête d’éléphant à la trompe coupée. Pourtant, ce long saillant irrégulier, bosselé, évoquait davantage à mes yeux quelque rhinocéros bas et bizarre, dont le pied nain fermait la petite arche de sa note saugrenue. Au-delà, mon passager mesurait la fuite des éminences de craie vers le nord, et l’aiguille de Belval qu’on distinguait au loin. Je laissais dériver un peu le bateau pour favoriser la contemplation. »

mardi 20 décembre 2022

Le libéral bien-pensant (Aymeric n°4)

Après le professeur woke de Lafourcade, l’aristocrate dépressif de Houellebecq, le salarié de la Poste hédoniste de Patrice Jean, voici l’entrepreneur aux dents longues et propre sur lui de Solange Bied-Charreton, dans son excellent roman « Les Visages pâles » (Stock, 2016). Décidément, pour les romanciers français, les Aymeric sont ridicules, pathétiques ou méprisables !

Ici, le bonhomme incarne l’entrepreneur plein de bonne volonté, acquis au libéralisme et condescendant vis-à-vis de tous ceux qui ne partagent pas son credo. Désarmant de bonne foi, il contribue malgré lui à désagréger une famille bordelaise en séduisant l’une des filles d’un homme ayant hérité d’une entreprise en difficulté. Faut-il vendre la maison familiale ? Faut-il solder les comptes d’une aventure industrielle qui a fait la fierté des générations précédentes, mais qui réclame du courage et de l’abnégation ?

L’auteure pose ici des questions graves, des questions d’importance, rarement traitées par le roman contemporain – celle des héritages, celle des valeurs, celle de la continuité historique et familiale, souvent balayées par une époque qui raisonne en termes d’aisance et de fluidité. Une critique du libéralisme du point de vue de la droite, en somme, ce que Houellebecq était à peu près seul à faire en romancier.

« [Hortense] avait connu Aymeric Ledoux au sein du dispositif ESSEC Centures – incubateur étudiant. Ici, les futurs fondateurs de projets ont tous des ADN d’entrepreneurs : évoluant dans la communauté ESSEC et son écosystème particulièrement porteur, ils apprennent à transformer leur business plan en entreprise innovante, à fort potentiel de croissance. Ainsi le fonds d’amorçage ESSEC Ventures avait-il investi dans le projet Clean and Co, Hortense et Aymeric s’étaient-ils surpassés pour atteindre leur but. Hubert était très fier de sa réussite. Cette envie d’entreprendre, cette ouverture à l’autre, cette envie de transaction, d’effacer les frontières, rendaient inintelligibles, à leurs yeux, les résultats du scrutin présidentiel du 21 avril 2002 et le NON de 2005 au traité européen. Leur acerbe critique des Français trop frileux, des fachos et des communistes. » (Livre de Poche, p 323).

lundi 19 décembre 2022

Nerval, errance, rêve

Je me prends de sympathie pour Nerval, dont j'aime la tendresse et la disposition pour l’errance. On connaît sa fin tragique, son œuvre pourrait être rongée par l'angoisse. Mais c'est le rêve qui domine, et le parfum de surréalisme. Il existe ainsi des compagnons qui surgissent de passés que nous n'avons pas connus.

« Et maintenant, plongeons-nous plus profondément encore dans les cercles inextricables de l’enfer parisien. Mon ami m’a promis de me faire passer la nuit à Pantin. » (Nuits d’Octobre, « Le café des aveugles »)

lundi 12 décembre 2022

Super Valjean

La lecture des « Misérables » m'aura donc accompagné toute l'année 2022. Au moment de quitter Jean Valjean, je me dis que Victor Hugo nous a proposé quelque chose comme le premier super-héros français, certes fait de chair et d’os, mais tellement fort et noble qu'il défie les lois de la physique et de l'entendement. Pas une scène où Jean ne traverse de dilemme surhumain, ni d'épreuve mortelle. Le suicide de Javert (le plus beau suicide en littérature avec celui de Martin Eden) dit quelque chose de cette dimension : le champion de l'intelligence et de la loi s'est littéralement brisé contre le rempart inouï de Valjean.

« Jean Valjean le déconcertait. Tous les axiomes qui avaient été les points d’appui de toute sa vie s’écroulaient devant cet homme. La générosité de Jean Valjean envers lui Javert l’accablait. D’autres faits, qu’il se rappelait et qu’il avait autrefois traités de mensonges et de folies, lui revenaient maintenant comme des réalités. M. Madeleine reparaissait derrière Jean Valjean, et les deux figures se superposaient de façon à n’en plus faire qu’une, qui était vénérable. Javert sentait que quelque chose d’horrible pénétrait dans son âme, l’administration pour un forçat. Le respect d’un galérien, est-ce que c’est possible ? Il en frémissait, et ne pouvait s’y soustraire. Il avait beau se débattre, il était réduit à confesser dans son for intérieur la sublimité de ce misérable. Cela était odieux. » (Les Misérables, éd. de la Pléiade, p 1346).

lundi 21 novembre 2022

Paris hanté

Quand je me promène dans Paris, j'ai souvent l'impression de croiser le fantôme de Breton, comme devant cet angle en rotonde dont je suis sûr qu'il l'aurait aimé, et qui pourrait très bien figurer en photo dans son Nadja. J'aime l'idée que Paris soit hanté.

samedi 5 novembre 2022

Les Russes sont-ils nos frères ?



J’ai beaucoup écrit sur les violences faites aux femmes, et depuis quelques années je me nourris de littérature russe. C’est dire comme je ne pouvais lire qu’avec attention « Trois sœurs » (L’Iconoclaste, 2022), le livre que Laura Poggioli consacre à un fait divers survenu à Moscou, l’histoire de trois sœurs assassinant leur père après des années de sévices. L’auteure raconte en parallèle son histoire d’amour avec un Russe, et les brutalités qu’elle a subies, elle aussi, pendant cette idylle.

On y guette les considérations sur la violence – violence des hommes, violences des Russes malmenés par des décennies de terreur – et sur les différences entre Occident et Russie. Récemment, j’ai pu lire des articles d’auteurs français qui insistaient sur les différences irrémédiables entre les deux civilisations, et l’atavisme terrible de la barbarie qui régnait là-bas. Or, je n’arrive pas à me résoudre à l’idée qu’un peuple ayant accouché d’une littérature aussi sublime – et proche de nous, au point que je me sens russe en lisant Tourgueniev ou Tolstoï – soit intimement et uniformément lié aux criminels dont il accouche. Laura Poggioli distille de nombreux éléments de réflexion à ce sujet, à la fois limpides et éclairants, éléments qui ne doivent pas être étrangers au succès du livre.

« Si l’accès aux archives de la Tcheka, de la Guépéou et du NKVD restait compliqué malgré l’effondrement de l’Union soviétique – cela avait duré assez longtemps pour que la police politique ait le temps de changer de nom plusieurs fois –, celles de la Stasi ouvertes en Allemagne de l’Est avaient révélé à beaucoup d’individus qu’ils avaient été dénoncés de la main d’un collègue, d’un conjoint, d’un voisin. Ces délations ont laissé des traces indélébiles, et je me demandais si le fait que les hommes russes soient aujourd’hui si nombreux à espionner leur compagne, à ne pas supporter de ne pouvoir tout contrôler d’elle, ne venait pas de là. » (p184)

lundi 31 octobre 2022

Les images qui libèrent

J’ai toujours aimé les images dans les livres. Il y en a trop peu, sauf dans les livres pour la jeunesse. Pourquoi les adultes n’auraient-ils pas droit à rêver et à se reposer l’œil ? Pourquoi l’image viendrait-elle forcément limiter le sens ? Tout au plus propose-t-elle une interprétation du récit mais si partielle, et même parfois si libre, qu’elle relance l’esprit plus qu’elle ne le fige. André Breton l’avait bien compris, et c’est aussi pour cette raison que son « Nadja » me séduit : il nous offre des photos comme autant de relais, de pauses, de suggestions… Le mystère n’est pas seulement dit, il est montré.

Fabrice Pataut fait le pari de ces dessins dans son dernier livre, « Les beaux Jours ». En courts chapitres comme autant de vignettes sur les lieux de son enfance, ses rencontres, ses sortilèges, il esquisse un parcours délicat dans le paysage de ses souvenirs. La proximité avec la démarche surréaliste est évidente : il émaille le texte de ses propres croquis, naïfs ou plus aboutis, et propose même une réflexion à ce sujet. L’image n’est plus seulement, comme pour Breton, un moyen de couper court aux fastidieuses descriptions du roman réaliste et de témoigner d’un mystère, elle accompagne véritablement la création littéraire. En tout cas, elle participe ici grandement au plaisir du lecteur et au charme du texte.

« Le dessin, depuis le début, est destiné à l’écriture. Ce n’est pas qu’il tienne une place subalterne. C’est plutôt qu’il est voué à une transformation, même quand l’écriture vient en premier, ce qui est rare (…). La phrase née du dessin, relue avec le dessin sous les yeux, subit à son tour toutes sortes de contrariétés stylistiques par filtrage, épuration, suggestions équivoques, jusqu’au moment où la phrase respire seule et laisse le dessin définitivement de côté. » (p 14).

mercredi 12 octobre 2022

Annie / Sidonie

J’ai beaucoup aimé les premiers livres d’Annie Ernaux, notamment cette « Place » que j’ai souvent fait lire aux élèves – le style avait le mérite de susciter le débat. Puis, je me suis détaché d’elle à mesure qu’elle se starifiait… Je ressentais peut-être un décalage entre la sobriété de son œuvre et son statut de d’égérie. Je reste malgré tout sensible à son exigence de justesse (je me suis senti porté par ce souci pour « La Viveuse »), qui a fait sa marque et son succès, même si mon cœur littéraire bat souvent pour l’éclat, l’effet, le panache… Au fond, je préfère les images saturées de sens et de sons de Colette aux phrases parfois trop maigres. A la rigueur, l’extrême sécheresse d’un Edouard Levé me plaît parce qu’elle s’inscrit dans un dispositif assez fou.

Une page de l’œuvre d’Ernaux me paraît emblématique, une page qui a sa renommée d’ailleurs, la page d’ouverture de « Passion simple ». Décrivant sa sidération devant un porno, la narratrice dit très bien la sorte de gouffre qui sépare le spectateur de ce genre de spectacle quand il n’y est pas préparé. Je me demande si le souci de pondération n’est pas précisément ce qui retient d’entrer dans la valse de la vie véritable, plutôt que d’en rester sur le seuil. Peut-on vraiment décrire la vie avec sobriété, sachant qu’elle-même n’est pas sobre ? 😊

« Cet été, j’ai regardé pour la première fois un film classé X à la télévision sur Canal +. (…) On s’habitue certainement à cette vision, la première fois est bouleversante. Des siècles et des siècles, des centaines de générations et c’est maintenant, seulement, qu’on peut voir cela, un sexe de femme et un sexe d’homme s’unissant, le sperme – ce qu’on ne pouvait regarder sans presque mourir devenu aussi facile à voir qu’un serrement de mains.

Il m’a semblé que l’écriture devait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral. »