La littérature sous caféine


mardi 24 août 2010

L'Histoire de France vue du Japon (Michaël Ferrier, Sympathie pour le fantôme)



Rentrée littéraire 2010 (2)

Voici l'article que je publie dans le prochain numéro de la Revue Littéraire à propos de la sortie du nouveau livre de Michaël Ferrier, Sympathie pour le fantôme, aux éditions Gallimard (collection L'Infini) :

"Dans Tokyo, petits portraits de l’aube (Gallimard, L’Infini, 2004), Michaël Ferrier s’appliquait à évoquer la mégapole japonaise dans une prose fluide et légère. Le narrateur y décrivait des lieux, des personnages et des situations sans fil narratif précis, ni trame psychologique appuyée, attentif à capter de Tokyo comme une musique de fond, un rythme intelligent.

Dans Sympathie pour le fantôme, il reprend le dispositif et lui donne de l’ampleur. Virées nocturnes, projets littéraires, séminaires ubuesques… Le narrateur évolue dans un Tokyo rapide, lumineux, sensuel, résolument moderne, résolument mouvant. Il en profite pour réfléchir à quelques figures historiques et culturelles françaises qui, malgré leur statut marginal, ou bien grâce à lui, représentent mieux que d’autres un certain peuple français : « Ce sont eux qu’on a enlevés de l’Histoire ou qu’on n’y a pas laissés entrer. Ce sont les oubliés du destin, les morts pour rien. (…) Ce sont des gens comme toi et moi, et en même temps de grandes figures de la rébellion : à eux trois, et chacun dans des domaines différents (le marché de l’art, la littérature, l’économie), ils ont fait entrer la France dans la modernité… » (page 80) On suit par exemple le destin d’Edmond Albius, jeune esclave noir du 19ème siècle qui par son sens inouï de l’observation découvre le principe de la fécondation artificielle de la vanille. Rien ne le prédestinait à briller, tout lui promettait l’anonymat et la réclusion. Et le voilà pendant quelques années déployant son génie dans les jardins des plus grandes familles, sous l’œil admiratif et jaloux des autres botanistes – ce qui le tirera pas de la misère, loin s’en faut.

Michaël Ferrier se livre par ailleurs à une vive satire du monde universitaire, ridiculisé par ses discussions épiques et sa frénésie de réunions. Il y a des pointes céliniennes dans ces descriptions de vieux professeurs et de vains débats. « Mameda est toujours à côté de Nezumi comme un chien fidèle. Tout ce que Nezumi dit, il le répète. Mentalité : mollusque. Il opine désespérément du chef, il branlotte sans fin du collet, en attendant son tour. » (page 131)

Pas étonnant que le narrateur se livre, dans le dernier chapitre, à un éloge de Thelonious Monk : « Ah, Monk… Faire par l’écriture ce qu’il arrive à faire en musique… Il bouscule tout, la mélodie, le rythme. Perturbation radicale… Il ferme les yeux, respire et plonge, transperce, sillonne, déraille puis revient… » (page 257) Il y a du jazz, en effet, dans l’écriture de Michaël Ferrier. Digressions fantaisistes, mots rapides, notes enjouées… Goût pour le jazz que partage d’ailleurs Philippe Sollers, dont on sent l’influence ici par certains thèmes de prédilection (celui du Temps, grande affaire littéraire, le Temps dans lequel plonger pour en faire ses délices…), mais aussi par ce ton brillant et primesautier, discrètement satirique, truffée de dialogues incisifs et faussement nonchalants, très ironiques vis-à-vis de l’époque actuelle, accusée de se laisser dominer par un sentiment d’urgence vide, un terrible esprit de sérieux, l’oubli de la vie, la vraie, c’est-à-dire l’attention aux corps, à la musique…

Michaël Ferrier fait l’éloge de quelques fantômes qui ont marqué l’Histoire de France, et la font encore, mais il n’est pas un fantôme, lui, constamment en alerte, la plume vive et le sourire aux lèvres, mi-moqueur mi-jouisseur."

mardi 27 juillet 2010

Faire l'amour : travail ou farniente ? (Guyotat / Trinh Thi)



Une page m’a particulièrement frappé dans le livre Explications, de Pierre Guyotat :

« Le texte que j’ai fait pour le spectacle chorégraphique de 1997, (…), je l’ai vraiment écrit, je l’ai prononcé certains soirs avec une très grande violence, dans un mouvement de révolte contre la sexualité, quelle qu’elle soit, contre la fatalité sexuelle. Cette obligation à la sexualité qu’il y a en l’homme, c’est une des tâches les plus terribles de l’homme, à mon avis, contrairement à tout ce qu’on dit, bien entendu. C’est une hantise, une obsession. (…) Dans Progénitures, le peuple apparaît comme soumis à cette obligation-là. On y voit des figures contraintes, obligées de forniquer comme on bêche, dans ces bordels-là ; après, on entre et on refornique dans le foyer. C’est sans cesse qu’on travaille… il y faut beaucoup de semence, vaine dans le ou la putain, utile dans l’épouse. » (page 42)

Je n’avais jamais vraiment réfléchi à cette vision possible de la sexualité comme labeur, comme malédiction – sauf bien sûr dans le cas du viol ou de la prostitution. Cela m’a laissé d’autant plus songeur que je venais de terminer ma lecture du livre imposant de Coralie Trinh Thi (l’actrice porno française qui a participé à l’adaptation cinématographique de Baise-Moi, de Virginie Despentes), La Voie Humide, vaste autobiographie (l’auteur est pourtant jeune) dans laquelle elle raconte sa carrière dans le X, ses amours, ses douleurs… Je ne m’attendais pas à ce niveau d’exigence littéraire. Plus de sept cents pages assez denses, parfaitement fluides, jamais naïves, ne donnant jamais dans le pathétique ou le sordide – et pour cause, Coralie Trinh Thi défend l’idée d’une sexualité épanouie possible dans la pornographie, et sa compatibilité avec une vie personnelle riche, excessive, sincère, ainsi qu’avec une réelle ambition artistique dont ce livre est le témoignage (l’auteur a-t-elle eu recours à un nègre ? Je ne pense pas, vue l’ampleur du projet…)

La qualité du livre tient à la succession, comme on s’y attend, de scènes savoureuses sur le milieu de la pornographie, mais aussi de longues et belles pages sur la profondeur de la sensualité, la recherche du bonheur, l’attachement amoureux… Ce livre n’a pas à rougir, je trouve, de la comparaison avec l’œuvre d’une des grandes prêtresses des journaux érotiques, Anaïs Nin, que j’évoquerai bientôt.

Extrait (à propos du tournage de Baise Moi) :

« La pression morale devenait insoutenable. La réprobation muette de tous les membres de l’équipe, avant chaque scène hard, augmentait en même temps que leur attachement à Karen et Raf. Elles leur avaient dit qu’elles étaient sorties de l’enfer du porno, qu’elles ne voulaient plus en faire, sauf pour Baise-moi… Mon malaise se précisait. Elles ne nous avaient jamais dit explicitement que le hard leur coûtait tant, qu’elles détestaient le faire, qu’elles trouvaient cela mal, et pourtant… Elles faisaient le film en dépit du hard, un sacrifice, un dommage collatéral, alors que c’était un de ses centres. Nous n’avions jamais envisagé de corrompre l’innocence, de manipuler ou de faire pression, d’arracher quoi que ce soit, comme certains réalisateurs s’en croient le droit. Ce film était possible avec elles, ces filles parfaites qui étaient aussi hardeuses. Mais travailler avec des professionnelles aguerries ne suffisait pas à garantir un rapport sain à la sexualité. On ne pouvait échapper à la culpabilité. » (page 512)

N.b. : je pars deux semaines en Australie… Reprise du blog mi-août !

jeudi 15 juillet 2010

Les obsessions des écrivains (Mathieu Simonet, Les Carnets Blancs)

Dans ses Carnets Blancs (Seuil, 2010), Mathieu Simonet raconte une expérience singulière : il a entrepris de disperser ses journaux intimes auprès de gens qui pourraient en faire ce que bon leur semblerait – les détruire, les manger, les peindre… C’était une manière de s’en débarrasser, de se couper de son passé, de s’en libérer, mais aussi de rendre ces carnets à une vie autre. Le corps du texte consiste en notes, en extraits de lettres et de mails dans lequel Mathieu Simonet rend compte, de près ou de loin, de cette expérience.

Dans l’avant-propos il essaye de définir le fantasme présidant à l’écriture de ce livre :

« Des histoires de coïncidences surgissaient au milieu de ces initiatives. Certains participants me dévoilaient leur rapport à leurs journaux intimes. D’autres interprétaient mon geste, me parlaient de ma mère, malade d’un cancer, avec laquelle j’apprenais, en parallèle de ce projet, à imaginer l’après. On me parlait de mon père, de ses problèmes psychiatriques, de l’éclatement de sa personnalité et de l’éclatement de mes carnets.

Je ne sais pas s’ils ont raison.

Quatre ans plus tard, à l’heure où j’écris cet avant-propos avec un certain recul, un recul qui reste très fragile, presque à vif, je crois que ce geste « s’explique » par mon fantasme de construire sur l’éclatement. Sur mon désir de réunir les opposés, les objets cassés, les photos déchirées
. » (page 13)

Nul doute qu’à l’origine de tout geste artistique il y ait ce genre de fantasme, dont on découvre progressivement la teneur à mesure que s’accomplit l’œuvre. La lecture de ce livre m’a fait demander quelle pouvait être ma propre obsession… Si chaque livre répond à un fantasme particulier, il devrait être possible également d’identifier une ou plusieurs images hallucinées présidant au fait même d’écrire pendant toute une vie. Dans mon propre cas, s’agirait-il non pas comme Mathieu Simonet de « construire sur la dispersion », mais de prendre le mal par la racine ? D’éclaircir l’ombre ? De tirer vers la lumière tout ce qui dans l’existence vous attire vers les abîmes ? J’ai tendance à écrire des livres sombres, c’est vrai, mais avec le fantasme qu’on puisse trouver un sens lumineux aux pires angoisses.

Une autre de mes tendances seraient de fantasmer la notion d’effacement. Je suis d’ailleurs en train d’y réfléchir dans un long texte dont j’aurai sans doute fini l’écriture cet été…

vendredi 9 juillet 2010

Colette, ma bible en amour et botanique



Des années maintenant que je suis jaloux de Colette. Chacune de ses phrases m’envoûte par la richesse de son vocabulaire, son arrogante préciosité, sa connaissance vertigineuse du cœur humain, des intrigues de couple et des émotions si fortes et raffinées que nous procurent les mondes animal et végétal. Ses romans, ses chroniques relèvent souvent de cette prose poétique à côté de laquelle toute autre fiction paraît fade. Et son art du croquis psychologique et moral, ponctué de savants aphorismes sur la séduction, vaut bien celui des grands moralistes français.

J’achève tout juste ma troisième lecture de ce qui me paraît être son grand chef-d’œuvre, Le Pur et l’Impur, livre d’une certaine maturité sentimentale dans lequel elle dresse le portrait de séducteurs prestigieux et de hautes figures de l’homosexualité (féminine ou masculine). Le style, précieux, maniéré, grandiloquent par moments, peut sembler daté, mais il ne rend que plus impressionnant ce véritable petit traité du cœur humain, cette évocation poétique des hypocrisies, manipulations, faux-semblants, flamboyances de l’amour sous toutes ses formes.

Je commence à avoir une vue d’ensemble de l’œuvre – pour l’instant je n’en gardais qu’une impression touffue – et j’ai le sentiment de parvenir à réduire quelque peu le mystère qu’il représentait jusqu’à maintenant pour moi (ce qu’on appelle un chef-d’œuvre réside d’ailleurs peut-être dans une densité particulière, une complexité qui oblige à y revenir de nombreuses fois pour que les choses s’éclaircissent…)

Exemple de petit bijou littéraire, cette évocation des « êtres au sexe incertain » :

« La séduction qui émane d’un être au sexe incertain ou dissimulé est puissante. Ceux qui ne l’ont jamais subie l’assimilent au banal attrait des amours qui évincent le principal mâle. C’est une confusion grossière. Anxieux et voilé, jamais nu, l’androgyne erre, s’étonne, mendie tout bas… Son demi-pareil, l’homme, est prompt à s’effrayer, et l’abandonne. Il lui reste surtout le droit, même le devoir, de ne jamais être heureux. Jovial, c’est un monstre. Mais il traîne incurablement parmi nous sa misère de séraphin, sa lueur de larme. Il va du penchant tendre à l’adoption maternelle… » (Le pur et l’impur, Livre de poche, page 71)

dimanche 4 juillet 2010

L'art de la relecture



Les livres, il est assez rare que je les relise (faute de temps, principalement ; il est déjà difficile, voire impossible, de lire ne serait-ce qu’une fois tout ce qui mériterait de l’être). A quelques exceptions notables, cependant :

- La Recherche du Temps Perdu, de Marcel Proust, que j’ai déjà lue deux fois et que je m’apprête à relire parce que j’ai le sentiment à la fois d’en avoir oublié l’essentiel, et de pouvoir en goûter vraiment les beautés maintenant qu’à trente-cinq ans je commence à avoir accumulé du bagage littéraire.

- Le plus beau livre de Colette à mes yeux, Le pur et l’impur, auquel je reviens souvent parce que ses phrases chargées de formules et de sensualité m’hypnotisent, en dépit de leur côté vieilli (j’y reviendrai bientôt).

- Certains classiques dont une lecture adolescente ne m’avait laissé qu’un souvenir très vague (dans deux genres très différents, Madame Bovary ou Last Exit pour Brooklyn).

J’entre d’ailleurs dans un âge où la relecture devient un art, et notamment la relecture des livres parmi les premiers lus – tous ceux qui nous ont laissé une impression forte, et même écrasante, mais dont on se doute que l’effet de surprise et de découverte absolue, à un âge où certains enjeux littéraires nous échappaient, brouillait notre lucidité.

Il y a par exemple deux livres que j’ai dévorés au collège, et que je me suis promis de relire prochainement : La Nausée de Sartre, qui m’avait inspiré un exposé en classe de sixième à propos de l’horreur du narrateur devant « l’épaisseur des choses » (sa propre main, la racine d’un arbre dans un parc…), premier éblouissement au contact de la littérature mâtinée de philosophie. Et Les Trois Mousquetaires, qui m’avait embarqué dans une lecture passionnée, sans répit, le genre de lecture dont on est nostalgique, adulte.

Sans pouvoir le justifier vraiment, j’ai le pressentiment que je serai déçu par ma relecture du premier, et enchanté par celle du second… Peut-être l’envie de jouer un peu à l’enfant ?

jeudi 24 juin 2010

Faut-il épuiser la substance de ce que l'on est ? (Pierre Guyotat, Explications)



J’exprimais récemment le plaisir que j’avais eu à lire chez Stephen King l’idée qu’il y ait un nombre infini de « portes » dans l’imaginaire humain – j’aimais cette idée parce qu’il y a quelque chose d’encourageant et même d’exaltant dans cette intuition pour un auteur. Cependant je viens de lire une page du beau livre de Pierre Guyotat, Explications (dans ce long entretien avec Marianne Alphand, récemment réédité chez Léo Scheer, l’auteur revient notamment sur les principes qui régissent son œuvre et nous donne quelques précieux aperçus biographiques et philosophiques), page dans laquelle il exprime l’intuition inverse – encore qu’il ne s’agisse pas exactement de la même chose, King évoquant l’imagination lorsque Guyotat parle plutôt de la substance de l’écrivain lui-même (dans quelle mesure les deux se recoupent-elles ?) :

« Le drame, au sens théâtral, de l’artiste, c’est qu’il tire de lui-même sa matière, et il tire, il tire jusqu’au jour où il se peut qu’il n’y ait plus rien, et il le sait et il le craint tous les jours. C’est d’une certaine façon, là aussi, un rêve, un désir très fort de disparaître par extinction de matière, extinction de lumière. Toute œuvre d’ampleur produit sa naissance, sa vie et sa mort. En même temps qu’on pense et qu’on désire aller plus loin, donc perfectionner la machine, on désire y disparaître, c’est-à-dire crever avec la chose. » (Explications, page 48)

Très belle image que celle de l’artiste s’engloutissant en quelque sorte dans sa propre œuvre, se vidant complètement en elle et par conséquent disparaissant au monde. Image à la fois romantique et très moderne, dans laquelle je me reconnais finalement davantage que dans celle de King, même si elle reste moins séduisante à accepter. Disons que j’ai tendance à penser comme Guyotat, mais que j’aimerais tendre vers une conception plus proche de celle de King. Balançant entre la peur de l’épuisement de soi-même (pourtant présenté par Guyotat comme un idéal) et le rêve d’une fécondité toujours plus généreuse…

dimanche 20 juin 2010

Poétique de la merde (Roche / Z. Brite / Renard)



On sait, au moins depuis Rabelais, qu’il est possible de parler viscères, défection, sécrétions corporelles dans le cadre de la littérature la plus exigeante. Mes lectures récentes en ont été la preuve – et je me demande si l’appétit de désacralisation qui règne souvent dans la prose d’aujourd’hui, la course en avant vers toujours plus d’outrage, toujours plus de provocation, ne conduisent pas naturellement la merde à incarner le topic ultime de la création littéraire.

C’est particulièrement frappant dans Zones Humides, le best-seller de l’Allemande Charlotte Roche tout juste sorti en poche, notamment dans les deux premiers chapitres, très réussis (après quoi le roman vire au remplissage insipide, un comble pour ce genre de roman). La narratrice fait un séjour à l’hôpital pour une fissure anale (je ne connaissais pas le terme !), et profite de ses moments d’oisiveté pour faire le tour de la question de l’hygiène vaginale et autres joyeusetés sanito-sexuelles. Les pages sur les hémorroïdes (ce qu’elle appelle ses « choux-fleurs ») ou le smegma sont assez saisissantes… Parmi les pages les plus gratinées, ce passage sur les lunettes de toilettes publiques :

« Je me suis donc mise en devoir de réaliser moi-même une expérience in vivo sur ma chatte. Moi, ça m’amuse énormément de m’asseoir systématiquement sur toutes les toilettes crasseuses et de m’en donner à cœur joie. D’ailleurs, avant de m’installer, je nettoie tout le pourtour avec ma minette, d’une habile rotation des hanches. Quand je pose ma chatte sur la lunette, j’entends un joli bruit de baiser mouillé, et j’absorbe tout ce que les autres ont laissé, que ce soient des poils, des taches ou des flaques de couleurs et de consistances diverses. Quatre ans de pratique sur toute les toilettes, de préférence dans les relais d’autoroute où il n’y a qu’un seul W-C pour les hommes et les femmes. Et je n’ai jamais eu le moindre champignon. Mon gynécologue, le docteur Brökert, peut vous le confirmer. » (Zones humides, page 23)

Dans un genre plus racé, une nouvelle de Poppy Z. Brite extraite du recueil, par ailleurs inégal, Self-Made Man (Poppy est cette remarquable auteur de la Nouvelle-Orléans connue pour ses histoires de serial-killers partouzeurs, de vampires drogués, de jeunesse dépravée mais romantique, mais aussi de cuistots et de rockers, et dont j’ai placé l’une des phrases en exergue de Suicide Girls). La nouvelle s’appelle Elvis : un destin grêle, et vaut bien mieux que son titre. Elle met en scène, en quelques courtes pages tendues à l’extrême, les derniers mois de la vie d’Elvis Presley, lorsque, miné par la drogue et l’isolement, il passait des heures sur le trône pour d’inimaginables problèmes d’intestins. De la scatologie comme métaphore pour les destins brisés.

« Maintenant, la seule chose qui lui dise non, ce sont ses propres intestins. Cela fait des heures qu’il est assis, c’est du moins son impression. Il y a des fois où il doit utiliser une poire à lavement ou bien mariner dans un bain chaud jusqu’à ce que ses tripes daignent se relâcher. Son appareil digestif, ralenti par les calmants, n’arrive plus à traiter les quantités considérables de nourriture passée au mixeur qu’Elvis enfourne chaque jour.
Il pousse, sent quelque chose qui remue tout au fond de ses entrailles, mais refuse de se déloger. Et puis la douleur se vrille autour de son cœur et commence à serrrrrer.
Elvis espère qu’il aura la paix dans la vallée, mais il craint que ce ne soit le cas
. » (page 237)

J’ai été également frappé par les pages émouvantes et cruelles de Poil de Carotte, le terrible recueil de textes de Jules Renard sur la jeunesse de ce petit garçon de ferme, inspiré de sa propre vie, que sa mère malmène. Les souffrances et la perversité culminent dans ce chapitre plus long que d’autres, intitulé Le pot, où l’on voit le garçon enfermé dans sa chambre, pris au piège par les stratagèmes imparables de sa propre mère pour l’humilier :

« A peine a-t-il fermé les yeux qu’il éprouve un malaise connu.
- C’était inévitable, se dit Poil de Carotte.
Un autre se lèverait. Mais Poil de Carotte sait qu’il n’y a pas de pot sous le lit. Quoique Mme Lepic puisse jurer le contraire, elle oublie toujours d’en mettre un. D’ailleurs, à quoi bon ce pot, puisque Poil de Carotte prend ses précautions ? (…)
Bientôt une douleur suprême met Poil de Carotte en danse. Il se cogne au mur et rebondit. Il se cogne au fer du lit. Il se cogne à la chaise, il se cogne à la cheminée, dont il lève violemment le tablier et il s’abat entre les chenets, tordu, vaincu, heureux d’un bonheur absolu.
(…) Mme Lepic arrache les draps, flaire les coins de la chambre et n’est pas longue à trouver.
- J’étais malade et il n’y avait pas de pot, se dépêche de dire Poil de Carotte, qui juge que c’est là son meilleur moyen de défense.
- Menteur ! menteur ! dit Mme Lepic.
Elle se sauve, rentre avec un pot qu’elle cache et qu’elle glisse prestement sous le lit, flanque Poil de Carotte debout, ameute la famille et s’écrie :
- Qu’est-ce que j’ai donc fait au Ciel pour avoir un enfant pareil ?
»

Un peu comme chez Rabelais, la dimension truculente désamorce le côté scabreux, voire sordide de ces digressions intestines…

dimanche 13 juin 2010

Un peu de noir à la Houellebecq, un peu de blanc à la Teilhard



1) En attendant la parution du nouveau roman de Houellebecq, chez Flammarion, en cette rentrée littéraire 2010 (je n’en connais pas encore le titre), j’ai plusieurs fois débattu sur les talents comique de Michel avec des amis. « On ne dira jamais assez que c’est un écrivain drôle. – Drôle ? Tu plaisantes ? Il est sordide ! – Ce qu’il écrit est sombre, voire cynique, mais ça me fait rire. C’est tellement appuyé que, mécaniquement, je suis hilare. – La preuve qu’il n’est pas drôle, c’est que son personnage de comique dans la Possibilité d’une Ile est incapable d’en sortir une bonne. Ses blagues sont affligeantes, et même tristes. Je n’arrive pas à savoir si Houellebecq s’est vraiment cru bon dans ces passages-là. – Ils m’ont bluffé, moi, les passages dont tu parles ! Je les ai trouvés parfaitement maîtrisés. – C’est impossible, tu dis n’importe quoi. Je te l’accorde, les interventions télévisées de Michel sont drôles… Mais c’est un comique involontaire, et je suis sûr que Houellebecq ne plaisante pas du tout. Il se prend très au sérieux. C’est un personnage sinistre, tout simplement. Sincèrement dépressif, et toujours au premier degré. – Je n’en suis pas sûr. Un noir si noir, un humour si grossièrement humoristique, il y entre forcément une part d’exagération… »

Ce qui me frappe de plus en plus, en outre, dans l’œuvre de Houellebecq, ce sont les passages qu’on pourrait affilier à la tradition des moralistes français du XVIIème. Comme La Bruyère ou La Rochefoucauld, Houellebecq dresse un impitoyable tableau des mœurs, souvent ridicules et cruels, de ses contemporains, et plus généralement du genre humain. Mais c’est avec un désespoir accentué, des jugements plus implacables qu’il reprend le flambeau des classiques. Un certain relâchement dans l’expression lui permet d’exprimer un mépris, un dégoût parfois surprenants.

« La seule chance de survie, lorsqu’on est sincèrement épris, consiste à le dissimuler à la femme qu’on aime, à feindre en toutes circonstances un léger détachement. Quelle tristesse, dans cette simple constatation ! Quelle accusation contre l’homme !... Il ne m’était cependant jamais venu à l’esprit de contester cette loi, ni d’envisager de m’y soustraire : l’amour rend faible, et le plus faible des deux est opprimé, torturé et finalement tué par l’autre, qui de son côté opprime, torture et tue sans penser à mal, sans même en éprouver de plaisir, avec une complètement indifférence ; voilà ce que les hommes, ordinairement, appellent l’amour. » (La possibilité d’une île, Fayard, page 188)

Ou encore, page 208 : « Le rêve de tous les hommes c’est de rencontrer des petites salopes innocentes, mais prêtes à toutes les dépravations – ce que sont, à peu près, toutes les adolescentes. Ensuite peu à peu les femmes s’assagissent, condamnant ainsi les hommes à rester éternellement jaloux de leur passé dépravé de petite salope. Refuser de faire quelque chose parce qu’on l’a déjà fait, parce qu’on a déjà vécu l’expérience, conduit rapidement à une destruction, pour soi-même comme pour les autres, de toute raison de vivre comme de tout futur possible, et vous plonge dans un ennui pesant qui finit par se transformer en une amertume atroce, accompagnée de haine et de rancœur à l’égard de ceux qui appartiennent encore à la vie. »

2) Ce cynisme, ce désespoir ne rendent que plus savoureuses les pages de littérature résolument optimistes, comme celles du petit livre de Pierre Teilhard de Chardin, Sur le bonheur / Sur l’amour (Points/Seuil), que je viens de terminer. Le philosophe jésuite (ou devrait-on dire « sage » ?) se propose entre autres d’y établir quelques principes sur le bonheur, possible si l’Homme entreprend d’accompagner le mouvement même du monde, qui est un long chemin vers « toujours plus de conscience pour toujours plus de complexité –, comme si la complication grandissante des organismes avait pour effet d’approfondir le centre de leur être. » (page 20)

« Pour être pleinement soi et vivant, l’Homme doit : 1. Se centrer sur soi ; 2. Se décentrer sur « l’autre » ; 3. Sur surcentrer sur un plus grand que soi. » (page 21) J’aime beaucoup cette idée de « surcentration », cette image d’un soi que l’on cale, en quelque sorte, sur le centre même du monde en évolution vers un état de plus grande clarté, de plus grande conscience de lui-même. Ce genre de typologie des centres d’intérêts de l’être humain peut paraître simpliste, et même assez naïve, mais elle me plaît et je vais garder en mémoire cette précieuse notion de « surcentration. » Elle a le mérite de préciser une intuition que j’avais depuis longtemps sur l’intérêt d’épouser le mouvement du monde pour être heureux (il y a de belles pages de Montaigne là-dessus). Décidément très utile pour la tonicité de l’esprit, une séance de spiritualité béate après le kärcher moral à la Houellebecq…