La littérature sous caféine


lundi 12 mars 2012

Les hommes qui se taisent (Un éclat minuscule, Jean-Baptiste Gendarme)



De livre en livre, Jean-Baptiste Gendarme dessine depuis 2005 un univers très noir mais d’une certaine élégance, un univers envoûtant de destins empêchés, de personnalités hésitantes, d’amours inabouties.

Ses deux premiers romans faisaient la part belle à la maladie. Son dernier en date, Un éclat minuscule (Gallimard, 2012) aborde le thème des disparitions impromptues, des familles cernées par la mort.

Le protagoniste, Stéphane, est un trentenaire tout juste père, voyant mourir sous ses yeux sa compagne après un accident de la circulation. Il se rappelle alors l’histoire assez triste de sa jeunesse, marquée par la disparition précoce de sa mère et la folie progressive de son père. Le genre de cadre familial à engendrer des rejetons peu sûrs d’eux-mêmes, frôlant constamment la dépression – et c’est peut-être le message secret du livre, cette hypothèse selon laquelle certaines familles finiraient par mourir d’elles-mêmes après des coups répétés du sort, comme le suggèrent ces quelques lignes :

« (…) sa famille où l’on s’efforçait de mourir avant quarante ans. Pas par choix, ni par nécessité, mais presque par tradition. Quand ce n’était pas l’une des deux guerres (ses arrière-grands-pères), c’était la maladie (ses grands-pères), ou les accidents (sa mère, ses oncles, quelques cousins). Son frère, persuadé qu’une malédiction décimait la famille, fit le serment de ne jamais se marier (ni d’avoir d’enfants). » (p. 78)

En cours de roman, le narrateur fait un portrait moral de Stéphane et finit par être drôle à force de relever ses insuffisances :

« Avec le temps, il avait pris l’habitude de rester sur la réserver, dans son coin. Il écoutait, il hochait la tête, mais prenait rarement la parole. Il ne revendiquait rien, il ne s’opposait à personne. On aurait beau le provoquer, il ne dirait rien. Il répondait par monosyllabes, en prenant le temps. S’il avançait dans une phrase trop longue, quelques secondes s’écoulaient entre le sujet et le verbe, et une fois lancées, les phrases restaient en suspens, comme s’il n’était pas utile de les terminer. (…) Si on lui demandait son avis sur un livre, même s’il l’avait lu, Stéphane répondait : « Je… Je ne pense pas à partir de livres, d’œuvres, je pense à partir de problèmes… », et il se taisait. Chacun faisait ensuite ce qu’il voulait de ça. » (p. 72)

Cette manière de frôler la comédie, c’est une politesse du désespoir – une façon raffinée de trouver malgré tout des raisons de vivre.

Stéphane m’a d’ailleurs fait penser à l’un des personnages croqués par Balzac au début des Illusions Perdues, dans sa description d’un salon de province : Monsieur de Bargeton, un homme qui n’a rien à dire et qui fait passer ses silences pour une profonde introspection :

« Content ou mécontent, il souriait. (…) S’il fallait absolument une approbation directe, il renforçait son sourire par un rire complaisant, en ne lâchant une parole qu’à la dernière extrémité. Un tête-à-tête lui faisait éprouver le seul embarras qui compliquait sa vie végétative, il était alors obligé de chercher quelque chose dans l’immensité de son vide intérieur. La plupart du temps il se tirait de peine en reprenant les naïves coutumes de son enfance : il pensait tout haut, il vous initiait aux moindres détails de sa vie ; il vous exprimait ses besoins, ses petites sensations qui, pour lui, ressemblaient à des idées. (…) « Je monterai demain à cheval, et j’irai voir mon beau-père. » Ces petites phrases, qui ne supportaient pas la discussion, arrachaient un non ou un oui à l’interlocuteur, et la conversation tombait à plat. »

Certes, le Stéphane d’Un éclat minuscule n’est pas ridicule, mais il doit éprouver le même genre d’angoisse que celui dont se moque Balzac : le constat d’une sorte de manque existentiel, d’un irrémédiable vide qui pourrait bien un jour se refermer sur lui. Dans les prochains romans de Jean-Baptiste Gendarme, pour peu qu’il reprenne le fil de ces personnages en demi-teinte, je guetterai les stratégies pour contenir ce vide, les nouveaux élans pour dessiner un espace heureux…

lundi 5 mars 2012

Les descriptions sont-elles si ennuyeuses ?



De même que le 17ème siècle flamand (celui qu’on appelle souvent L’âge d’or hollandais) mettait à l’honneur la peinture du quotidien, ce que Todorov appelait « le genre du quotidien », de même il me semble que le 19ème européen (et particulièrement français) a développé un art de la description (lieux comme personnages) poussé à un degré jusque-là inégalé – par sa précision, son ampleur, sa portée symbolique. N’allait-il pas se perdre quelque peu par la suite ? (Si l’on excepte certaines œuvres comme celle de Marcel Proust, Aragon, Colette…).

C’est frappant chez Zola, Balzac, Hugo, Flaubert, mais on retrouve cet art de la notation précise, savante et documentée chez un auteur qui passe pourtant pour moins talentueux que ses collègues, ou moins précis, plus superficiel : Maupassant.

Même dans ses nouvelles, cultivant pourtant le trait rapide et l’ellipse, on trouve de somptueux passages dont le bonheur de lecture tient à la justesse des mots, leur inventivité, et même une certaine ampleur de le développement – le 20ème siècle, pour simplifier à l’extrême, aimant concentrer son attention sur l’intensité narrative, l’expressivité, la portée métaphysique, autant de choses qui l’éloignent du plaisir pur de la description (ces descriptions que l’on tient souvent pour ennuyeuses et qui sont peut-être, pourtant, l’essence même du dix-neuvième en littérature).

Dans l’une des plus belles nouvelles de Maupassant, Une partie de campagne, que Renoir avait voulu adapter au cinéma, on trouve ainsi l’étonnante description d’un chant de Rossignol (motif éminemment romantique), accompagnant l’union charnelle de deux personnages que l’auteur aura l’habilité de pas dépeindre. Le passage vaut autant pour l’humour des sous-entendus que pour la qualité de la description elle-même :

« L’oiseau se remit à chanter. Il jeta d’abord trois notes pénétrantes qui semblaient un appel d’amour, puis, après un silence d’un moment, il commença d’une voix affaiblie des modulations très lentes. (…) Une ivresse envahissait l’oiseau, et sa voix, s’accélérait peu à peu comme un incendie qui s’allume ou une passion qui grandit, semblait accompagner sous l’arbre un crépitement de baisers. Puis le délire de son gosier se déchaînait éperdument. Il avait des pâmoisons prolongées sur un trait, de grands spasmes mélodieux.

Quelquefois il se reposait un peu, filant seulement deux ou trois sons légers qu’il terminait soudain par une note suraiguë. Ou bien il partait d’une course affolée, avec des jaillissements de gammes, des frémissements, des saccades, comme un chant d’amour furieux, suivi par des cris de triomphe
. »

Dans un autre de ses chefs-d’œuvre, La Maison Tellier, Maupassant enchaîne plusieurs portraits et l’on sent par exemple dans celui de la tenancière le plaisir de brosser un petit paragraphe bien senti, truffé de détails « bien vus » :

« Elle était grande, charnue, avenante. Son teint, pâli dans l’obscurité de ce logis toujours clos, luisait, comme sous un vernis gras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frisés, entourait son front, et lui donnait un aspect juvénile qui jurait avec la maturité de ses formes. Invariablement gaie et la figure ouverte, elle plaisantait volontiers, avec une nuance de retenue que ses occupations nouvelles n’avaient pas encore pu lui faire perdre. Les gros mots la choquaient toujours un peu : et quand un garçon mal élevé appelait de son nom propre l’établissement qu’elle dirigeait, elle se fâchait, révoltée. Enfin elle avait l’âme délicate, et bien que traitant ses femmes en amies, elle répétait volontiers qu’elles « n’étaient point du même panier. » »

jeudi 23 février 2012

Faut-il brûler La Colline inspirée ? (Maurice Barrès)



Je poursuis ma découverte des « auteurs maudits » du 20ème siècle, tous ceux qu’un mauvais positionnement politique a rendus sulfureux, tous ceux dont on ne peut prononcer désormais le nom sans provoquer un regard de désapprobation.

Après Drieu la Rochelle et les bordées haineuses de son journal (mais également ses minutieuses préparations mentales à l’idée du suicide, qui ne sont pas sans rappeler celles de Mishima), je me plonge dans Maurice Barrès et sa fameuse Colline inspirée, roman puissamment admiré pendant la première moitié du 20ème siècle, tombé dans l’oubli depuis, sinon même cordialement détesté pour la personnalité de son auteur (un des grands nationalistes de l’époque) ou pour sa vision « droitière » de la France – la détestation forçant aussi l’oubli, sans doute.

C’est un roman terriblement daté par son thème et par son double postulat théorique : d’une part il existerait des « lieux où souffle l’esprit » (Barrès prend pour exemple la colline de Sion-Saxon, en Lorraine), d’autre part il y aurait dans cette région française une lutte, et un équilibre, entre deux types de forces : les forces païennes, forces d’énergie pure, et les forces chrétiennes, forces de pacification, de maîtrise… Les secondes couvrent les premières, les organisent, mais les première sont indispensables pour insuffler de l’énergie vitale dans le roman national.

Sans aller jusqu’à trouver nauséabondes ces théories-là, on peut se sentir très éloigné, et même totalement étranger, à ce genre de considérations sur les forces germaniques en latence dans certaines régions française. Et pourtant, le débat n’est pas jamais loin de renaître de ses cendres. Récemment, les polémiques sur les « racines chrétiennes de l’Europe » abordaient précisément ces questions-là – je ne suis d’ailleurs pas vraiment d’accord avec cette idée des « racines chrétiennes » : imprégnation, sans doute, puissante influence, sans aucun doute (une influence dont nous sentons surtout aujourd’hui l’influence esthétique), mais quelques maigres connaissances en Histoire m’inclinent à penser qu’il s’agit surtout d’une greffe (parmi d’autres), une greffe ayant merveilleusement pris, sur un immense terreau de croyances et de mœurs bien plus ancien que celui du simple christianisme.

Bernard-Henri Lévy, dans son Génie du Judaïsme (une partie significative de son volume Pièces d’identité (Grasset, 2010)), posait également la question du nazisme et de la complicité du christianisme dans cette horreur : contrairement à l’idée reçue voulant que l’Eglise ait contribué, par des siècles d’antisémitisme, à l’émergence du cauchemar allemand, il semblerait qu’il aurait été préférable qu’elle s’enracine davantage dans le peuple allemand pour mater, pacifier autant que possible les forces païennes et le fantasme d’un peuple aryen.

On comprend que BHL déteste Barrès et qu’il en fasse l’un des inspirateurs de ce qu’il appelle souvent « la période la plus sombre de notre Histoire ». Il lui réserve d’ailleurs quelques passages cinglants, dans Le Génie du Judaïsme, allant jusqu’à célébrer l’idée qu’il soit préférable, après tout, de ne pas avoir lu du tout La Colline inspirée : « La France comme idée ? Il faut, pour penser cela, être imperméable à cette peste qu’a été, dans la littérature française, la pensée de Maurice Barrès. Il faut, si possible, contrairement à l’essentiel du XXe siècle, contrairement à Aragon, contrairement à Malraux lui-même, ne pas avoir lu du tout La Colline inspirée et le reste. C’est fou l’influence qu’a pu avoir, en France, La Colline inspirée ! C’est incroyable, presque impensable aujourd’hui, l’écho que le barrésisme a pu avoir ! Eh bien c’est un autre mérite de Gary de ne jamais avoir trempé là-dedans. Et je ne saurais dire s’il détestait Barrès un peu, beaucoup, passionnément – le fond de l’affaire c’est qu’il ne l’avait sans doute pas lu. Et cela lui donnait – même si personne ne le dit, même si on ne le cite jamais – un avantage, une force, considérables par rapport à la plupart de ses contemporains. » (Pièces d’identité, page 439).

Ce qui est intéressant, quand on compare cependant les positions de Barrès et de Bernard-Henri Lévy, c’est qu’ils font référence aux mêmes entités, aux mêmes forces, sans leur attribuer cependant les mêmes « quotients de positivité » : Barrès appelle à l’équilibre entre forces païennes et forces chrétiennes, BHL condamne fortement les premières et reconnaît la puissance civilisatrice des religions monothéistes.

Je n’en suis qu’aux premières pages de la fameuse Colline, et si le propos peut prêter à sourire (voire à frémir), il est indéniable cependant que la plume de Barrès soit splendide, que ce soit :

- dans les descriptions (« En automne, la colline est bleue sous un grand ciel ardoisé, dans une atmosphère pénétrée par une douce lumière d’un jaune mirabelle. J’aime y monter par les jours dorés de septembre et me réjouir là-haut du silence, des heures unies, d’un ciel immense où glissent les nuages et d’un vent perpétuel qui nous frappe de sa masse. »)

- dans les passages de lyrisme politique (« Ce lieu nous dit avec quelle ivresse une destinée individuelle peut prendre place dans une destinée collective, et comme un esprit participe à l’immortalité d’une énergie qu’il a beaucoup aimée. »)

- ou même dans les affirmations philosophico-lyriques les plus à même de susciter l’indignation de nos contemporains – qu’on en juge par la phrase suivante, presque comique tellement elle concentre d’idées jugées détestables aujourd’hui : « Voilà notre cercle fermé, le cercle d’où nous ne pouvons sortir, la vieille conception du travail manuel, du sacrifice militaire et de la méditation divine. »

En dépit de ce préambule somptueux, j’ai peur que la suite soit à la fois trop longue et monotone (je crois me souvenir avoir essayé, en vain, de lire ce roman adolescent)…

mercredi 8 février 2012

Les "romans charmants" (Colette, Léautaud, Maupassant...)



J’ai longtemps admiré les « petits romans d’analyse psychologique à la française », tous ces petits romans dans le genre de Dominique d’Eugène Fromentin ou d’Adolphe de Benjamin Constant, et qui me semblaient dessiner comme une tradition, presque une école. Je prends goût maintenant à un autre genre, assez proche, celui qu’on pourrait nommer les « romans charmants » - non pas les romans de charme, mais bien les romans charmants, ceux qui développent par leurs descriptions précises, par leurs fins portraits, par leur attention à la langue, la peinture d’un certain art de vivre.

Je pense aux livres de Colette. Je pense au merveilleux Petit ami de Léautaud, tendre évocation des femmes du demi-monde, des cocottes et des filles de cabaret dont il faisait ses délices, sans doute pour oublier les terribles chagrins causés par l’abandon de sa mère – les retrouvailles, faussement allègres, donnant matière à un très beau chapitre, dont témoigne ce court passage :

« Je sentais sur moi les regards de ma mère, je m’imaginais les pensées qui devaient l’emplir. Surtout, je goûtais la tristesse de se retrouver ainsi, une mère et un fils, après vingt ans, elle plus très jeune comme âge, et moi un homme. Comme nous cherchions nos mots, l’un et l’autre ! Deux étrangers n’auraient pas fait mieux. C’était donc si difficile que de se dire : maman ! – et : mon fils ? Je l’aurais prise si volontiers dans mes bras, moi ! Et un grand découragement me venait, une immense paresse, devant tant de choses à entendre, tant de choses à dire. « Après tout, j’en ai écrit l’essentiel, me disais-je, en songeant à mon manuscrit laissé à Paris. Qu’est-ce que ça me fait, tout le reste ! J’aime autant ne pas avoir de changements à faire. » »

Je pense également au dernier roman de Maupassant, sans doute le moins connu des quatre en dépit de son titre magnifique : Fort comme la mort, émouvant portrait d’un peintre arrivé au sommet de sa gloire, mais qui sent les années passer et qui tombe amoureux de la fille de sa maîtresse. L’occasion pour Maupassant de peindre, justement, deux milieux qui se côtoient, s’apprécient sans se mêler tout à fait : celui des artistes et celui des mondains. Sa palette est moins riche que celle d’un Balzac ou d’un Zola mais elle est plus légère, plus vive, et ces trois cents pages d’analyses sociologiques et d’évocations sentimentales, sur fond de présence obsédante de la mort, sont délicieuses.

Certes, Maupassant n’arrive pas à rééditer dans ses romans le miracle de ses nouvelles : le rythme s’essouffle au milieu du livre, comme avec Pierre et Jean, ou même Bel-Ami. Mais il y a d’innombrables belles pages sur le vague des sentiments et de nombreux portraits bien sentis, comme celui de cette femme du monde, arrogante et snob :

« Autoritaire, brusque, n’admettant guère d’autre opinion que la sienne, fondant la sienne uniquement sur la conscience de sa situation sociale, considérant, sans bien s’en rendre compte, les artistes et les savants comme des mercenaires intelligents, chargés par Dieu d’amuser les gens du monde ou de leur rendre des services, elle ne donnait d’autre base à ses jugements que le degré d’étonnement et de plaisir irraisonné que lui procurait la vue d’une chose, la lecture d’un livre ou le récit d’une découverte. »

jeudi 2 février 2012

L'homme qui ne choisissait jamais (Sibylle Grimbert, La conquête du monde)


Take Shelter - Trailer [VO-HD] par Eklecty-City

L’excellent roman de Sibylle Grimbert, La conquête du monde (Léo Scheer, 2012), est fondé sur la même structure dramatique que le film Take Shelter, grand frisson de ce début 2012 : un homme a des intuitions qui le font passer pour fou, jusqu’à ce que la chute révèle s’il avait ou non raison.

Take Shelter flirtait avec le fantastique – le protagoniste a l’intuition d’une catastrophe climatique, dans un scénario que Stephen King aurait pu revendiquer. La Conquête du monde, elle, lorgne vers le drame social, voire la métaphysique ou l’économie : un homme, Ludovic, réussit brillamment dans tous les domaines (les études historiques, puis le droit, puis le marketing…) jusqu’à ce qu’une mystérieuse maladresse commence à ruiner tous ses projets. Faut-il incriminer son génie, proche de l’autisme ? Faut-il y voir de la malchance ? Faut-il lire dans cette longue descente aux enfers une tragédie, celle du décalage entre les intuitions géniales et le moment où elles révèlent leur pertinence – le personnage ayant le temps, dans cet entre-deux, de passer pour un illuminé ?

Dans ce texte relevant à la fois de la satire sociale et du constat clinique, Sibylle Grimbert propose un personnage victime d’un syndrome d’un genre nouveau : son drame semble être de vouloir tout faire à la fois. Il semble alors buter sur une impossibilité théorique, ayant raison de son équilibre mental. Le roman nous propose un véritable mythe moderne : Ludovic n’est pas un Frankenstein voulant créer la vie, ni un super-héros développant un pouvoir particulier, mais un individu ambitionnant de s’approprier l’ensemble du réel. Comme il se doit, cette hubris lui coûtera cher.

Sibylle Grimbert profite de cette belle mécanique pour nous offrir de savoureuses pages sur le thème des prétentions sociales ou de la folie naissante, à l’image de ce passage où l’on saisit toute l’ambivalence de la position existentielle du protagoniste :

« Ludovic s’était donc révélé posséder un grand talent pratique. L’être vaporeux qu’il était partout ailleurs, une fois les portes battantes de l’entreprise franchies, laissait la place à un concentré ludovidesque dans lequel ne restaient que son amabilité – son refus des conflits –, sa modestie – acquise par des années de déceptions et une détestable histoire autour d’un pneu – et une efficacité jusqu’à présent diluée dans sa lutte perdue d’avance contre la malchance. Adèle, les rares fois où elle venait le voir au bureau, ébahie et un peu effrayée par ce changement, se trouvait cependant totalement rassurée quand, la même porte battante franchie, cette fois dans le sens de la sortie, le premier pied posé sur le trottoir, Ludovic redevenait presque instantanément celui qu’elle avait rencontré le soir de la signature de Martin. Petit à petit, elle en était arrivée à le considérer comme un de ces personnages d’autistes dont les films adorent raconter l’histoire : grands mathématiciens devant des équations insensées, mais incapables de retrouver leur chemin dans la rue, ou de se faire chauffer un café, du moins s’il est question de le chauffer sur terre et non sur la lune, surtout dans une cuisine parfaitement aménagée. » (La conquête du monde, page 247).

mardi 24 janvier 2012

Faut-il dire "chatte" ou "con" dans un roman érotique ? (Ariane Larsen, Antoine Misseau...)



Il y a autant de styles et d’univers que d’auteurs en littérature érotique – comment définir autrement la littérature érotique que par l’inscription d’une succession de scènes sexuelles dans une trame construite pour les mettre en valeur, cette trame pouvant alors prendre des colorations, des rythmes, des significations aux nombres à peu près infinis ?

Pour le dire autrement, les romans érotiques se distinguent davantage les uns des autres par leur « habillage non-érotique », par tout ce qui tourne autour de la sexualité, que par les scènes érotiques elles-mêmes. Il me semble que le travail d’un « auteur érotique » se définit ainsi par ce qu’il ajoute à la sexualité, ce dans quoi il l’enrobe.

La beauté de Sade réside par exemple dans la juxtaposition de considérations philosophiques et de scènes hyper-violentes et sexualisées. Le délicieux roman d’Ariane Larsen, La femme du soir, vaut moins par les scènes de cul (encore qu’elles soient tendres et cocasses) que par la satire du milieu de l’édition. Le pitch est savoureux : l’éditeur d’une jeune auteur prometteuse, par ailleurs amoureuse de lui, la pousse les bras de plusieurs critiques. Et cela donne prétexte à d’amusants portraits à clé, comme celui-ci dont tout le monde ou presque reconnaîtra l’inspirateur :

"Le début du repas fut un peu ennuyeux. Philippe ne trouvait rien à dire à la jeune femme, l'envie de faire l'amour le rendait singulièrement muet, presque idiot. Eva Gerald avait bien lu Passion, le dernier livre de Philippe mais ne savait quoi lui dire et redoutait que de ne parler que de celui-ci fasse deviner à l'auteur qu'elle n'avait vraiment lu que celui-là. Du reste, elle n'avait pas détesté ce roman, récit d'une passion très intellectuelle et très physique entre un architecte et une paysagiste qui partaient s'aimer et discuter au Sahara - une destination plutôt singulière pour deux professionnels de l'aménagement de l'espace. Finalement tout en mangeant quelques sushis, elle lui demanda des éclaircissements sur les passages concernant le bouddhisme et certains symboles chinois dont le héros semblait féru. En lui répondant Michel Philippe trouva l'occasion de parler de sexe, une façon de préparer le terrain pour la suite..." (La femme du soir, page 51)

Quant au surprenant roman d’Antoine Misseau, Tokyo Rhapsodie, il relève de l’érotisme parce qu’il s’inscrit dans une collection de La Musardine, mais son détonnant mélange de cul, de violence et de polar l’apparente davantage au roman punk japonais, dont il a dû s’inspirer d’ailleurs, et se rapproche des romans les plus cruels de Ryû Murakami, pourtant affiliés à la « littérature générale. »

"Ill fallait beaucoup de temps à son amant pour venir. Habitué dès son plus jeune âge aux plaisirs les plus vifs et les plus délicats, il avait besoin pour exciter sa masse nerveuse des pires dépravations. Avilir cette femme qu'il avait dans ses bras ne suffisait pas, il voulait mettre entre ses mains sa vie et son honneur. Il aimait dans ces moments la voir piétiner ce à quoi il tenait le plus." (Tokyo Rhapsodie, page 222)

Jouant avec les codes littéraires, la littérature érotique s’amuse aussi et surtout avec le vocabulaire. Ce sont les mots eux-mêmes, bien plus que les images suggérées, qui émoustillent le lecteur. Le travail de l’auteur érotique est un travail de précision. Faut-il dire par exemple « chatte » ou « con » ? « Chatte » sans doute, quand le désir de la narratrice ou du narrateur s’emballe. Mais peut-être « con » pour donner au texte une pointe de préciosité favorable à l’excitation. « Pipe » ou « pompier » ? « Bite » ou « vit » ? L’humour paraît indissociable de l’érotisme. Ou la nonchalance, bien calculée. Ariane Larsen sait parfaitement ponctuer la fin de ses paragraphes ou de ses chapitres par le mot qu’il faut, coquin mais drôle:

"Aujourd'hui, puisqu'elle avait déjà été déflorée par une partie du milieu littéraire, il aurait tort de se priver d'elle et d'autant plus qu'elle était prête à se mettre à genoux devant lui - position idéale pour une pipe." (page 246)

Autre question d’importance : vaut-il mieux un narrateur ou une narratrice – quitte à ce que l’auteur se dissimule sous un pseudonyme féminin ? Le deuxième cas de figure semble plus amusant, plus efficace, comme le confirme d'ailleurs l’éditeur salace dans La femme du soir.

vendredi 30 décembre 2011

Terreur et beauté chez Drieu la Rochelle



Je découvre, terrifié et ébahi, l’œuvre de Drieu la Rochelle.

Terrifié parce que l’obsession antisémite, décelable dans son roman Gilles (1939) et s’épanouissant de la plus pathétique des façons dans son Journal (1939-45) (précédé dans sa publication de 1992 par un avertissement de Pierre Nora qui s’achève de la manière suivante : « Son personnage est devenu mythique. On l’acquitte sans trop y aller voir. Eh bien, allons-y ! Ce journal en donne l’occasion. A chacun d’y vérifier son jugement ») devient glaçante à mesure qu’elle répète les mêmes phrases, les mêmes visions.

Il y a dans ce journal de très belles phrases (« J’ai vécu frissonnant de doute dans l’ombre d’un autre homme que je n’ai jamais été », page 97), des confidences pathétiques (« J’ai toujours en moi un goût de la catastrophe, de la défaite. J’ai reporté sur la France la défaillance de l’être en moi », page 171) et beaucoup de rancœur contre les Juifs, la France décadente, le Paris cosmopolite et sans vigueur (« Tout cela c’est l’infect milieu parisien où se mêlent étroitement la juiverie, l’argent, le gratin dévoyé, la drogue, la gauche. Petit milieu plein d’arrogance et de suffisance qui pense tenir le monopole de l’intelligence, de l’art et de tout. Un certain nombre de préjugés y règnent de la façon la plus indiscutable et la plus indiscutée. Ces préjugés forment le ramassis le plus contradictoire, le plus cocasse et le plus odieux », page 107).

Ebahi parce qu’il y a des pages superbes, malgré tout, dans cette œuvre marquée par la souffrance et par la détestation. J’avais lu Le Feu follet, il y a plusieurs années, sans être ébloui par cette prose dense mais alambiquée – le thème aurait dû me séduire, pourtant, mais la magie n’avait pas opéré. En revanche, Rêveuse bourgeoisie m’a bouleversé. C’est un long et beau roman, au réalisme fin, dont l’argument est proche de celui de Gilles : un jeune homme sans caractère mais viveur, intéressé par l’argent mais peu carriériste, concluant un mariage d’intérêt – voué, par la force des choses, à l’échec.

Je connais peu de romans français du 20ème siècle aussi bien ficelés – du moins, dans cette veine sage, dans ce genre de réalisme mesuré. On compare souvent Gilles à Aurélien d’ Aragon, et il est vrai que les protagonistes de Drieu, dans Gilles et Rêveuse bourgeoisie, sont étonnamment proches de celui d’Aragon (les deux auteurs ont d’ailleurs été proches, avant de se brouiller – le Journal de Drieu réservant quelques piques savoureuses contre l’auteur des Beaux quartiers) : des hommes indécis et rêveurs, plein de charmes et que leurs velléités rendent agaçants.

Drieu est moins brillant qu’Aragon, moins clinquant, ses pouvoirs créateurs sont moins étendus, moins incroyablement vastes. Mais ses romans, plus modestes, sont plus tendus, mieux organisés autour de quelques idées forces – Aurélien, sublime par moments, se perd souvent dans d’interminables brumes romanesques.

Refermant Rêveuse bourgeoisie, j’ai eu le sentiment d’avoir mis la main sur une Colette moins précieuse, un Montherlant moins rigide, un Mauriac moins souffreteux, un Proust plus accessible, un Balzac moins fantaisiste, un Zola débarrassé des longueurs… Un modèle d’art français (dans le sens d’art décrivant les réalités françaises), une référence d’artisanat romanesque, un peu daté par ses moyens (il est de bon ton d’ironiser sur le réalisme au 20ème siècle) mais indéniablement raffiné.

La dernière partie, donnant la parole à la fille du protagoniste, constatant l’ampleur du désastre et choisissant de vivre malgré tout, est tout simplement magnifique : plus lyrique, pleine de passion charnelle et de constats graves (« C’est de la mort des nôtres que nous mourons », p 525), elle achève d’emporter l’adhésion du lecteur, qui pouvait craindre que la désillusion ne finisse par assécher l’œuvre.

Parmi les nombreuses et belles pages de ce roman sur la bourgeoisie normande déclinante :

« C’était pendant l’été que la famille Ligneul reprenait le sentiment de sa dignité. On louait une villa au bord de la mer et l’on jouissait pleinement de l’illusion d’avoir une maison, une terre. Bien que beaucoup moins aisés que M. et Mme Ligneul, les parents de chacun d’eux avaient eu des champs, des maisons pas des plus grandes, mais bien solides – transformés en valeurs mobilières – balayées par l’évolution des fortunes. Nos gens ressentaient cette déchéance imposée par la marche des choses et ils avaient rêvé jusqu’à ces derniers temps de revenir au point de départ et d’acheter une propriété. Mais les folies de Camille avaient contrecarré ce vœu profond. » (Rêveuse Bourgeoisie, Folio, page 283).

mardi 29 novembre 2011

La mort ordinaire dans les rues de Paris



Il y a quelques jours, moment de stupeur et d'émotion devant une chapelle ardente, à deux pas de l'église du métro Jourdain. Une Sdf qui squattait le même matelas depuis des années venait de nous quitter. Mimi, victime d'un arrêt cardiaque à 57 ans... Les gens l'avaient plutôt évitée, de son vivant. Constamment ivre, elle n'avait fait qu'apostropher les passants pour leur demander des cigarettes. Ses amies d'infortune étaient parfois plus agressives, mais non moins touchantes. Elle avait fait partie du décor. Nous l'avions croisée tous les jours et nous nous étions faits à sa présence. Quelques personnes ont éclaté en sanglots devant les bougies... Nous savions que l'histoire finirait de cette façon, et j'imagine que tout le monde ou presque a ressenti une grande impuissance, en même temps qu'une grande tristesse.

Hasard des calendriers, et au risque de paraître futile en bifurquant vers la littérature, je finissais le même jour un roman de Simenon, Maigret et le clochard, que j'avais décidé de lire depuis que j'avais appris qu'il était considéré par certains comme le mieux écrit de l'auteur. C'est un petit livre agréable, racontant une enquête à propos d'un clochard qu'on a tenté de noyer, près du pont Marie. Les atmosphères se mêlent, sur fond de désespoir ordinaire et de rivalités familiales. Ce n'est pas le style qui m'a plu, au demeurant fort simple, mais bien la justesse et la force des sentiments dont la peinture est tout juste esquissée. Cela m'a rappelé l'un des "romans américains" de Simenon, lu l'année dernière, tout imprégné de vapeurs alcoolisées - et je préfère, je crois, les drames familiaux de Simenon à ses romans de format policier.

A propos de style, j'ai remarqué une curieuse particularité chez Simenon : dans la plupart des phrases réclamant le passé simple, parce qu'elles décrivent des actions ponctuelles, Simenon préfère l'utilisation de l'imparfait. Après deux cents pages, je n'ai toujours pas compris l'intérêt de cette pratique - Simenon cherchait-il à créer comme une sorte de poésie de la suspension des actes brefs ?

Un joli paragraphe établissant sans doute un parallèle implicite entre le travail de l'enquêteur et celui du romancier:

"Maigret parlait rarement à sa femme d'une enquête en cours. Le plus souvent, d'ailleurs, il n'en discutait pas avec ses plus proches collaborateurs à qui il se contentait de donner des instructions. Cela tenait à sa façon de travailler, d'essayer de comprendre, de s'imprégner petit à petit de la vie de gens qu'il ne connaissait pas la veille." (page 107)