La littérature sous caféine


jeudi 24 juin 2010

Faut-il épuiser la substance de ce que l'on est ? (Pierre Guyotat, Explications)



J’exprimais récemment le plaisir que j’avais eu à lire chez Stephen King l’idée qu’il y ait un nombre infini de « portes » dans l’imaginaire humain – j’aimais cette idée parce qu’il y a quelque chose d’encourageant et même d’exaltant dans cette intuition pour un auteur. Cependant je viens de lire une page du beau livre de Pierre Guyotat, Explications (dans ce long entretien avec Marianne Alphand, récemment réédité chez Léo Scheer, l’auteur revient notamment sur les principes qui régissent son œuvre et nous donne quelques précieux aperçus biographiques et philosophiques), page dans laquelle il exprime l’intuition inverse – encore qu’il ne s’agisse pas exactement de la même chose, King évoquant l’imagination lorsque Guyotat parle plutôt de la substance de l’écrivain lui-même (dans quelle mesure les deux se recoupent-elles ?) :

« Le drame, au sens théâtral, de l’artiste, c’est qu’il tire de lui-même sa matière, et il tire, il tire jusqu’au jour où il se peut qu’il n’y ait plus rien, et il le sait et il le craint tous les jours. C’est d’une certaine façon, là aussi, un rêve, un désir très fort de disparaître par extinction de matière, extinction de lumière. Toute œuvre d’ampleur produit sa naissance, sa vie et sa mort. En même temps qu’on pense et qu’on désire aller plus loin, donc perfectionner la machine, on désire y disparaître, c’est-à-dire crever avec la chose. » (Explications, page 48)

Très belle image que celle de l’artiste s’engloutissant en quelque sorte dans sa propre œuvre, se vidant complètement en elle et par conséquent disparaissant au monde. Image à la fois romantique et très moderne, dans laquelle je me reconnais finalement davantage que dans celle de King, même si elle reste moins séduisante à accepter. Disons que j’ai tendance à penser comme Guyotat, mais que j’aimerais tendre vers une conception plus proche de celle de King. Balançant entre la peur de l’épuisement de soi-même (pourtant présenté par Guyotat comme un idéal) et le rêve d’une fécondité toujours plus généreuse…

dimanche 20 juin 2010

Poétique de la merde (Roche / Z. Brite / Renard)



On sait, au moins depuis Rabelais, qu’il est possible de parler viscères, défection, sécrétions corporelles dans le cadre de la littérature la plus exigeante. Mes lectures récentes en ont été la preuve – et je me demande si l’appétit de désacralisation qui règne souvent dans la prose d’aujourd’hui, la course en avant vers toujours plus d’outrage, toujours plus de provocation, ne conduisent pas naturellement la merde à incarner le topic ultime de la création littéraire.

C’est particulièrement frappant dans Zones Humides, le best-seller de l’Allemande Charlotte Roche tout juste sorti en poche, notamment dans les deux premiers chapitres, très réussis (après quoi le roman vire au remplissage insipide, un comble pour ce genre de roman). La narratrice fait un séjour à l’hôpital pour une fissure anale (je ne connaissais pas le terme !), et profite de ses moments d’oisiveté pour faire le tour de la question de l’hygiène vaginale et autres joyeusetés sanito-sexuelles. Les pages sur les hémorroïdes (ce qu’elle appelle ses « choux-fleurs ») ou le smegma sont assez saisissantes… Parmi les pages les plus gratinées, ce passage sur les lunettes de toilettes publiques :

« Je me suis donc mise en devoir de réaliser moi-même une expérience in vivo sur ma chatte. Moi, ça m’amuse énormément de m’asseoir systématiquement sur toutes les toilettes crasseuses et de m’en donner à cœur joie. D’ailleurs, avant de m’installer, je nettoie tout le pourtour avec ma minette, d’une habile rotation des hanches. Quand je pose ma chatte sur la lunette, j’entends un joli bruit de baiser mouillé, et j’absorbe tout ce que les autres ont laissé, que ce soient des poils, des taches ou des flaques de couleurs et de consistances diverses. Quatre ans de pratique sur toute les toilettes, de préférence dans les relais d’autoroute où il n’y a qu’un seul W-C pour les hommes et les femmes. Et je n’ai jamais eu le moindre champignon. Mon gynécologue, le docteur Brökert, peut vous le confirmer. » (Zones humides, page 23)

Dans un genre plus racé, une nouvelle de Poppy Z. Brite extraite du recueil, par ailleurs inégal, Self-Made Man (Poppy est cette remarquable auteur de la Nouvelle-Orléans connue pour ses histoires de serial-killers partouzeurs, de vampires drogués, de jeunesse dépravée mais romantique, mais aussi de cuistots et de rockers, et dont j’ai placé l’une des phrases en exergue de Suicide Girls). La nouvelle s’appelle Elvis : un destin grêle, et vaut bien mieux que son titre. Elle met en scène, en quelques courtes pages tendues à l’extrême, les derniers mois de la vie d’Elvis Presley, lorsque, miné par la drogue et l’isolement, il passait des heures sur le trône pour d’inimaginables problèmes d’intestins. De la scatologie comme métaphore pour les destins brisés.

« Maintenant, la seule chose qui lui dise non, ce sont ses propres intestins. Cela fait des heures qu’il est assis, c’est du moins son impression. Il y a des fois où il doit utiliser une poire à lavement ou bien mariner dans un bain chaud jusqu’à ce que ses tripes daignent se relâcher. Son appareil digestif, ralenti par les calmants, n’arrive plus à traiter les quantités considérables de nourriture passée au mixeur qu’Elvis enfourne chaque jour.
Il pousse, sent quelque chose qui remue tout au fond de ses entrailles, mais refuse de se déloger. Et puis la douleur se vrille autour de son cœur et commence à serrrrrer.
Elvis espère qu’il aura la paix dans la vallée, mais il craint que ce ne soit le cas
. » (page 237)

J’ai été également frappé par les pages émouvantes et cruelles de Poil de Carotte, le terrible recueil de textes de Jules Renard sur la jeunesse de ce petit garçon de ferme, inspiré de sa propre vie, que sa mère malmène. Les souffrances et la perversité culminent dans ce chapitre plus long que d’autres, intitulé Le pot, où l’on voit le garçon enfermé dans sa chambre, pris au piège par les stratagèmes imparables de sa propre mère pour l’humilier :

« A peine a-t-il fermé les yeux qu’il éprouve un malaise connu.
- C’était inévitable, se dit Poil de Carotte.
Un autre se lèverait. Mais Poil de Carotte sait qu’il n’y a pas de pot sous le lit. Quoique Mme Lepic puisse jurer le contraire, elle oublie toujours d’en mettre un. D’ailleurs, à quoi bon ce pot, puisque Poil de Carotte prend ses précautions ? (…)
Bientôt une douleur suprême met Poil de Carotte en danse. Il se cogne au mur et rebondit. Il se cogne au fer du lit. Il se cogne à la chaise, il se cogne à la cheminée, dont il lève violemment le tablier et il s’abat entre les chenets, tordu, vaincu, heureux d’un bonheur absolu.
(…) Mme Lepic arrache les draps, flaire les coins de la chambre et n’est pas longue à trouver.
- J’étais malade et il n’y avait pas de pot, se dépêche de dire Poil de Carotte, qui juge que c’est là son meilleur moyen de défense.
- Menteur ! menteur ! dit Mme Lepic.
Elle se sauve, rentre avec un pot qu’elle cache et qu’elle glisse prestement sous le lit, flanque Poil de Carotte debout, ameute la famille et s’écrie :
- Qu’est-ce que j’ai donc fait au Ciel pour avoir un enfant pareil ?
»

Un peu comme chez Rabelais, la dimension truculente désamorce le côté scabreux, voire sordide de ces digressions intestines…

dimanche 13 juin 2010

Un peu de noir à la Houellebecq, un peu de blanc à la Teilhard



1) En attendant la parution du nouveau roman de Houellebecq, chez Flammarion, en cette rentrée littéraire 2010 (je n’en connais pas encore le titre), j’ai plusieurs fois débattu sur les talents comique de Michel avec des amis. « On ne dira jamais assez que c’est un écrivain drôle. – Drôle ? Tu plaisantes ? Il est sordide ! – Ce qu’il écrit est sombre, voire cynique, mais ça me fait rire. C’est tellement appuyé que, mécaniquement, je suis hilare. – La preuve qu’il n’est pas drôle, c’est que son personnage de comique dans la Possibilité d’une Ile est incapable d’en sortir une bonne. Ses blagues sont affligeantes, et même tristes. Je n’arrive pas à savoir si Houellebecq s’est vraiment cru bon dans ces passages-là. – Ils m’ont bluffé, moi, les passages dont tu parles ! Je les ai trouvés parfaitement maîtrisés. – C’est impossible, tu dis n’importe quoi. Je te l’accorde, les interventions télévisées de Michel sont drôles… Mais c’est un comique involontaire, et je suis sûr que Houellebecq ne plaisante pas du tout. Il se prend très au sérieux. C’est un personnage sinistre, tout simplement. Sincèrement dépressif, et toujours au premier degré. – Je n’en suis pas sûr. Un noir si noir, un humour si grossièrement humoristique, il y entre forcément une part d’exagération… »

Ce qui me frappe de plus en plus, en outre, dans l’œuvre de Houellebecq, ce sont les passages qu’on pourrait affilier à la tradition des moralistes français du XVIIème. Comme La Bruyère ou La Rochefoucauld, Houellebecq dresse un impitoyable tableau des mœurs, souvent ridicules et cruels, de ses contemporains, et plus généralement du genre humain. Mais c’est avec un désespoir accentué, des jugements plus implacables qu’il reprend le flambeau des classiques. Un certain relâchement dans l’expression lui permet d’exprimer un mépris, un dégoût parfois surprenants.

« La seule chance de survie, lorsqu’on est sincèrement épris, consiste à le dissimuler à la femme qu’on aime, à feindre en toutes circonstances un léger détachement. Quelle tristesse, dans cette simple constatation ! Quelle accusation contre l’homme !... Il ne m’était cependant jamais venu à l’esprit de contester cette loi, ni d’envisager de m’y soustraire : l’amour rend faible, et le plus faible des deux est opprimé, torturé et finalement tué par l’autre, qui de son côté opprime, torture et tue sans penser à mal, sans même en éprouver de plaisir, avec une complètement indifférence ; voilà ce que les hommes, ordinairement, appellent l’amour. » (La possibilité d’une île, Fayard, page 188)

Ou encore, page 208 : « Le rêve de tous les hommes c’est de rencontrer des petites salopes innocentes, mais prêtes à toutes les dépravations – ce que sont, à peu près, toutes les adolescentes. Ensuite peu à peu les femmes s’assagissent, condamnant ainsi les hommes à rester éternellement jaloux de leur passé dépravé de petite salope. Refuser de faire quelque chose parce qu’on l’a déjà fait, parce qu’on a déjà vécu l’expérience, conduit rapidement à une destruction, pour soi-même comme pour les autres, de toute raison de vivre comme de tout futur possible, et vous plonge dans un ennui pesant qui finit par se transformer en une amertume atroce, accompagnée de haine et de rancœur à l’égard de ceux qui appartiennent encore à la vie. »

2) Ce cynisme, ce désespoir ne rendent que plus savoureuses les pages de littérature résolument optimistes, comme celles du petit livre de Pierre Teilhard de Chardin, Sur le bonheur / Sur l’amour (Points/Seuil), que je viens de terminer. Le philosophe jésuite (ou devrait-on dire « sage » ?) se propose entre autres d’y établir quelques principes sur le bonheur, possible si l’Homme entreprend d’accompagner le mouvement même du monde, qui est un long chemin vers « toujours plus de conscience pour toujours plus de complexité –, comme si la complication grandissante des organismes avait pour effet d’approfondir le centre de leur être. » (page 20)

« Pour être pleinement soi et vivant, l’Homme doit : 1. Se centrer sur soi ; 2. Se décentrer sur « l’autre » ; 3. Sur surcentrer sur un plus grand que soi. » (page 21) J’aime beaucoup cette idée de « surcentration », cette image d’un soi que l’on cale, en quelque sorte, sur le centre même du monde en évolution vers un état de plus grande clarté, de plus grande conscience de lui-même. Ce genre de typologie des centres d’intérêts de l’être humain peut paraître simpliste, et même assez naïve, mais elle me plaît et je vais garder en mémoire cette précieuse notion de « surcentration. » Elle a le mérite de préciser une intuition que j’avais depuis longtemps sur l’intérêt d’épouser le mouvement du monde pour être heureux (il y a de belles pages de Montaigne là-dessus). Décidément très utile pour la tonicité de l’esprit, une séance de spiritualité béate après le kärcher moral à la Houellebecq…