La littérature sous caféine


lundi 2 janvier 2023

Colette païenne

L’année dernière, mon pèlerinage au pays de Colette a failli tourner court. J’ai d’abord trouvé ennuyeuses ces « Vrilles de la vigne » qui me lassaient avec leur délire d’images et de mots datés… Et puis, je me suis souvenu qu’avec Colette il fallait ralentir le rythme et rester conscient qu’il s’agissait, avant tout, de poésie. Alors, j’ai pu goûter à nouveau sa plume sensuelle. Et je suis tombé sur plusieurs passages essentiels à la compréhension de son œuvre, comme cet autoportrait en véritable déesse de la nature :

« Tu crois qu’elle dort ? Elle cueille en ce moment, au potager, la fraise blanche qui sent la fourmi écrasée. Elle respire, sous la tonnelle de roses, l’odeur orientale et comestible de mille roses vineuses, mûres en un seul jour de soleil. Ainsi immobile et les yeux clos, elle habite chaque pelouse, chaque arbre, chaque fleur – elle se penche à la fois, fantôme bleu comme l’air, à toutes les fenêtres de sa maison chevelue de vigne… » (Dialogue de bêtes)

samedi 31 décembre 2022

La liberté n'a pas bonne presse

Je partage la méfiance instinctive du poète Yves Charnet devant tous les prétextes pour mettre au pas les libertés individuelles, et sa stupeur devant le peu d'hésitations du public à y renoncer. La Boétie prétendait qu'il suffisait de le vouloir pour abattre les tyrans, puisqu'ils ne tirent leur pouvoir que de notre soumission volontaire. Mais il a sans doute surestimé notre désir de liberté. Celui-ci tient rarement face au goût du confort et à la paresse.

Yves charmet, s'exprimant dans le numéro 48 de la revue Les moments littéraires (lu pour le Prix Rive gauche à Paris de Laurence Biava), après avoir été présenté par un bel article de Sarah Chiche:

"La mise au ban est, sans doute, la forme primitive de mon expérience de la vie. Dès avant ma naissance. Déplacée d'office, je vous le disais, par l'inspection académique de la Nièvre, "mademoiselle Thérèse Charnet" a dû quitter, pour la rentrée 1961, la petite ville et la petite école où elle avait aimé l'homme marié qui fut mon géniteur. Ce traumatisme fondateur reste l'origine secrète de tous mes positionnements politiques. Jusqu'au récent refus du "Pass' de la honte" qui m'a valu, bien sûr, d'être mis au ban d'une grande partie du milieu littéraire et universitaire. Le silence de cette élite intellectuelle et, pire encore, son consentement à cette odieuse opération de domestication sociale m'ont sidéré. Et profondément indigné."

mercredi 28 décembre 2022

Habitudes de relecture

De même que je relis toujours le « Belle Isle » de Flaubert quand je me rends dans le Morbihan, de même j’aime feuilleter la « Falaise des fous » de Patrick Grainville quand je passe à Etretat. Son récit échevelé, ses cavalcades d’adjectifs, son goût revendiqué pour la vitesse, la passion, l’intensité, me plaisent et me paraissent correspondre aux atmosphères de tempête qui s’abattent souvent sur la station balnéaire.

« Le contrejour assombrissait la côté d’Amont, la tête d’éléphant à la trompe coupée. Pourtant, ce long saillant irrégulier, bosselé, évoquait davantage à mes yeux quelque rhinocéros bas et bizarre, dont le pied nain fermait la petite arche de sa note saugrenue. Au-delà, mon passager mesurait la fuite des éminences de craie vers le nord, et l’aiguille de Belval qu’on distinguait au loin. Je laissais dériver un peu le bateau pour favoriser la contemplation. »

mardi 20 décembre 2022

Le libéral bien-pensant (Aymeric n°4)

Après le professeur woke de Lafourcade, l’aristocrate dépressif de Houellebecq, le salarié de la Poste hédoniste de Patrice Jean, voici l’entrepreneur aux dents longues et propre sur lui de Solange Bied-Charreton, dans son excellent roman « Les Visages pâles » (Stock, 2016). Décidément, pour les romanciers français, les Aymeric sont ridicules, pathétiques ou méprisables !

Ici, le bonhomme incarne l’entrepreneur plein de bonne volonté, acquis au libéralisme et condescendant vis-à-vis de tous ceux qui ne partagent pas son credo. Désarmant de bonne foi, il contribue malgré lui à désagréger une famille bordelaise en séduisant l’une des filles d’un homme ayant hérité d’une entreprise en difficulté. Faut-il vendre la maison familiale ? Faut-il solder les comptes d’une aventure industrielle qui a fait la fierté des générations précédentes, mais qui réclame du courage et de l’abnégation ?

L’auteure pose ici des questions graves, des questions d’importance, rarement traitées par le roman contemporain – celle des héritages, celle des valeurs, celle de la continuité historique et familiale, souvent balayées par une époque qui raisonne en termes d’aisance et de fluidité. Une critique du libéralisme du point de vue de la droite, en somme, ce que Houellebecq était à peu près seul à faire en romancier.

« [Hortense] avait connu Aymeric Ledoux au sein du dispositif ESSEC Centures – incubateur étudiant. Ici, les futurs fondateurs de projets ont tous des ADN d’entrepreneurs : évoluant dans la communauté ESSEC et son écosystème particulièrement porteur, ils apprennent à transformer leur business plan en entreprise innovante, à fort potentiel de croissance. Ainsi le fonds d’amorçage ESSEC Ventures avait-il investi dans le projet Clean and Co, Hortense et Aymeric s’étaient-ils surpassés pour atteindre leur but. Hubert était très fier de sa réussite. Cette envie d’entreprendre, cette ouverture à l’autre, cette envie de transaction, d’effacer les frontières, rendaient inintelligibles, à leurs yeux, les résultats du scrutin présidentiel du 21 avril 2002 et le NON de 2005 au traité européen. Leur acerbe critique des Français trop frileux, des fachos et des communistes. » (Livre de Poche, p 323).

lundi 19 décembre 2022

Nerval, errance, rêve

Je me prends de sympathie pour Nerval, dont j'aime la tendresse et la disposition pour l’errance. On connaît sa fin tragique, son œuvre pourrait être rongée par l'angoisse. Mais c'est le rêve qui domine, et le parfum de surréalisme. Il existe ainsi des compagnons qui surgissent de passés que nous n'avons pas connus.

« Et maintenant, plongeons-nous plus profondément encore dans les cercles inextricables de l’enfer parisien. Mon ami m’a promis de me faire passer la nuit à Pantin. » (Nuits d’Octobre, « Le café des aveugles »)

lundi 12 décembre 2022

Super Valjean

La lecture des « Misérables » m'aura donc accompagné toute l'année 2022. Au moment de quitter Jean Valjean, je me dis que Victor Hugo nous a proposé quelque chose comme le premier super-héros français, certes fait de chair et d’os, mais tellement fort et noble qu'il défie les lois de la physique et de l'entendement. Pas une scène où Jean ne traverse de dilemme surhumain, ni d'épreuve mortelle. Le suicide de Javert (le plus beau suicide en littérature avec celui de Martin Eden) dit quelque chose de cette dimension : le champion de l'intelligence et de la loi s'est littéralement brisé contre le rempart inouï de Valjean.

« Jean Valjean le déconcertait. Tous les axiomes qui avaient été les points d’appui de toute sa vie s’écroulaient devant cet homme. La générosité de Jean Valjean envers lui Javert l’accablait. D’autres faits, qu’il se rappelait et qu’il avait autrefois traités de mensonges et de folies, lui revenaient maintenant comme des réalités. M. Madeleine reparaissait derrière Jean Valjean, et les deux figures se superposaient de façon à n’en plus faire qu’une, qui était vénérable. Javert sentait que quelque chose d’horrible pénétrait dans son âme, l’administration pour un forçat. Le respect d’un galérien, est-ce que c’est possible ? Il en frémissait, et ne pouvait s’y soustraire. Il avait beau se débattre, il était réduit à confesser dans son for intérieur la sublimité de ce misérable. Cela était odieux. » (Les Misérables, éd. de la Pléiade, p 1346).

lundi 21 novembre 2022

Paris hanté

Quand je me promène dans Paris, j'ai souvent l'impression de croiser le fantôme de Breton, comme devant cet angle en rotonde dont je suis sûr qu'il l'aurait aimé, et qui pourrait très bien figurer en photo dans son Nadja. J'aime l'idée que Paris soit hanté.

samedi 5 novembre 2022

Les Russes sont-ils nos frères ?



J’ai beaucoup écrit sur les violences faites aux femmes, et depuis quelques années je me nourris de littérature russe. C’est dire comme je ne pouvais lire qu’avec attention « Trois sœurs » (L’Iconoclaste, 2022), le livre que Laura Poggioli consacre à un fait divers survenu à Moscou, l’histoire de trois sœurs assassinant leur père après des années de sévices. L’auteure raconte en parallèle son histoire d’amour avec un Russe, et les brutalités qu’elle a subies, elle aussi, pendant cette idylle.

On y guette les considérations sur la violence – violence des hommes, violences des Russes malmenés par des décennies de terreur – et sur les différences entre Occident et Russie. Récemment, j’ai pu lire des articles d’auteurs français qui insistaient sur les différences irrémédiables entre les deux civilisations, et l’atavisme terrible de la barbarie qui régnait là-bas. Or, je n’arrive pas à me résoudre à l’idée qu’un peuple ayant accouché d’une littérature aussi sublime – et proche de nous, au point que je me sens russe en lisant Tourgueniev ou Tolstoï – soit intimement et uniformément lié aux criminels dont il accouche. Laura Poggioli distille de nombreux éléments de réflexion à ce sujet, à la fois limpides et éclairants, éléments qui ne doivent pas être étrangers au succès du livre.

« Si l’accès aux archives de la Tcheka, de la Guépéou et du NKVD restait compliqué malgré l’effondrement de l’Union soviétique – cela avait duré assez longtemps pour que la police politique ait le temps de changer de nom plusieurs fois –, celles de la Stasi ouvertes en Allemagne de l’Est avaient révélé à beaucoup d’individus qu’ils avaient été dénoncés de la main d’un collègue, d’un conjoint, d’un voisin. Ces délations ont laissé des traces indélébiles, et je me demandais si le fait que les hommes russes soient aujourd’hui si nombreux à espionner leur compagne, à ne pas supporter de ne pouvoir tout contrôler d’elle, ne venait pas de là. » (p184)