La littérature sous caféine


lundi 18 octobre 2021

Le point de vue des hommes

Nous vivons une époque de grande vitalité féministe, et même si l’on en approuve la philosophie générale, on peut regretter parfois que le simple point de vue de l’homme ait tendance à s’effacer. Sans même parler de discours machistes, on voit bien que toute parole identifiée comme masculine aura des chances de se voir disqualifiée, du moins sur le sujet des sexes et des genres, et quand bien même cette parole se voudrait féministe.

Dans ces conditions, les romans qui mettent en scène une voix masculine me paraissent désormais précieux, a fortiori quand ils ne se contentent pas de dénoncer le privilège masculin. Et c’est le beau pari que mène Boris Le Roy dans son dernier roman « Celle qui se métamorphose » (Julliard, 2021). Le propos fantastique – un homme voit celle qu’il aime se métamorphoser à vue d’œil, ce qui l’amène à douter de son propre état mental – sert de prétexte à toutes sortes de rêveries sur l’étrangeté de l’époque et ses absurdités. Elle permet surtout d’exprimer avec beaucoup de force l’angoisse qui peut tenailler un homme dans un temps qui lui déclare son hostilité, lui que l’on tient d’emblée pour un antihéros. En littérature, j’ai toujours aimé ces figures qui partent condamnables – cela me paraît même l’ambition de tout art.

« J’ai baissé la tête, légèrement, pour ne pas me trahir, en réalité je m’effondrais, je n’avais pas la force de prendre parti pour l’une ou l’autre des identités flottantes de ma compagne. Pour tout avouer, je n’arrive plus à prendre parti pour personne depuis ce phénomène de métamorphoses : plus j’essaie de comprendre ses différentes identités, de m’y adapter, moins cela m’aide. Rester sur mes positions et les lui imposer, quitte à ce qu’elle en souffre, à ce qu’elle doive rompre, serait non pas moral mais efficace, pour elle et moi, car en agissant pour son prétendu bien, c’est comme si j’attendais une justice, alors qu’il n’y a aucune justice à attendre de la vie, en tout cas pas morale. Mon amour ne m’a jamais remercié d’avoir essayé de m’adapter, j’ai plutôt eu l’impression qu’elle me reprochait une forme de faiblesse. » (p 106)

lundi 11 octobre 2021

Multiplier les sources

Dans une récente conférence, Bruno Latour étrille le principe de culture générale, vaine parce que non fondée sur le régime de la preuve. Mais toute vie politique, toute vie sociale, toute poésie ne dépendent-elles pas de cette culture ?

J’ai alors pensé à l’œuvre d’Eric Poindron qui, précisément, fait feu de tout bois avec des connaissances qu’il cite, qu’il fait sonner, qu’il fait miroiter… Multipliant les références, il lorgne vers un autre monde plus merveilleux que celui du strict quotidien – et pourtant présent, pourvu qu’on y soit attentif. Dans son « Voyageur inachevé » (Castor Astral, 2021), je trouve par exemple ce beau passage, qui me donne envie de lire certains écrivains méconnus, dont les mots autant que les histoires proposent une sorte de mystère enviable :

« Cette nuit, j’ai coincé la porte d’entrée avec une chaise anglaise Windsor à dossier dit « à roue ». Chambre close, ainsi. Je relis André Hardellet, le poète de la joncaille, notre frère de chemins de tangente et de toutes les coursives de brume. Au tournant de la page, des lanternes s’agitent en murmure. Il est mention de diligence d’autrefois remisée « dans les écuries fantôme de la Grande-aux-Belles, dans les sommeils de Peter Ibbetson ».

Les recoins et les confins sont remplis de fées qui sautent à la corde de jadis et de compagnons invisibles et fidèles pour qui sait observer un peu, à peine, à la romanesque dérobée. » (p. 89)

mardi 21 septembre 2021

Les oeuvres sulfureuses

J’étais à HEC, je m’agitais déjà pour me frayer un chemin vers la littérature. Je venais de fonder un journal potache sur le campus et j’ai tout naturellement choisi Roland Jaccard pour ma première interview – journal pas si potache, en fin de compte, puisque j’y semais ces bordées de pessimisme qui me faisaient rire. J’avais dû repérer ses œuvres dans les rayons de Gibert Joseph, les jours où je traînais à Paris. Je me souviens d’un homme affable qui nous a reçus très simplement dans le bar de ce grand hôtel parisien. J’étais surpris qu’il se rende aussi accessible. Par la suite, j’ai eu l’impression que son œuvre tombait dans l’oubli. Les hommages que je vois fleurir ici ou là démentent en partie cette impression, et j’en suis heureux – les œuvres sulfureuses ont donc encore leur public.

lundi 6 septembre 2021

Génération de transition

Dans son dernier roman, « L’échappée » (septembre 2021), Angie David met en scène quatre amies parisiennes se disputant le temps d’un week-end à propos des tendances de l’époque. La narratrice en profite pour étriller quelques-uns des paradoxes du néo-féminisme ou de l’idéologie woke, et se moque au passage d’une certaine tendance au retour à la terre – cette page par exemple m’a fait rire, puisque j’ai précisément quitté Paris pour aller cueillir des champignons :

« Je n’ai pas du tout l’intention de vivre à la campagne à 40 ans à peine, c’est la retraite avant l’heure, l’enterrement de première classe. Je n’ai pas quitté Nouméa pour retrouver le même désert culturel, le froid et la grisaille en plus. Et j’ai encore trop de choses à accomplir dans ma carrière. Il me semble que je commence tout juste à y arriver, jusqu’à présent, j’étais disons en stage, en apprentissage, et maintenant je peux mettre en pratique ce que j’ai appris dans le monde de l’édition. Pas question de me contenter de soirées au coin du feu ou d’excursions en forêt pour aller ramasser les champignons. Ma génération est résignée avant l’heure, un excès de paresse, un défaut d’ambition, le sentiment d’être coincée entre les boomers qui ne laissent pas la place, et des jeunes ultraconnectés, hyperadaptés à l’époque. Sous couvert d’un retour à l’essentiel, on aspire à avoir un rythme plus cool, à se la couler douce » (p 104).

Au demeurant je partage tout à fait ce constat d’appartenir à une génération qui n’a pas eu le sentiment de jouir de son époque, et ne se reconnait pas toujours dans les combats de la jeunesse. Une génération intermédiaire, en somme, à la fois trop peu idéaliste, trop fataliste et manquant d’entrain… A moins qu’elle n’ait trouvé le ton juste ?

mercredi 25 août 2021

Faut-il vraiment lire Proust ?

Je lis sous la plume d’Arthur Dreyfus, dans son étonnant « Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui » (POL 2021) – livre monstre par son ampleur, sa forme et son propos, détaillant une vie sexuelle frénétique à faire pâlir de jalousie tout hétérosexuel, et que je parcours de manière hypnotique :

«C’est vrai que j’ai peu lu. Je pense sans cesse à cette phrase de Guibert : « Je n’aurai pas lu Proust, je n’aurai pas couché avec une femme, et alors ? » (…) Je lirai davantage quand je ne pourrai plus coucher. Pour l’heure, comment lire quand des garçons par cohortes, à quelques mètres de moi, m’offrent leurs lèvres à toute heure ? Je songe à l’adage de Traveti : « Entre un livre et un homme, je choisirai toujours un homme. » (p 77).

Je comprends l’idée mais je connais en ce moment l’obsession inverse : je suis inquiet à l’idée de ne pas lire autant qu’il le faudrait, tant la vie bien vécue suppose à mes yeux la compagnie des arts. J’ai par exemple déjà lu deux fois la Recherche, et je me promets de la lire une troisième puisque j’en ai retenu si peu.

lundi 7 juin 2021

Les sujets tabous

Quand j’ai vu que les éditions Anne Carrière publiaient un roman sur le thème des violences faites aux hommes, « La claque » de Nicolas Robin, je me suis dit que j’aurais pu l’écrire. J’ai presque toujours choisi des sujets périlleux : le suicide, le viol, les violences faites aux femmes, la pauvreté blanche – bientôt, les assistants sexuels pour handicapés… J’aime les sujets tabous, au point de me désintéresser de ceux qui acquièrent de l’audience. Depuis MeeToo, j’ai décidé de ne plus écrire sur les viols.

J’ai donc dévoré « La claque » avec la curiosité d’un véritable frère de métier. Et je me suis amusé à quelques comparaisons. L’ouverture m’a ainsi rappelé celle d’ « Azima la rouge » (Flammarion, 2006) (« Le jour où j’ai fait rétrécir ton pull en cachemire, tu m’as giflé » / « Quand mon frère m’a donné la gifle, ma tête a fait pop. ») Et certaines scènes de violence m’ont remis en mémoire la page extraite de « L’homme qui frappait les femmes » que Richard Gaitet avait lue sur Radio Nova, musique idoine à l’appui. J’avais d’ailleurs trouvé courageux qu’il choisisse ce passage. Mais pourquoi devrait-on se priver de scènes hypnotiques ? Elles fascinent et dégoûtent, tandem secret au cœur de toute bonne littérature. Bravo en tout cas à Nicolas Robin pour son livre efficace et osé.

mercredi 2 juin 2021

Old is the new cool

Dans l’une des nouvelles du recueil fendard de Josselin Bordat, « 2069 » (Anne Carrière, 2020) (l’auteur imagine l’avenir de la sexualité, dans un univers aussi dense et drôle que celui de K. Dick), des acteurs de téléréalité en voyage vers Uranus vieillissent plus vite que prévu. Contre toute attente, ils suscitent l’engouement des spectateurs. On dirait le pitch du prochain Night Shyamalan, « Old », où des touristes piégés sur une plage maudite vieillissent à vue d’œil ! Le grand âge deviendrait-il sexy ?

mercredi 12 mai 2021

Coup de coeur tardif pour Voltaire

Longtemps, je me suis fait une image dégradée de Voltaire : brillant mais inégal, auteur de petits livres parfois gâchés par le plaisir de la formule. Ma préférence allait à Rousseau, qui me touchait davantage. Je trouvais ce dernier plus sincère et ses livres, massifs et bien écrits, me paraissaient sérieux. Mais je me plonge plus attentivement dans quelques-uns des chefs-d’œuvre du patriarche de Cirey comme les Lettres anglaises ou le Dictionnaire philosophique, et je me laisse impressionner par sa puissance de travail, son esprit caustique, son humour, son art de la joie… Quelques pages suffisent à me persuader qu’il s’agit en fait d’un esprit supérieur, et j’en suis presque intimidé – un peu comme en présence de Colette, pour de tout autres raisons.

Et je ne parle même pas de l’incroyable modernité de son propos, surtout quand il s’agit de condamner le fanatisme et les superstitions – propos que condamneraient à leur tour les belles âmes très molles de notre époque, préférant au respect de l’intelligence le respect des croyances. Reviens, Voltaire, tu nous manques !

« Les théologiens commencent trop souvent par dire que Dieu est outragé quand on n’est pas de leur avis. C’est trop ressembler aux mauvais poètes qui criaient que Despréaux parlait mal du roi, parce qu’il se moquait d’eux. » (Lettres philosophiques)