La littérature sous caféine


lundi 14 novembre 2011

Le chapitre 4 du Système Victoria, d'Eric Reinhardt



Ce que je préfère dans le dernier roman d'Eric Reinhardt (Le Système Victoria, Stock, 2011), l'un des romans les plus célébrés en cette rentrée 2011 (et le vainqueur, pour l'anecodte, du fameux Prix Trop Virilo dont j'ai parlé ici-même), ce ne sont ni les digressions sur l'érotisme du capitalisme, ni les scènes érotiques elles-mêmes, ni les dialogues sur les différences entre la droite et la gauche, ni les rebondissements de l'intrigue économique (le narrateur est en charge d'un immense chantier parisien), mais le chapitre 4 en son entier, qui se détache singulièrement à mes yeux.

Il y est question de la déchéance de la petite amie du narrateur, Sylvie, lorsqu'ils sont encore jeunes. On la voit progressivement sombrer dans les délires et frôler la schizophrénie. Le narrateur est très touché par cette épouvantable souffrance, et le père, militaire aux principes rigides (comme il se doit), rejette la faute sur son beau-fils, qu'il trouve beaucoup trop féminin à son goût. Les quelques jours de coma de Sylvie, venant clore cet épisode de profonde dépression, scelleront le destin du narrateur.

La précision des descriptions, le souffle du chapitre, la tension dramatique m'ont fait penser à quelques classiques évoquant la chute dans la folie (je pense à Mademoiselle Else de Schnitzler), et par contraste l'histoire du narrateur avec sa future maîtresse, Victoria, perd un peu de sa saveur. C'est un véritable petit roman dans le roman, le genre de passage à pouvoir éclipser le reste de l'oeuvre - sans doute parce qu'il touche un point sensible. J'avais ressenti la même chose en lisant par exemple Le Bûcher des Vanités, de Tom Wolfe, avec le monologue d'un pasteur noir (si mes souvenirs sont bons), dans la première partie du roman, dont le caractère incandescent avait affadi la suite.

Un passage particulièrement juste, dans ce chapitre 4, sur le "déclassement de soi-même" :

"C'est en désacralisant la vie, c'est en se déclassant soi-même dans la représentation qu'on peut s'en faire (au lieu de sanctifier la réalité et d'en attendre des événements qui en seraient l'écho sacré), c'est en envisageant l'existence comme un lieu de hasards, d'efforts, d'accidents, de volonté, de transactions, de compromis, de trahisons ou de rapports de force - c'est alors qu'on peut décider de ne plus différer et de se mettre à vivre, de se jeter avec les autres dans la fosse aux lions et de s'y battre. C'est quelque chose que j'ai mis des années, des années, des années à comprendre." (Le Système Victoria, page 134)

Au passage, légère surprise en lisant, page 305, la phrase suivante :

"Je lui réponds que ce coma s'est solutionné un matin par le réveil de Sylvie."

J'avais peur que ce verbe affreux de "solutionner", qui a déjà contaminé le vocabulaire journalistique, contamine aussi celui de la littérature, et il semble que ce soit chose faite...

vendredi 4 novembre 2011

Joey Starr, rappeur pour bobos ?


Rihanna - We Found Love par umusic

1) Une élève de BTS, s'accordant une pause en regardant des clips sur un ordinateur du lycée, s'étonne que la dernière vidéo de Rihanna (ci-dessus) utilise des coloris vieillots. "C'est comme dans un vieux film... - Comme dans un vieux film ? - Bah oui... Des films de votre époque, quoi..." (Rires gênés)

2) Au cours de cette même pause, je parle de rap avec un élève : Snoop, Lil Wayne, Drake, Booba... " Et JoeyStarr, tu as écouté son dernier album ? - JoeyStarr ? Oh, très peu pour moi... " (Sous-entendu, sans doute : ce rappeur d'une autre époque, écouté maintenant par les vieux... Pire : par les bobos...)

3) Dans un café parisien, le patron fait passer un entretien d'embauche à un jeune homme à piercing. Il examine le cv du candidat.

- Je vois que vous avez quitté votre travail de 2002, et que vous n'avais pas travaillé pendant un an.

- Oui, c'était un chagrin d’amour… J'ai été très malheureux à cause d'une fille... Il valait mieux que j'arrête.

- Et en 2004, vous n'êtes aussi resté que deux mois pour ce poste ?

- Celui-là, euh… Management à l’américaine… Insupportable ! J'aime pas trop ça, les petits chefs qui pressent les salariés comme des citrons... Vous savez, c’est l’histoire de l’œuf et de la poule… Un moment, la poule, elle peut plus, quoi…

- Vous ne supportez pas la pression ?

– Euh, non ! J’aime la pression ! Mais bon, quand c’est constructif, quoi… Ce que je supporte pas, c’est vraiment ceux qui abusent de leur pouvoir…

- Les connards ?

– Oui, c’est ça, les connards !

– Je vous rassure, on n’est pas des connards ici… Et ce poste, là ?

– Euh… J’étais arrivé en retard… Rien qu’une fois ! Je vous jure… Ils m'ont viré pour cinq minutes de retard !

- C’étaient des connards, eux aussi ?

– Euh, en fait, oui.

– Votre principale qualité ?

– La ponctualité. Mais aussi, je suis honnête, je suis franc.

– J’ai vu ça.

mardi 1 novembre 2011

L'ermite éminemment cultivé (Sylvain Terron, Dans les forêts de Sibérie)


Sylvain Tesson "je voulais fuir la vie... par Europe1fr

Sylvain Tesson raconte dans son dernier beau récit (Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, Juillet 2011) les mois qu’il a passés dans un coin reculé de Sibérie, sur les bords d’un lac. Avec pour seule compagnie, quelques livres. Dans son journal il fait la part belle aux réflexions sur le monde, et ses lectures lui permettent précisément d’affiner sa pensée.

D'ailleurs, l'auteur nous offre moins le récit d’une expérience brute, que l'évocation d'une nature passée par le filtre de la culture. Ermite bardé de références littéraires, il pose entre ce qu'il vit et lui-même comme un écran de mots et de pensées. Ce sont les grands espaces disciplinés par les livres, puis les livres revigorés par l'expérience.

Les pages 112-113 nous en offrent un bel exemple : un long paragraphe de synthèse sur L’amant de Lady Chatterley, où Tesson rappelle que l’héroïne de Lawrence s’effrayait de l’épuisement physiologique de l’Angleterre du 19ème, arc-boutée sur une industrie qui la dévorait. Elle ne trouvait l’apaisement qu’en renouant contact avec une nature enchanteresse. « Lawrence savait que la douceur des campagnes est un visage de la beauté. »

Sylvain Tesson fait suivre cette analyse d’un paragraphe beaucoup plus court, à propos de la Sibérie :

« Ce soir, je regarde le lac, assis sur le banc de bois, sous la conque des cèdres. Avant toute chose, un beau paysage devant les yeux. Ensuite tout peut s’arranger, la vie peut commencer. Lady Chatterley a raison. Je l’accueillerais bien quelques jours ici, me dis-je avant de rentrer me coucher. »

Le livre de Tesson est hanté par la littérature, au moins autant que par les déserts de neige. Ses lacs gelés ressemblent à des pages encombrées de mots sur lesquelles il resterait à écrire quelques phrases.

J’ai cru déceler également un ton proche de celui de Sollers dans certaines digressions faisant l’éloge de la solitude et de l’écart. Ainsi, page 118 :

« Je lis des vers chinois en sirotant une vodka. Le monde peut s’effondrer, en aurai-je un écho ? Une cabane est un bunker de bois. Le beau blindage que celui des rondins ! Les poutres de pin, l’alcool et la poésie forment un triple caparaçon. « Ma cabane est loin et moi, je ne sais rien » : un proverbe russe né dans les taïgas.

Aux antipodes, les diktats de Paris : « Tu auras une opinion sur tout ! Tu répondras au téléphone ! Tu t’indigneras ! Tu seras joignable ! »

Credo des cabanes : ne pas réagir… ne jamais rebondir… ne pas décrocher… flotter légèrement saoul dans le silence neigeux… s’avouer indifférent au sort du monde… et lire les Chinois
. »

Ou bien, page 120 :

« La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c’est disparaître des écrans de contrôle. L’ermite s’efface. Il n’envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d’impulsions bancaires. »

Encore une fois, la culture affleure dans chaque phrase de Sylvain Tesson - que les références soient explicites ou non. L’ermite se met à l’écart, mais n'oublie pas d'emporter avec lui le considérable bagage de tout honnête homme.

samedi 15 octobre 2011

Virignie Despentes / Le blues de la classe moyenne


Despentes : "les hétéros s'emmerdent" par asi

Ce n’est pas Houellebecq, pourtant un habitué du Monoprix, que j’ai croisé dans le supermarché de mon quartier la semaine dernière, mais Virginie Despentes, que je n’ai pas voulu déranger pour lui dire que je venais de lire sa préface à la réédition du classique de Lydia Lunch, Paradoxia, au Diable Vauvert, une hallucinante descente dans les arcanes autobiographique de l’auteur. Sexualité débridée, volontiers brutale et scatologique, atmosphères urbaines déjantées, portraits de junkies pathétiques ou flamboyants… Lydia Lunch est un Bukowski au féminin, un Burroughs rageur et jouisseur.

Elle annonce la couleur dès la page d’ouverture :

« J’ai été tellement malmenée par les hommes – un homme : mon père – que je suis devenue comme eux. Tout ce que j’adorais en eux, ils le méprisaient chez moi : le caractère impitoyable, l’arrogance, l’obstination, la distance et la cruauté, ma nature froide et calculatrice, qui n’entendait que ma propre raison. Inconsciente de ma brutalité et de mon égoïsme à l’égard des autres, j’étais incapable d’assumer les conséquences de mon comportement. J’étais égoïste et égocentrique, sans remords. Un animal mû par l’instinct, marchant à l’intuition, toujours à la recherche de la prochaine proie juteuse, insouciante ou crédule. Mon but était rarement de mutiler ou de tuer, mais toujours de satisfaire. De ma satisfaire. Si c’était aux dépens de la fierté, de la vanité ou même de l’existence d’autrui, tant pis. Mes intentions étaient toujours sincères. Envers moi-même. » (Paradoxia, page 19)

Elle enfonce le clou avec ce genre de passage :

« Ces deux blacks-là savaient ce qu’ils voulaient, et ils avaient payé pour ! Une fois qu’ils se furent enfilé une douzaine de lignes, ils bandaient ferme et avaient faim de nos chattes. Des chattes de Blanches, roses et bonnes, des chattes qui cognent, montent et descendent, se farcissent des queues longues et dures en un va-et-vient monotone, un martelage sans fin. Des chattes qui savaient comment gagner ce dollar. Une déferlante, un travail de sape qui durerait jusqu’à ce que bite et chatte soient tellement à vif qu’on ne puisse plus les toucher ; trop à vif pour baiser, tellement à vif qu’on ne pouvait même plus les regarder. » (page 82) Lydia Lunch n’est sûrement pas l’une de ces féministes à condamner la prostitution !

Pour en revenir à Virginie Despentes, un passage de l’interview qu’elle a donné dans les Inrocks du 12 octobre 2011 en compagnie d’Orelsan m’a singulièrement interpellé :

« On [les enfants de fonctionnaires] n’est pas tant représentés que ça, dans l’art. Quand je dis enfants de fonctionnaires, je le pense vraiment, je l’entends quand j’écoute ce qu’écrit ou rappe Orelsan. Nos parents avaient des valeurs très fortes et elles ne veulent plus rien dire : la politique, une certaine vision du monde, la morale, l’éthique, le mérite aussi. Si tu travailles bien et que t’es honnête, eh bien, oui, tu pourras progresser. Nos parents n’avaient pas peur et ils ont eu raison, vu leur génération. Nous, ça ne nous servira à rien. Je pense qu’il existe un spleen du fils de fonctionnaires (rires). »

Ce blues de la classe moyenne, son lancinant sentiment d’échec, je l’ai rapidement évoqué dans Suicide Girls et j’ai bien l’intention d’y consacrer un autre livre.

jeudi 13 octobre 2011

Quand Aragon se prend pour Céline



En grand admirateur d’Aragon – je le tiens pour le plus grand styliste français du 20ème, le plus brillant, celui qui possède la palette la plus large – je relis les premiers chapitres d’Aurélien et j’y retrouve malgré tout, en dépit de son étourdissante virtuosité stylistique, un défaut fréquent chez l’auteur, un défaut moins marqué dans ses premières œuvres comme Le libertinage ou Le paysan de Paris, un défaut qu’on remarque en fait principalement dans ses romans-fleuves : le caractère artificiel des multiples marques de discours indirect libre, jetées ici ou là, comme par négligence, dans une prose par ailleurs admirablement tenue, une manière sans doute de rendre l’ensemble encore plus fluide, plus vivant.

Par exemple, page 39 de l’édition Folio :

« Un soir d’été 1916, dans les Hauts de Meuse, le sous-lieutenant Aurélien Leurtillois avait vu débarquer un médecin auxiliaire fraîchement nomme, affecté au bataillon du énième d’infanterie où il était chef de section à la 13e compagnie. Une compagnie de durs, avec un capitaine sorti du rang, tous buvant sec, coureurs de filles, aimant le chahut, et des croix de guerre faut voir. »

Le problème est que cela sonne faux, je trouve, et même assez prétentieux. Sous couvert de capter les flux de pensées, de saisir le langage de la vie quotidienne, Aragon donne le sentiment de s’abaisser à parler comme tout le monde. Il joue les Céline l’espace de quelques mots, pour retrouver la ligne d’après toute l’arrogance d’une langue sublimement classique.

Autre exemple, page 69 :

« Le cyclone, c’était une femme qui venait d’entrer. Il y avait un homme derrière elle, mais c’était une femme qui venait d’entrer derrière elle, mais c’était une femme qui venait d’entrer. Pas tant un cyclone que quelque chose comme l’air de la mer. On n’aurait pas su dire ce qu’il y avait de si différent en elle des autres gens, mais oh lala ce que c’était différent ! »

Et puis c’est un trait de style qui sent son ironie vis-à-vis des pensées communes. Voilà comme les gens voient les choses, nous dit Aragon, voilà ce que sont les réflexes mentaux, et il n’y a pas de quoi être fier…

samedi 8 octobre 2011

Quand les romantiques veulent planter leur clou d'or



Ce qu’il y a d’amusant avec les biographies romancées, c’est qu’elles s’immiscent où la personne concernée n’aurait pas voulu qu’on traîne le regard. L’auteur force le trait, enjolive ou noircit certaines réalités. Mais surtout, il émet des hypothèses qui doivent à la fois être romanesques et crédibles. Ce sont ces passages-là que l’on guette, que l’on juge en fonction de l’équilibre fantasme-crédibilité.

Dans Le roman d’Hortense (Albin Michel, 2009), Ariane Charton raconte quelques années dans la vie d’une irrésistible romantique, Hortense Allart, maîtresse successive de plusieurs figures majeures de la littérature du 19ème. Et il y a un effet comique indéniable dans ces comparaisons implicites entre grands hommes. Chateaubriand, Stendhal, plusieurs marquis de prestige… En les présentant successivement, et sous le petit angle de la vie privée, le livre dissipe quelque peu le solennel de leur œuvre. Il rend ces figures plus humaines, sans doute, mais aussi plus fragiles et un peu plus ridicules. La grandeur en série, la grandeur qui se retrouve d’un homme à l’autre avec les mêmes automatismes, les mêmes réflexes, prête souvent à sourire…

Par exemple, cette première étreinte avec Chateaubriand :

« Si elle savait combien sa timidité la rend encore plus sensuelle et attirante, songea l’Enchanteur en admirant la courbe de ses hanches et de sa taille. Hortense s’abandonna aux élans de son amant et répondit à ses caresses avec une ardeur un peu maladroite. Elle repensa à son inconnu de la Scala comme si Chateaubriand lui faisait vivre la suite de cette parenthèse secrète qu’elle n’avait jamais oubliée.

- Ma charmante, chuchota l’écrivain en jouant avec sa chevelure. Depuis que tu m’es apparue, je reprends des forces. Viens avec moi à Paris et je mettrai la France à tes pieds.

Son désir assouvi, Chateaubriand repensait déjà au pouvoir. Hortense posa son index sur sa bouche et se mit à rire
. » (page 155)

Un deuxième effet comique consiste en de savoureuses révélations sur la petite cuisine amoureuse des grands auteurs, certaines expressions qu’ils ne s’empressaient pas de placer dans leur œuvre mais qu’ils murmuraient à l’oreille de leurs douces, et par exemple ce clou d’or qui m’a bien fait rire, aussi, de la part de Sainte-Beuve :

« - Belle et noble Hortense, balbutia-t-il en effleurant cette chevelure dorée qu’il trouvait admirable. Tout ce que je vous ai dit sur les rapports entre un homme et une femme était une façon de vous avouer que j’avais envie de planter avec vous ce que j’appelle le clou d’or de l’amitié.

- Qu’est-ce donc ? fit Hortense en baisant sa petite main blanche et molle.

- Vers l’âge de trente-cinq à quarante ans, un homme plante le clou d’or de l’amitié lorsqu’il possède, ne fût-ce qu’une fois, une femme qu’il connaît depuis longtemps, qu’il a aimée et…

- Vous avez le génie de trouver des formules magiques, s’enthousiasma-t-elle avant de l’embrasser.
» (page 448)

Ils sont d’un comique, ces romantiques !

lundi 3 octobre 2011

L'abbé jouisseur et fin moraliste



A l'occasion de la parution du cinquième numéro de l'excellente revue Ravages, il y eut débats et lectures théâtralisées dans une salle de l'Odéon, mercredi dernier, 28 septembre, et le singulier Georges Marbeck a donné la réplique à une actrice jouant le rôle du célèbre abbé de Choisy
, connu pour aimer se déguiser en femme, prélude à toutes sortes d'intrigues, et par ailleurs brillant homme de lettres. Parmi quelques-unes des répliques lues ce soir-là (et tirées de son oeuvre), deux se détachent par leur originalité.

Dans la première, l'abbé licencieux justifie son plaisir à se déguiser en femme par le fait que les femmes savent se faire aimer pour leur beauté, et que ce serait dommage de s'en priver :

J'ai cherché d'où me vient un plaisir si bizarre, le voici : le propre de Dieu est d'être aimé, adoré ; l'homme, autant que sa faiblesse le permet, ambitionne la même chose ; or, comme c'est la beauté qui fait naître l'amour et qu'elle est ordinairement le partage des femmes, quand il arrive que des hommes ont ou croient avoir quelques traits de beauté qui peuvent les faire aimer, ils tâchent de les augmenter par les ajustements des femmes, qui sont fort avantageux. Ils sentent alors le plaisir inexprimable d'être aimé. J'ai senti plus d'une fois ce que je dis par une douce expérience, et quand je me suis trouvé à des bals et à des comédies, avec de belles robes, des diamants et des mouches, et que j'ai entendu dire tout bas auprès de moi "Voilà une belle personne", j'ai goûté en moi-même un plaisir qui ne peut être comparé à rien, tant il est grand. L'ambition, les richesses, l'amour même ne l'égalent pas, parce que nous nous aimons toujours mieux que nous n'aimons les autres."

Dans la seconde, il est très drôle à parler du jeu comme du plaisir le plus "solide" qui soit...

"Quitter, si je le pouvais, toutes mes petites enfances, qui commençaient à n'être plus de saison, et m'attacher à quelque chose de plus solide ; je n'étais plus dans cette grande jeunesse qui fait tout excuser, mais je pouvais encore passer pour femme, si j'eusse voulu. J'amassai donc le plus d'argent que je pus et partis pour l'Italie avec un justaucorps et une épée. J'y ai demeuré dix ans, à Rome ou à Venise, et m'y suis abîmé dans le jeu. Une passion chasse l'autre, et celle du jeu est la première de toutes : l'amour et l'ambition s'émoussent en vieillissant, le jeu reverdit quand tout le reste se passe."

jeudi 29 septembre 2011

Le réalisme hypertendu de Roth et Weitzmann


Marc Weitzmann par Mediapart

Il est assez courant de considérer Marc Weitzmann comme un digne représentant du style de Philip Roth en France. Il est vrai que les deux œuvres ont en commun l’interrogation sur l’identité juive, bien sûr, mais surtout un ton, un genre, qu’on pourrait définir comme une sorte de réalisme hypertendu : débarrassées de toute préciosité, de tout marqueur stylistique, les intrigues se déploient avec une redoutable fluidité, comme pressées par un sentiment de crise, les personnages constamment suspendus sur leurs gouffres existentiels, souvent incapables de comprendre leur existence et débordés par des forces insondables.

Ils partent pour des quêtes, cherchent à résoudre des mystères, tout cela dans une atmosphère de tragédie perpétuelle – l’humour et le délire érotique permettant parfois de survivre.

De Weitzmann, j’ai dévoré à sa sortie Fraternité (Denoël, 2006), dont le souffle noir m’avait envoûté (le tableau de la déliquescence des banlieues françaises est effrayant). Mariage mixte (Stock, 2000), je n’en ai curieusement rien retenu (il m’arrive, parfois, d’oublier complètement certains livres lus trop vite).

Quant à Chaos, son second roman (Grasset, 1997) (correctement résumé ICI), le plus réussi des trois à mon goût, on dirait un véritable décalque de Roth, dans le bon sens du terme : un narrateur tiraillé par des questions d’identité, fasciné par des membres de sa famille aux tempéraments différents… Des règlements de compte tous azimuts (avec Serge Doubrovsky, notamment, présenté sous son vrai nom)… Des postures apparemment paradoxales mais s’expliquant par une histoire familiale refoulée (figure du juif trouvant des circonstances atténuantes au révisionnisme)… Des raffinements narratifs et des mises en abîme diverses, comme ce frère du narrateur ayant le même nom que l’auteur du livre lui-même… Le passage suivant est représentatif des ambiguïtés de Chaos. Le narrateur y fait part de ses impressions à la lecture du livre de Doubrovsky, et il est difficile de ne pas supposer que Marc Weitzmann se substitue en grande partie à son narrateur :

« Bien que toutes les critiques se soient concentrées sur l’aspect « chronique conjugale » du livre de Doubrovsky, ce que racontait Le livre brisé, en fait, ce n’était pas seulement la déchéance d’un couple, c’était aussi la liaison d’un Juif obsédé par ses souvenirs de l’Occupation, avec une Autrichienne, dont le grand-père avait été flic, le père, soldat de la Wehrmacht, et l’oncle, SS. Une Autrichienne qui, comme l’écrit mon cousin dans la reconstruction de l’éloge funèbre qu’il improvisa au cimetière, « souffrait dans son cœur, d’une souffrance très vive, très personnelle, du mal que son pays a fait aux juifs ». Que mon frère soit venu jouer les satellites mondains, autour de ce drame, dix ans avant de basculer dans le révisionnisme, me semblait tout sauf anodin.

(…) Un chef-d’œuvre d’ambiguïté. Ce qui se présentait comme un éloge de la prise de conscience pouvait être lu, en sous-main, comme l’aveu d’une liaison sadique, basée sur une effrayante culpabilité intime. « Bien qu’elle ne fût pas née à l’époque, continuait-il, elle se sentait responsable des crimes de ses compatriotes, le passé de sa terre natale était pour elle un cruel tourment. » » (Chaos, Folio, page 151)

Cet exercice de style, parfaitement réussi, s’achève cependant sur une fin trop pathétique pour être vraiment crédible (le narrateur part vivre dans un quartier exagérément dangereux du Brésil), alors que Roth préfère achever ses romans, lui, sur des chapitres en suspension, des semi-fins pleines de mystère, décevantes parfois mais qui ont le mérite de préserver après la lecture un peu de la tension ressentie par le lecteur.