La littérature sous caféine


jeudi 24 mai 2012

C'est amusant, l'horreur !


Houellebecq de A à Z : F comme Femme par Mediapart

Dans cette interview délicieuse (déjà postée sur ce blog), Houellebecq parle du côté revigorant de la littérature « négative ». Il fait sans doute référence aux romans dépressifs, aux constats pessimistes des œuvres réalistes, mais on pourrait étendre son raisonnement à la littérature de genre – je pense notamment aux romans d’horreurs (beaucoup moins en vogue, en France, que leurs équivalents cinématographiques).

Dans cette veine-là, je viens de me régaler en lisant 10 000 d’horreur pure, de Thomas Gunzig. Le titre en lui-même justifierait que le livre figure dans mes rayons, la couverture aussi (sans parler des quelques illustrations émaillant le texte), merveilleusement dégoulinante d’effets de chairs mêlées, de sueurs, de sangs, de larmes et de reflets douteux.

L’auteur s’amuse avec les clichés du genre (cabane isolée, adolescents fougueux) et les compile dans un savant crescendo vers une sorte de summum d’horreur absolue – on voit bien qu’il a cherché à concevoir le pire imaginable et cela donne de réjouissantes visions de corps monstrueux, entassés dans des lieux cauchemardesques. Tout cela croqué par une écriture malicieuse qui rend l’ensemble franchement drôle.

Le passage suivant donne une bonne idée des effets recherchés par l’auteur – bien sûr, ce serait plus spectaculaire au cinéma, mais les images vieillissent plus vite et la vision qui nous est donnée là pourrait ne passer que très mal à l’écran :

« Devant lui, dans le frigo ouvert, éclairé par la petite ampoule de 15 watts, il y avait la plus horrible chose qu’il ait vue de toute sa vie. C’était un paquet de chairs à vifs, de pattes, de doigts, de pieds. Il y avait des yeux, à différents endroits, des bouches, des dents, des nez, des extrémités pointues et d’autres griffues qui poussaient là-dessus comme des champignons sur une carcasse d’animal mort. La chose occupait presque tout l’espace du frigo, en épousant ses contours rectangulaires, semblable à un morceau de viande dans un Tuperware trop petit.
Mais ce n’était pas le pire.
Le pire, c’est que cet amas, luisant d’une sorte d’huile rose, avait l’air… vivant
. »

En lisant ce roman, j’ai pensé à l’ Anatomie de l’horreur, un agréable essai (quoi que bavard) dans lequel Stephen King propose quelques aperçus de ce qu’il comprend du genre de l’horreur (dont il est le maître mondial).

L’idée la plus intéressante du livre est la distinction de trois niveaux de l’horreur : la terreur (dans laquelle la peur est provoquée par l’imagination), l’horreur proprement dite (« elle entraîne une réaction physique en nous montrant quelque chose de physiquement anormal ») et la révulsion (« dont relève la scène d’expectoration d’Alien »). Manifestement, c’est un effet de révulsion qu’a recherché Gunzig – même si l’on rit sans doute plus qu’on ne frissonne.

Même ambiguïté qu'une la plaisanterie citée par Stephen King : « « Quelle est la différence entre un camion plein de boules de bowling et un camion plein de bébés morts ? » (Réponse : on ne peut pas décharger le premier avec une fourche… cette blague, je le précise, m’a été racontée par un gamin de onze ans.) » (Anatomie de l’horreur, J’ai lu, page 252)

lundi 14 mai 2012

Faut-il vraiment lire les polars jusqu'à la fin ?



J’ai beaucoup de mal à finir les polars : passés les premiers chapitres où l’auteur campe l’atmosphère, distille les premiers éléments de l’intrigue, dépeint les caractères, l’histoire se disperse bien souvent en complications inutiles, en digressions multiples.

Agatha Christie, je me suis toujours ennuyé ferme en la lisant. Stieg Larsson, je n’ai pas été suffisamment pris par ses intrigues pour supporter les centaines de pages de digressions financières.

Dans le domaine français, j’ai eu le plaisir de découvrir récemment Jean-Patrick Manchette, dont j’ai dévoré la brillante adaptation en bandes-dessinées par Tardi, La position du tireur couché, et dont j’ai ensuite lu l’alléchante Affaire N’Gustro, racontant la dérive criminelle d’un petit fasciste de la deuxième moitié du 20ème siècle, embarqué dans des intrigues politiques qui le dépassent. J’ai été vivement séduit par les premiers chapitres, gouailleurs en diable, d’une noirceur revigorante. Puis, comme d’habitude, je me suis désintéressé des ramifications de l’intrigue, pourtant peu complexe, et j’ai poursuivi ma lecture d’un œil distrait qui m’a retenu de bien comprendre.

Même effet avec La vie est dégueulasse de Léo Malet.

Simenon est bien l’un des rares auteurs du genre dont j’arrive à lire ses livres, mais c’est parce qu’ils sont courts, qu’ils vont à l’essentiel et qu’ils relèvent davantage de l’étude de mœurs.

Dernière découverte en date dans le domaine, l’étonnant Les vrais durs ne dansent pas de Norman Mailer (parodie de polar), un auteur que je n’avais encore jamais lu et qui m’a enthousiasmé pendant les trois cents premières pages. En général, je fuis les livres qui se présentent comme des polars comiques, les pires dans le genre des livres aux intrigues alambiquées, sans grand intérêt. Mais la puissance narrative, ici, emporte la mise – on dirait du Philip Roth sans prétention métaphysique, ni volonté de peindre l’Amérique dans ses pires obsessions. Le pitch (un écrivain alcoolique, dans une petite ville de la côte Est, se réveille un lendemain de cuite en découvrant dans son jardin la tête d’une femme) laissait augurer du pire, mais il annonçait en fait un roman au style souvent brillant, à la noirceur réjouissante.

Dans ce livre, Norman Mailer fait preuve d’un talent ébouriffant dans trois exercices de style :

- La peinture d’atmosphère, de lieux hantés par une histoire complexe : « Une bonne moitié de nos poutres, chambranles, seuils et linteaux, et jusqu’à notre charpente, était ainsi venue en bac voilà plus d’un siècle, et faisait donc de nous, très matériellement, une partie intégrante d’Enferville la disparue. Quelque chose de ce Klondike de putains, de contrebandiers et de baleiniers pressés de dépenser leur paye vivait à l’intérieur de nos murs. Il y avait même eu d’innombrables brigands qui, par les nuits sans lune, construisaient de grands feux sur le rivage pour tromper les grands voiliers, qui, croyant doubler un phare, viraient trop tôt vers le port et s’échouaient sur les haus-fonds. Ce que les naufrageurs mettaient à profit pour les piller. Patty Lareine prétendait entendre encore les cris des matelots massacrés en essayant de repousser les chaloupes des maraudeurs. » (Les vrais durs ne dansent pas, page 91)

- Les scènes de sexe épique, comme dans cette description vaginale qui se veut un pastiche d’un morceau de bravoure de John Updike : « Excité, le con de Madeleine semble surgir d’entre ses fesses et la petite bouche reste rose aussi large qu’elle ouvre les cuisses, tandis que la chair extérieure de son vagin – la grande bouche – révèle une lubrification boudeuse et que le périnée (que nous appelions nique, quand j’étais gamin à Long Island – ni con ni cul, ha ha) est une plantation luisante. On ne sait plus s’il faut la manger, la dévorer, la révérer ou s’y planter. J’avais l’habitude de lui dire dans un souffle : « Ne bouge pas, ne bouge pas, je te tuerai, je suis sur le point de jouir. » Oh, les bruits innombrables qu’elle faisait en réponse. » (page 203)

- Et, point fort de Mailer, la comparaison grotesque : « Son visage exprimait quelque chose de la frayeur muette que doit ressentir un mur de pierre sur le point d’être abattu. » (page 461)

Las, Norman Mailer ne déroge pas à la règle, et les cent cinquante dernières pages de son roman sont épuisantes de vains rebondissements et d’explications sans fin… Malédiction du genre ?

lundi 30 avril 2012

Comment réduire sa vie en chiffres ?



Jolie conférence, mardi dernier, sur le thème des Journaux d’écrivains (organisée par la joyeuse équipe des « rendez-vous littéraires », Ariane Charton et Lauren Malka) : Michel Braud, notamment, y a évoqué le journal de Benjamin Constant, un journal que j’aime beaucoup par le contraste entre ses premières pages, amples et romantiques (quoi que très cruelles avec les femmes) et les dernières, se réduisant à des séries de chiffres : Constant avait dressé la liste d’une petite vingtaine de choses revenant constamment dans sa vie (le travail, l’envie de renouer ou de rompre avec telle personne, les soucis de tel ordre…) et il se contentait, lassé par les confidences littéraires, de noter chaque jour les chiffres correspondant à ce qu’il faisait.

Ce système m’a toujours fait rire. J’aime beaucoup ce mélange de désinvolture et de cynisme (légèrement désespéré).

Il faut dire que je ne suis pas loin d’être aussi fou – je vais même plus loin que Constant dans la folie maniaque et l’amour des statistiques : depuis deux ou trois ans maintenant, j’ai pris l’habitude de noter rapidement ce que je fais chaque jour, tout en précisant le nombre de pages écrites. Je fais un bilan chaque semaine, chaque mois, chaque année, poussant la perversité chiffrée jusqu’à mettre une note (de une à cinq étoiles) mesurant chaque mois mon degré de bonheur. Puis j’établis une moyenne mensuelle par année – ainsi qu’une moyenne du nombre de pages écrites.

Réfléchissant au sens de cette démarche, je pense qu’elle me permet à la fois d’apaiser le sentiment d’une vie qui s’écoule sans qu’on en retienne rien, et de m’obliger d’une certaine manière à être heureux. Cette décision de parvenir à toujours plus de sérénité s’est faite en moi il y a quelques années maintenant. Cela peut paraître mesquin, dérisoire, pathologique, cela ne m’aide pas moins à peaufiner comme un petit art du bonheur quotidien – ce qui n’a rien de superflu quand on s’est intéressé bien trop tard, comme moi, au simple fait de bien vivre.

lundi 23 avril 2012

Les parentés d'écrivains



De même que les points communs entre les œuvres de Duras et de Bataille m’ont récemment frappé (intuition confirmée par la lecture du petit livre de Maurice Blanchot, La communauté inavouable, qui fait le lien entre les deux œuvres), de même je me laisse surprendre par la ressemblance des styles de Colette et de Morand – chez ces deux derniers je retrouve un même goût pour la formule écrite et sensuelle, pour une littérature de croquis et de notations brèves, pour le portrait précis et cruel, pour les digressions amoureuses.

Une différence notable près, cependant : Colette prête une attention gourmande aux choses de la nature, qu’elle décrit avec des mots précis, qu’elle sensualise et poétise au point de nouer avec elle de véritables rapports amoureux. Morand me semble relativement indifférent, lui, aux paysages, aux plantes, aux animaux.

Dans L’Europe galante (Morand), recueil de souvenirs et de nouvelles placées sous le signe des relations mondaines et des rapports de séduction, on lit par exemple cette belle tirade dite par une lesbienne prestigieuse de l’entre-deux-guerres, tirade que n’aurait pas sans doute pas renié la Colette du Pur et l’impur :

« Jamais vous ne reverrez des vies comme la mienne. Je suis une mer fameuse en naufrages : passion, folie, drames, tout y est, mais tout est caché. Les grandes époques ce sont celles où l’argent, les plaisirs, la connaissance des belles et bonnes choses, tout est caché. Fréféric Loliée a bien écrit de moi que j’avais « la gorge libre de tout frein ». Qu’en savait-il ? Au monde nos épaules tombantes, nos bras ronds, nos traits d’esprit, mais le reste ne lui appartenait pas. Aujourd’hui, c’est le bolchevisme des mœurs, le communisme de la peau. C’est pour cela qu’il n’y a plus – comme c’était frappant ce soir – de grandes beautés. Vous êtes à Paris des milliers de petites poules fardées qui se ressemblent toutes. Où sont mes belles amies, la princesse de Sélimonte, et Sophie de Canivet, et la comtesse de Saint-Prune, drapée dans le sombre velours des toiles de Cabanel ? »

Dans la merveilleuse Maison de Claudine, que je découvre en ce moment et que je place d’ores-et-déjà parmi les trois ou quatre bijoux de Colette, on peut lire ce genre de passages inimitables, saturé de sensations, de notations presque savantes à force de précision, de tendresse pour le monde vivant – une tendresse relativement absente de ce que je l’ai lu de Morand :

« Il y a des jours où la boucherie de Léonore, ses couteaux, sa hachette, ses poumons de bœuf gonflés que le courant d’air irise et balance, roses comme la pulpe du bégonia, me plaisent pour moi un ruban de lard salé qu’elle me tend, transparent, du bout de ses doigts froids. Dans le jardin de la boucherie, Marie Tricotet, qui est pourtant née le même jour que moi, s’amuse encore à percer d’une épingle des vessies de porc ou de veau non vidées, qu’elle presse sous le pied « pour faire jet d’eau ». »

La prose de Colette flirte vraiment avec la poésie, et c’est son œuvre qui me donne chaque fois envie de me plonger dans des recueils de poèmes d’autres auteurs – ma culture dans ce domaine est encore très limitée, et je n’ai lu qu’un faible nombre de recueils en entier – Baudelaire, Rimbaud, Hugo, Saint-John Perse, quelques autres…

mercredi 18 avril 2012

La politique, cette nouvelle pornographie



L’Enfer, dans ma bibliothèque, n’est plus constitué de volumes érotiques – bien que ce rayon-là commence à contenir des choses intéressantes… – mais bien de ces livres d’auteurs que j’appelle les « infréquentables » (Barrès, Maurras…) et que je n’expose qu’avec une certaine gêne : la véritable pornographie, aujourd’hui, n’est-elle pas devenue la politique, ou plutôt l’expression de certaines idées politiques ?

La sexualité n’offusque à peu près plus personne. En revanche, les indignations fleurissent quand il s’agit de discours sur les cultures, sur les races, sur certaines visions de la société. Taisez ces opinions (souvent anciennes) que l’on ne saurait voir… On rougit maintenant des idées plutôt que des pulsions, on cache les expressions de haines plutôt que les manifestations d’amour.

Cette évolution-là n’a rien d’étonnant, au fond – on décriminalise la sexualité à mesure que l’emprise religieuse faiblit, on criminalise (à juste titre) les opinions qu’on estime avoir causé d’irrémédiables dégâts. Elle n’en reste pas moins spectaculaire, et je m’amuse de constater qu’on baisse aujourd’hui la voix quand on cite tel écrivain sulfureux, de la même manière qu’on se couvrait la bouche en disant verge ou con.

Y aurait-il une excitation propre au champ politique ? Les deux excitations communiquent-elles si facilement ? Je me souviens des Bienveillantes, cet incroyable roman dont le mélange troublant d’extrême violence nazie et de sexualité débridée avait en partie expliqué le triomphe. Certains reprochaient à l’auteur d’avoir « empilé » sans cohérence les caractéristiques du personnage : nazi, pervers sexuel, homosexuel porté sur l’inceste… Mais toutes ces choses n’étaient-elles pas liées par un même sentiment de tension sexuelle ?

Bataille associait l’érotisme à la notion d’interdit.
Genet bandait pour les petites frappes et les condamnés.
Criminaliser les opinions, c’est les rendre excitantes… Et c’est un effet inattendu, mais mécanique, des tabous jetés sur certaines conceptions politiques ou sociétales (comme beaucoup le disent par exemple aujourd’hui à propos du racisme : « ce n’est pas une opinion, c’est un délit ! ») : les bibliothèques se réorganisent et ménagent quelques surprenants paradoxes…

samedi 24 mars 2012

Debussy a-t-il défini ce qui pourrait être "un art français de la musique" ?


Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy par... par BMMC

Comme souvent dans les livres d’Ariane Charton, le destin des personnages se déroule avec une sorte de tranquille et comique assurance. Ils évoluent dans un monde parfois mystérieux, ou même franchement inquiétant, mais réservant des moments d’une drôlerie inattendue, drôlerie dont les personnages ne sont pas conscients mais dont le lecteur perçoit, lui, toute l’ironie, tout le grotesque.

Dans Le roman d’Hortense j’avais senti, déjà, le côté vaguement ridicule de ces hommes fréquentés par Hortense Allart (impression très personnelle, cependant, car l'auteur avait été surpris par mes remarques...). Dans la biographie de Debussy qu’Ariane Charton vient de publier (Debussy, chez Folio Bio), j’ai trouvé aussi qu’il y avait matière à sourire à certains épisodes de la vie de Debussy. Par exemple, ces rencontres inabouties avec le compositeur Liszt que le jeune Claude admirait pourtant :

« Le 8, Debussy et Vidal interprétèrent devant Liszt sa Faust-Symphonie transcrite pour deux pianos. Le compositeur hongrois s’endormit pendant l’exécution. Même si, en 1915, Debussy rendit hommage à l’art de Liszt utilisant la pédale comme une respiration, on ne peut pas dire que ces rencontres marquèrent le jeune compositeur. » (Debussy, page 61)

Au-delà de l’atmosphère délicieuse et distinguée des milieux artiste et des salons parisiens, le livre aborde plusieurs aspects passionnants de la vie de Debussy.

Son rapport à la critique, tout d’abord. Tout au long du livre Ariane Charton égrène de nombreux extraits d’articles, des critiques parfois élogieuses de l’œuvre de Debussy mais souvent dubitatives ou franchement hostiles, et c’est une manière originale pour le lecteur de suivre l’évolution de la carrière du compositeur. Serait-ce une fatalité, chez les artistes de talent, de devoir affronter ces tombereaux de critiques, cette violence verbale quasi-perpétuelle ? Debussy semble avoir eu la force ou l’intelligence pratique, en tout cas, d’apprendre à les ignorer.

Un critique écrivait par exemple en 1903 :

« Tout se perd et rien ne se crée dans la musique de M. Debussy… Un tel art est malsain et néfaste… Cette musique nous dissout parce qu’elle est en elle-même la dissolution… Elle contient des germes non pas de vie et de progrès, mais de décadence et de mort. »

Belle et terrible critique, au demeurant, non pas forcément dénuée de raison, mais reprochant à la musique de Debussy ce qu’on peut précisément aimer en elle. Autre aspect à m’avoir intrigué : le souci de Debussy d’inscrire son œuvre dans une certaine tradition française. Je sais combien ce genre de considération peut paraître aujourd’hui daté – la variété des productions nationales, la richesse des influences croisées, l’émergence d’une véritable scène artistique mondiale –, pourtant les réflexions de Debussy en la matière m’ont semblé particulièrement éclairantes. Attentif à trouver un juste milieu entre l’art pompier des Allemands et l’art trop lyrique des Italiens, il fait l’éloge d’une manière toute française d’écrire la musique. Qu’en aurait pensé Nietzsche, par exemple, lui qui aspirait précisément à quitter les brumes mythologiques du Nord pour se tourner vers les partitions solaires d’un Bizet ?

« Deux ans plus tard, il redonnera une définition de la musique française, principalement en opposition avec l’allemande : « C’est la clarté, l’élégance, la déclaration simple et naturelle. » Sa chronique dans Gil Blas lui sert de tribune pour mettre en valeur le patrimoine musical français dont il se sent l’héritier :

« Nous avions pourtant une pure tradition française dans l’œuvre de Rameau, faite de tendresse délicate et charmante, d’accents justes, de déclamation rigoureuse dans le récit, sans cette affectation à la profondeur allemande. (…) »

« Couperin, Rameau, voilà de vrais Français ! Cet animal de Gluck a tout gâté. A-t-il été assez ennuyeux ! Assez pédant ! Assez boursouflé ! Son succès me paraît inconcevable. Et on l’a pris pour modèle, on a voulu l’imiter ! (…) Je ne connais qu’un autre musicien aussi insupportable que lui, c’est Wagner !
» » (page 205)

Un art français de la musique qu’il ne me paraît d’ailleurs pas absurde de distinguer parfois en littérature – il m’est arrivé d’en parler ici-même. Il m’a toujours semblé qu’il y avait en effet une manière très française d’écrire des romans (manière dont je ne prends vraiment conscience qu’aujourd’hui et dont je perçois les mérites comme les limites), une manière assez économe, soucieuse de mesure, de belle langue et de spiritualité.

Une manière qui perdure quelque peu en ce début de 21ème siècle puisqu’en dépit, encore une fois, d’une certaine homogénéisation mondiale des inspirations, il persiste quelques tendances – que l’on pense simplement au volume moyen des romans américains, visant le plus souvent la puissance narrative et l’imagination débordante lorsque les Français – et peut-être plus généralement les Européens – parient davantage sur le regard juste et l’œuvre économe.

Quoi que le 19ème français ait été, sur le plan littéraire, également celui des ambitions prométhéennes…

jeudi 15 mars 2012

Marguerite Duras, ou la liberté



Dans un couloir, un homme urine sur une femme. Il appuie sur son corps, puis il finit par s’assoir et sortir son sexe. La femme entreprend alors de le sucer, puis de glisser le visage dans ce que l’homme « ignore de lui-même ». Ils font enfin l’amour, jouissent, et l’homme bat la femme – jusqu’à ce que, peut-être, elle meure.

Argument d’un court-métrage pornographique ? Scène arty d’une installation vidéo ? Scénario potache d’un élève de lycée ? Non, résumé d’un texte bref de Marguerite Duras (trente pages en gros caractères), l’un des plus « sexuels » qu’elle ait écrit : L’homme assis dans le couloir.

Je n’ai jamais été grand fan de Duras (sans aller cependant jusqu’à dire, comme j'ai pu le lire parfois, qu'elle est l’auteur le plus surestimé du 20ème siècle), et certains de ses plus grands textes m’ennuient assez – je n’arrive jamais à finir, par exemple, L’amant de la Chine du Nord ou La Douleur. Mais je découvre aujourd’hui ses très courts livres, et cette fois-ci je tombe sous le charme – encore que charme soit un terme peu approprié : sans doute faudrait-il parler d’envoûtement.

Dans L’homme assis dans le couloir, par exemple, j’aime l’extrême brièveté, la provocation, l’incertitude grammaticale (présent et conditionnel entremêlés), la radicalité de traitement, autant d’éléments qui montrent combien Duras s’adjugeait une liberté de création à peu près totale. On peut être irrité par ses poses, son arrogance, son refus de l’académisme, mais séduit aussi par cette attitude princière et ce jusque-boutisme créatif.

Dans les phrases saturées de sens, dans un certain univers de désir et de mort, je crois par ailleurs trouver des analogies avec Georges Bataille – dont le texte L’Impossible m’a récemment bouleversé.

Qu’en en juge par cette phrase :

« Elle est pleine de jouissance, remplie de jouissance plus qu’elle ne peut en contenir et tant à l’étroit d’elle-même elle est devenue qu’on hésite à y porter la main. » (L’homme assis dans le couloir, p. 25)

Ça me rappelle des formules de Bataille, dans L’Impossible, comme :

« Ce qui dort en moi d’énergie insensée tendu à se rompre. »

Ou : « La douceur de la mort rayonnait en moi. »

De même cette phrase de Duras, dans La maladie de la mort (le texte qui a nourri le film de Catherine Breillat, Anatomie de l’enfer) :

« Elle sourit, elle dit que c’est la première fois, qu’elle ne savait pas avant de vous rencontrer que la mort pouvait se vivre ».

Comment ne pas songer à ces autres phrases de Bataille, toujours dans L’Impossible :

« Je le savais déjà que l’intimité des choses est la mort », ou bien : « La douceur de la mort rayonnait en moi. » (page 98)

J’ai beau rêver parfois d’imiter de grands romans réalistes, je me sens souvent en phase avec ces œuvres de formules denses et terribles.

lundi 12 mars 2012

Les hommes qui se taisent (Un éclat minuscule, Jean-Baptiste Gendarme)



De livre en livre, Jean-Baptiste Gendarme dessine depuis 2005 un univers très noir mais d’une certaine élégance, un univers envoûtant de destins empêchés, de personnalités hésitantes, d’amours inabouties.

Ses deux premiers romans faisaient la part belle à la maladie. Son dernier en date, Un éclat minuscule (Gallimard, 2012) aborde le thème des disparitions impromptues, des familles cernées par la mort.

Le protagoniste, Stéphane, est un trentenaire tout juste père, voyant mourir sous ses yeux sa compagne après un accident de la circulation. Il se rappelle alors l’histoire assez triste de sa jeunesse, marquée par la disparition précoce de sa mère et la folie progressive de son père. Le genre de cadre familial à engendrer des rejetons peu sûrs d’eux-mêmes, frôlant constamment la dépression – et c’est peut-être le message secret du livre, cette hypothèse selon laquelle certaines familles finiraient par mourir d’elles-mêmes après des coups répétés du sort, comme le suggèrent ces quelques lignes :

« (…) sa famille où l’on s’efforçait de mourir avant quarante ans. Pas par choix, ni par nécessité, mais presque par tradition. Quand ce n’était pas l’une des deux guerres (ses arrière-grands-pères), c’était la maladie (ses grands-pères), ou les accidents (sa mère, ses oncles, quelques cousins). Son frère, persuadé qu’une malédiction décimait la famille, fit le serment de ne jamais se marier (ni d’avoir d’enfants). » (p. 78)

En cours de roman, le narrateur fait un portrait moral de Stéphane et finit par être drôle à force de relever ses insuffisances :

« Avec le temps, il avait pris l’habitude de rester sur la réserver, dans son coin. Il écoutait, il hochait la tête, mais prenait rarement la parole. Il ne revendiquait rien, il ne s’opposait à personne. On aurait beau le provoquer, il ne dirait rien. Il répondait par monosyllabes, en prenant le temps. S’il avançait dans une phrase trop longue, quelques secondes s’écoulaient entre le sujet et le verbe, et une fois lancées, les phrases restaient en suspens, comme s’il n’était pas utile de les terminer. (…) Si on lui demandait son avis sur un livre, même s’il l’avait lu, Stéphane répondait : « Je… Je ne pense pas à partir de livres, d’œuvres, je pense à partir de problèmes… », et il se taisait. Chacun faisait ensuite ce qu’il voulait de ça. » (p. 72)

Cette manière de frôler la comédie, c’est une politesse du désespoir – une façon raffinée de trouver malgré tout des raisons de vivre.

Stéphane m’a d’ailleurs fait penser à l’un des personnages croqués par Balzac au début des Illusions Perdues, dans sa description d’un salon de province : Monsieur de Bargeton, un homme qui n’a rien à dire et qui fait passer ses silences pour une profonde introspection :

« Content ou mécontent, il souriait. (…) S’il fallait absolument une approbation directe, il renforçait son sourire par un rire complaisant, en ne lâchant une parole qu’à la dernière extrémité. Un tête-à-tête lui faisait éprouver le seul embarras qui compliquait sa vie végétative, il était alors obligé de chercher quelque chose dans l’immensité de son vide intérieur. La plupart du temps il se tirait de peine en reprenant les naïves coutumes de son enfance : il pensait tout haut, il vous initiait aux moindres détails de sa vie ; il vous exprimait ses besoins, ses petites sensations qui, pour lui, ressemblaient à des idées. (…) « Je monterai demain à cheval, et j’irai voir mon beau-père. » Ces petites phrases, qui ne supportaient pas la discussion, arrachaient un non ou un oui à l’interlocuteur, et la conversation tombait à plat. »

Certes, le Stéphane d’Un éclat minuscule n’est pas ridicule, mais il doit éprouver le même genre d’angoisse que celui dont se moque Balzac : le constat d’une sorte de manque existentiel, d’un irrémédiable vide qui pourrait bien un jour se refermer sur lui. Dans les prochains romans de Jean-Baptiste Gendarme, pour peu qu’il reprenne le fil de ces personnages en demi-teinte, je guetterai les stratégies pour contenir ce vide, les nouveaux élans pour dessiner un espace heureux…