La littérature sous caféine


samedi 24 septembre 2011

Charles est vide, Gustave est plein (Flaubert à Belle-Ile)



Le meilleur livre que j’aie pu lire de Flaubert, celui qui m’aura du moins donné le sentiment le plus vif de son talent, c’est un tout petit livre, à peine un livre, un extrait de son volume Par les champs et par les grèves, publié sous le titre Belle-Isle aux éditions Coop Breizh, quarante pages dans lesquelles il raconte un court séjour dans l’île bretonne avec son ami Maxime Du Camp.

Rien que de très simple, pourtant : portrait épique d’un postier, récit d’une promenade dans la campagne et sur les côtes de l’île, description rapide du port de Palais… Mais le trait est vif, voire sarcastique, le lyrisme robuste, la phrase précise, enjouée, le vocabulaire riche et scintillant, comme dans ce passage enthousiaste :

« Nous nous roulions l’esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en repaissions nos yeux ; nous en écartions les narines, nous en ouvrions les oreilles ; quelque chose de la vie des éléments émanant d’eux-mêmes, sous l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à nous, s’y assimilant, faisait que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les sentions plus avant, grâce à cette union plus complexe. A force de nous en pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature aussi, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée ; nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle ou l’emporter en nous. Ainsi que dans les transports de l’amour, on souhaite plus de mains pour palper, plus de lèvres pour baiser, plus d’yeux pour voir, plus d’âme pour aimer, nous étalant sur la nature dans un ébattement plein de délires et de joies (…) » (Flaubert, Belle-Isle, page 32).

On est à mille lieux, je trouve, du vide existentiel de L’Education Sentimentale ou de Madame Bovary, de leurs formules glaçantes, de leurs atmosphères d’échecs existentiels, de ces passages cinglants où Frédéric Moreau, par exemple, au début de L’Education Sentimentale, … lance à Madame Arnoux un regard où il tâche de mettre toute son âme, sans même qu’elle le remarque. Ou lorsqu’au dénouement de Madame Bovary le médecin pratiquant l’autopsie de Charles déclare ne rien trouver du tout – le narrateur suggérant qu’on n’y a pas trouvé de poison, mais laissant entendre que Charles a toujours été vide, au fond. Flaubert n’est pas vide, lui, dans Belle-Isle. Il est plein d’une conscience aigüe des plaisirs naturels, des ridicules et des beautés de ses contemporains.

jeudi 15 septembre 2011

Qu'est-ce qu'un roman français "à l'américaine" ? (Kerangal, Pataut)


Maylis de Kerangal - Naissance d'un pont... par Mediapart

On lit souvent des articles claironnant la fin d’un certain intimisme à la française, d’un minimalisme consistant à parler, par phrases courtes, de sa propre histoire. On a ainsi présenté le roman de Maylis de Kerangal, l’année dernière, Naissance d’un pont, comme appartenant à cette nouvelle veine de la fiction française qui, s’inspirant des ambitions américaines, prendrait à bras le corps la réalité.

Les qualités stylistiques du livre de Kerangal sont indéniables (j’avais déjà beaucoup aimé Ni Fleurs ni Couronnes), mais je trouve étrange qu’on le compare à ce qui se pratique couramment dans la littérature américaine. Il me semble que son projet reste en fait très français (ce n’est qui n’est pas péjoratif). Cette idée de mettre en scène la véritable épopée que constitue la construction d’un pont, dans un endroit imaginaire (bien que situé en Californie), et dans un style hautement lyrique, relève à mes yeux d’un exercice de style certes brillant, mais loin de l’appétit de réalisme qui se donne si souvent à lire chez les Américains. Kerangal a l’ambition des anglo-saxons, sans avoir leur souci de l’ancrage historique. En fin de compte, ses précédents livres me semblaient bien plus américains, de ce point de vue.

Le dernier roman de Fabrice Pataut, tout juste sorti chez Pierre-Guillaume de Roux, Reconquêtes, me semble plus directement inspiré de ce qui se fait en général de l’autre côté de l’Atlantique. L’intrigue, notamment, me fait penser à DeLillo – même si la mélancolie de Pataut n’a pas grand-chose à voir avec les froids développements, presque inhumains, de l’auteur new-yorkais. L’intrigue propose un point de départ intriguant : en Californie (décidément), les journaux révèlent qu’une femme cherche à ce que sa propriété reconstitue fidèlement les contours du territoire américain, et cela provoque un curieux emballement médiatique en ces temps de guerre en Irak. Plusieurs personnages, côtoyant cette femme de près ou de loin, chercheront à mettre à jour ses motivations.

Atmosphères de secrets politiques, lentes recherches existentielles… Je me souviens que DeLillo, dans Outremonde, décrivait la recherche obstinée menée par un grand nombre de personnages d’une balle de baseball mythique, disparue après le match, une balle de base-ball de la taille exacte d’un noyau de bombe atomique… C’était une bien curieuse histoire, mais riches de suggestions politico-métaphysiques (exactement le genre de pitch peu séduisant sur le papier, mais passionnant à lire chez DeLillo).

Pataut emboîte le pas de son homologue new yorkais pour investir, lui, le territoire californien, et le semer de ces destinées mélancoliques à souhait, gracieuses, comme dans ce beau passage où Dorothy, la propriétaire autour de laquelle gravitent les autres personnages, rêve langoureusement à son absence de descendance :

« Le soir venait doucement à elle, la saveur sucrée se promenait partout, jusque sur ses dents. Ses pieds quittèrent l’oreiller et glissèrent d’eux-mêmes sous la couverture. Vladimir aurait pu être là avec un bol de fruits rouges fraîchement cueillis et un verre de vin de Napa. Ils auraient pu être assis dans son jardin, et la couverture aurait pendu de chaque côté de ses jambes. Dorothée – elle s’efforça de prononcer le th à la française – les aurait posées sur ses genoux. Ils auraient bu ce vin doux, respiré les fleurs de l’été et levé la tête vers la cime immobile des arbres. Ils auraient ri d’être seuls au monde : trop vieux pour avoir encore leurs parents, bien trop égoïstes pour avoir fait des enfants. Rien que des amis pour entourage, des adultes qu’ils auraient choisis, et la certitude que leur vie avait pris une direction qui excluait le lavage de vêtements déchirés et les soucis scolaires. »

(Fabrice Pataut, Reconquêtes, page 316)

samedi 10 septembre 2011

La misogynie vieillit mal (Montherlant, Les jeunes filles)



On m’a dit, plusieurs fois, que ce premier volume de la série romanesque de Montherlant, Les Jeunes filles (le premier volume donnant son titre à la série), n’était pas le meilleur, qu’il fallait lire l’ensemble des quatre romans, et surtout ne pas se laisser impressionner par son apparente misogynie, car elle s’inscrivait dans une misanthropie plus générale.

Il est cependant difficile de le croire vraiment tant le narrateur de ce premier volume (volume qui a d’ailleurs remporté un succès considérable à l’époque) méprise ouvertement les femmes, et cela avec une constance, une morgue, un esprit de sérieux, un esprit de système, même, qui peuvent devenir lassant. Ce narrateur est un auteur adulé, mais fatigué par les lettres de femmes qui l’admirent et qui s’offrent à lui. Il refuse de répondre à la plupart des courriers, mais il s’abaisse à le faire, de temps en temps, et même à rencontrer ces femmes auxquelles il accorde, parfois, mais rarement, de coucher avec elles (encore que ça n’ait pas l’air de le réjouir, ni de lui réussir vraiment).

Certes, le narrateur, Costals, n’est pas l’auteur - Montherlant tient à le préciser en préambule. Et je ne suis pas du genre à instruire le procès d’écrivains au nom du politiquement correct, l’auteur ayant à mon avis à peu près tous les droits pour peu qu’il s’agisse de fiction. Mais la détestation des femmes est ici tellement obsessionnelle, et le narrateur ressemble tellement à l’auteur (par sa position d’écrivain reconnu, par son sens de l’honneur et de la droiture) qu’il est inévitable d’en être un gêné.

« Un jour, Costals lui avait dit :
- Si j’avais eu le malheur d’avoir une fille, j’aurais eu le feu au derrière tant qu’elle n’aurait pas été casée, et plus encore si elle n’avait pas eu de fortune. Les parents sont bien fiers d’avoir produit un lardon, et le trompettent à tous les vents, mais lorsqu’il s’agit de l’élever avec un peu d’intelligence, adieu.
» (Le livre de poche, page 66)

Le livre n’est pas si vieux, pourtant – 1936. Et il y a quelque chose de très étrange à constater que le narrateur tient les différences hommes-femmes pour des différences de nature, parfaitement susceptibles d’être circonscrites dans quelque belle page d’analyse psycho-naturaliste. De normes sociales, d’Histoire, de situation, comme dirait Sartre, il n’en est pas question. Certes, il y a des féministes aujourd’hui pour clamer à nouveau l’existence de natures masculine et féminine, nettement marquées. Mais je ne suis pas certain que cela soit une avancée…

J’ai beaucoup de plaisir, pourtant, à disserter pendant des heures sur les différences de comportement entre les hommes et les femmes. Et il y a des misogynies qui m’amusent, chez certains écrivains – les pointes de Houellebecq contre les féministes, par exemple, ont de quoi faire sourire. Mais celle de Montherlant m’a semblé grossière, en fin de compte.

« Voyons, ma chère, voyons ! Calmez-vous ! Si les femmes savaient tout ce qu’elles perdent avec leurs pleurnicheries ! Il faut qu’un homme soit un saint pour, les voyant blessées, ne pas avoir envie de les blesser davantage. Mais je suis ce saint. Bien que… Une femme doit sans cesse être éclairée (je veux dire : il faut qu’on soit toujours à lui expliquer quelque chose), éclairée, ménagée, consolée, dorlotée, apaisée. Je n’ai pas, à vrai dire, cette vocation de garde-malade, ou de manutentionnaire en caisses de porcelaine. » (page 95)

Mes réserves concernant ce livre tiennent aussi au fait que je n’y ai pas trouvé la beauté stylistique qu’on m’y avait promise. Montherlant écrit bien, mais ses propos sont si tranchés qu’ils ont quelque chose d’insatisfaisant. On est loin de la riche sensualité d’une Colette, de la souplesse et des nuances d’Aragon. Lui aussi préférait les jeunes garçons ! Mais il parlait des femmes avec une sorte de grâce langoureuse à côté de laquelle les postures hiératiques de Montherlant me semblent assez ridicules.

« Plus tard, elle avait longtemps collaboré à la petite correspondance des journaux de modes, qui est pour les jeunes filles un ersatz d’homme, comme le chienchien est pour les femmes un ersatz d’enfant. Cette correspondance avait cessé quand elle s’était mise à écrire à Costals. » (page 62)

Quant aux passages tenus pour misanthrope, censés rattraper la misogynie, en quelque sorte, ils sont aussi réducteurs que le reste et je ne trouve pas que le passage suivant, par exemple, soit particulièrement fin, ni particulièrement réjouissant pour le lecteur (il s’agit de la satire d’un public d’opéra, certes assez bien vue, mais pas follement originale) :

« Des porcs à binocle feignaient que le moindre chuchotement dans la salle leur gâchât leur extase. Des porcs à lunettes se penchaient vers leur lardonne (car on voyait dans la salle des enfants de six ans, amenés là sans doute en punition de quelques fautes très grave), pour lui signaler tel passage sacrosaint, afin qu’elle sût une bonne fois que c’était là qu’il fallait être émue. Beaucoup de femmes, comme la voisine de Solange, pensaient qu’il serait inconvenant de se tenir ici autrement que les yeux fermés. » (page 196)

Une déception, en somme. Le théâtre de Montherlant m’avait intéressé, à défaut de me séduire. Ses Jeunes Filles me paraissent terriblement vieillies, terriblement guindées… Simone de Beauvoir s’était fait un malin plaisir, dans Le Deuxième Sexe, de relever toute une série de phrases terriblement misogynes chez Balzac, Nietzsche ou d’autres… Nul doute qu’elle aurait fait son miel de ce roman (mais peut-être l’a-t-elle fait), par exemple avec ces quelques sentences :

« La femme est faite pour un homme, l’homme est fait pour la vie, et notamment pour toutes les femmes. La femme est faite pour être arrivée, et rivée ; l’homme est fait pour entreprendre, et se détacher : elle commence à aimer, quand, lui, il a fini ; on parle d’allumeuses, que ne parle-t-on plus souvent d’allumeurs ! » (page 147)

Restent quelques belles digressions d’analyse psychologique, et notamment celle-ci sur le bonheur (étendue sur dix pages) :

« Ce qu’il y a de plus frappant dans la conception que l’homme – le mâle – se fait du bonheur, c’est que cette conception n’existe pas. Il y a, d’Alain, un livre intitulé : Propos sur le bonheur. Mais, à aucun endroit de ce livre, il n’est question du bonheur. Cela est tout à fait significatif. La plupart des hommes n’ont pas de conception du bonheur. (…) La femme, au contraire, se fait une idée positive du bonheur. C’est que, si l’homme est plus agité, la femme est plus vivante. (…) Cette idée positive que les femmes se font du bonheur, et cette exigence qu’elles ont vis-à-vis de lui, viennent sans doute de l’état d’insatisfaction qui est leur loi. » (page 142)

Je me suis moi-même souvent demandé comment je pouvais passer d’une conception négative du bonheur (l’absence de malheur) à une conception substantielle (le bonheur se mesure, se ressent…). Mais je n’aurais pas eu l’idée d’en faire une question de différence des sexes…

lundi 4 juillet 2011

Comment dire la vérité peut détruire une famille (Le chagrin, Lionel Duroy)



Le narrateur du Chagrin ne s’appelle pas Lionel Duroy, mais on comprend vite tout ce qu’il doit à l’auteur. Celui-ci transpose dans ce long roman l’histoire de sa propre famille, telle qu’il l’a vécue lui-même et telle qu’il l’a finalement influencée : car il annonce dès les premiers chapitres que son projet de mettre sur papier ses souffrances d’enfant ballotté dans une famille déstructurée (la mère, très dure, fait payer à ses enfants l’inconséquence d’un père courant après les petits métiers pour rembourser les dettes), lui vaudra une rancœur tenace de la part de ses frères et sœurs, qui ne lui pardonneront jamais d’avoir exposé au grand public de telles blessures.

A la douleur d’avoir vu sa propre enfance fracassée par la misère et le désamour, s’ajoute donc pour Duroy celle de voir ses proches s’éloigner de lui parce qu’il a eu le malheur, non pas d’exagérer ou de déformer la vérité, mais de la dire.

Il ne règle pourtant pas de compte avec sa famille. Il se contente de raconter par le menu les difficultés qu’ils ont traversées, et le livre vaut moins pour le récit, touchant et fort, des aléas familiaux, que pour l’approche de ce mystère douloureux : pourquoi donc exposer la vérité peut-il vous valoir des haines si tenaces ? Pourquoi en vouloir davantage à celui qui parle qu’à celui qui commet des infamies ?

Duroy n’apporte pas de réponse, il se contente de donner la pleine mesure du désastre. Et si le style du livre n’est pas très ambitieux, l’émotion est palpable. C’est un long livre, un très long livre, mais il se lit avec autant de passion qu’on en met à l’écoute des confidences d’un bon ami.

« Bonjour, mon petit, dit-elle. Je t’attendais.
Notre mère tremble légèrement en m’embrassant.
- Maman, je suis venu te voir pour te dire que je vais publier un livre.
- Ah.
- Je voudrais t’expliquer une chose : quand j’étais enfant, puis adolescent, j’ai tout supporté de toi. Je n’avais pas vraiment les moyens de me protéger, ni de me défendre, et papa ne nous a pas beaucoup aidés de ce point de vue. Ca n’a pas été facile, je suppose que tu t’en souviens. Aujourd’hui que je suis un homme, tout cela pèse sur ma vie, et ce livre est salvateur pour moi. Je sais qu’il n’est pas agréable pour toi, c’est un euphémisme, mais je te demande de le supporter comme je t’ai supportée, toi.
- Tes frères et sœurs m’ont dit que c’était une mise à mort.
- C’est en tout cas ce que je retiens de notre enfance. Je pensais qu’ils s’y reconnaîtraient, mais je me suis trompé, alors je vais dire : c’est ce que je retiens de mon enfance. Tu ne le sais pas, je ne te l’ai jamais dit, mais j’essaie d’écrire ce livre depuis bientôt dix ans. Qu’il existe enfin est une victoire pour moi, sur toute la merde dans laquelle nous avons grandi, pardon, dans laquelle j’ai grandi. C’est sans doute idiot, mais je me sens moins abattu et moins humilié maintenant que ce livre est là. Peut-être que je vais pouvoir regarder le monde différemment, je ne sais pas.
- Au prix de notre humiliation. Il paraît que tu nous traînes dans la boue…
- Tu sais, mon vieux, intervient Toto, je ne crois pas que la vengeance ait jamais guéri qui que ce soit de quoi que ce soit.
Il se mord le gras du pouce, tandis que notre mère, les bras croisés, retient l’envie de me sauter au visage, de m’insulter peut-être, parce qu’elle a compris que je n’allais pas céder.
- Réfléchis bien avant de commettre l’irréparable, reprend Toto.
- J’ai bien réfléchi.
- Eh bien en ce cas, mon petit, fais comme tu l’entends, décrète notre mère en se levant.
- Oui, c’est ce que je vais faire. Au revoir, maman.
- Adieu, mon petit.
- Salut, mon vieux. Je ne te dis pas…
- Non, j’ai compris quelle est votre position, papa. Je voulais simplement vous expliquer la mienne.
»

(Le chagrin, Livre de Poche, page 640)

Le terme d’autofiction tombe en désuétude, aujourd’hui, mais je trouve qu’il convient particulièrement bien à ce que réalise Lionel Duroy : l’expérience sur sa propre vie menée par la fiction, dans le sens où les livres rendent compte d’une expérience et métamorphosent à leur tour l’existence de l’auteur. Dans le cas de Duroy, il s’agirait d’une sorte d’autofiction sacrificielle…

jeudi 23 juin 2011

Simone : Jean-Paul, en plus humain (Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir)


Simone de Beauvoir - interview par caro_76

Livre décidément admirable que ces Mémoires d’une jeune fille rangée (premier volume de l’œuvre autobiographique de Simone de Beauvoir, par ordre chronologique de publication). Elle y raconte son enfance, ses premiers amours, ses premiers éblouissements physiques et intellectuels. Il est fascinant de voir tout ce qu’elle doit à Sartre, mais aussi les qualités qui la distinguent de lui. On retrouve chez elle le sens de la formule de Jean-Paul, sa façon de mêler psychologie, métaphysique et sociologie dans de courtes phrases cinglantes.

Mais si Les Mots peuvent fatiguer le lecteur par leur côté pudding de fulgurances, si le livre du grand maître perd en justesse, en naturel à force de vouloir briller à chaque page, les Mémoires d’une jeune fille rangée, elles, se singularisent par leur fluidité, leur pudeur, leur élégance. On retrouve les repères philosophiques de Sartre, ses réflexes de pensée, ses concepts, mais parfaitement intégrés dans une prose qui paraît couler de source.

Il y a de très belles phrases, par exemple, sur le thème de la temporalité, venant souvent clore de longs paragraphes assez classiques – scènes de famille, portraits psychologiques, comptes-rendus de lecture. Elles brillent alors par leur beauté, comme dans ce passage où Beauvoir évoque sa déception lorsqu’elle voyait, enfant, les personnages de romans dont elle était amoureuse s’enticher d’une femme qu’elle n’estimait pas à leur hauteur :

« Autrefois, lisant Les Vacances de Mme de Ségur, j’avais déploré que Sophie n’épousât pas Paul, son ami d’enfance, mais un jeune châtelain inconnu. L’amitié, l’amour, c’était à mes yeux quelque chose de définitif, d’éternel et non pas une aventure précaire. Je ne voulais pas que l’avenir m’imposât des ruptures : il fallait qu’il enveloppât tout mon passé. »

J’aime vraiment beaucoup cette dernière phrase, aussi belle que suggestive. Elle me rappelle certains articles de Sartre sur la temporalité, par exemple chez Faulkner, dans ses célèbres Situations. Et c’est ce mélange d’exigence conceptuelle et de parfait glissando narratif qui me semble précieux chez Beauvoir : je vois vraiment dans son œuvre, aujourd’hui, comme un exemple à suivre, rêvant de connaître dans ma vie quotidienne sa force, sa foi dans l’existence, sa confiance dans les pouvoirs de l’intelligence et de l’action – un idéal difficile à atteindre, forcément, mais dont Beauvoir offre une illustration convaincante.

lundi 13 juin 2011

Un Juif chez les goys, un goy chez les Juifs (Frédéric Chouraki, Philip Roth)

Chez les auteurs que travaille leur identité juive (et qui mettent volontiers en scène les questionnements que cela provoque), on rencontre inévitablement la scène-type de la confrontation avec les goys.

Le tour peut être comique (et volontiers grotesque), comme chez Frédéric Chouraki dont les romans aiment dresser le portrait d’un narrateur revendiquant son identité juive, sans oublier de s’en amuser. Dans La Guerre du Kippour, le garçon présente à ses parents, très portés sur le respect des coutumes, son ébouriffante maîtresse, Popeline, une jeune femme rousse au caractère bien trempé. La rencontre fait bien sûr des étincelles, comme dans cette page où Popeline ne masque pas sa débordante sensualité devant le parterre de Juifs pratiquants :

« Popeline, lascive, se languit de plus belle. Le monde est pour elle une scène qu’il convient d’embrasser. Maintenant qu’elle est parvenue à capter l’attention, elle est bien décidée à pousser son avantage. Les monstres sans cou, dessillés, reluquent cette étrangère à la séduction ostentatoire. Ils la désirent de toute leur perversité polymorphe. David fulmine encore à cause de mes méfaits. Pour lui, je suis l’incorrigible. Popeline, il en est certain, est la nouvelle roquette affûtée en vue de l’éclipser. Lui qui suit scrupuleusement tous les commandements, dont les enchères à la synagogue lui valent le respect des autorités, qui n’a jamais trompé Myriam malgré l’avachissement des chairs et la vacuité exponentielle des échanges conjugaux, ne sera-t-il jamais payé de retour ? Le judaïsme édicte-t-il des règles contraignantes pour mieux mettre en valeur ses transgresseurs ? » (La guerre du Kippour, page 87)

Chez Philip Roth, dont toute l’œuvre est imprégnée par la question douloureuse de l’identité juive – même chez les Juifs qui s’estiment aussi éloignés que possible de leurs racines – la confrontation prend volontiers un tour dramatique, comme dans la brillante Contrevie, l’un de ses livres les plus réussis à mon goût. Le narrateur, qui trouve ridicule son frère parti vivre en Israël, se trouve confronté à l’antisémitisme de la bourgeoise britannique, antisémitisme dont il ne pensait pas qu’il était si virulent et dont il n'imaginait pas souffrir à ce point. L'hostilité latente de la part de sa belle famille l’oblige à reconsidérer l’amour qu’il porte à sa belle Anglaise. Ce faisant, il règle ses comptes avec la religion catholique, comme dans les passages suivants, particulièrement éloquents :

« Ça ne rate jamais. Je ne me sens jamais aussi juif que quand je suis dans une église et que l’orgue se met à jouer. Je peux bien éprouver un certain décalage au mur des Lamentations, je n’y suis pas un étranger ; sur la touche, mais pas derrière la porte ; et la plus ridicule, la plus désespérée des aventures me sert à jauger plutôt qu’à rompre mon affiliation avec un peuple auquel je ne pourrais pas moins ressembler. Entre moi et la pratique chrétienne, au contraire, il y a un infranchissable fossé de sentiment, une incompatibilité naturelle totale. J’ai les émotions d’un espion dans le camp adverse, et je crois être en train d’observer les rites mêmes qui incarnent l’idéologie à l’origine de la persécution et des mauvais traitements infligés aux Juifs. » (La Contrevie, Folio, page 357)

« A quoi ça sert, tout leur bazar ? A quoi ça leur sert, ces mages, et tous ces chœurs angéliques ? Comme si la naissance d’un enfant n’était pas assez extraordinaire en soi, et même plus mystérieuse sans ce bazar. Quoique pour moi, franchement, ce soit à l’occasion de Pâques que le christianisme se laisse le plus dangereusement capter par le miracle, la nativité m’a toujours semblé à peine moins vulgaire dans cette façon qu’elle a de combler le besoin le plus infantile. Les bergers à auréole, les cieux étoilés, les saints anges et le giron d’une vierge, l’incarnation ici-bas sans s’essouffler, sans gicler, sans les odeurs et les sécrétions, sans la satisfaction fauve du frisson de l’orgasme – en voilà du kitsch sublime et infâme, avec son dégoût fondamental du sexe. » (La Contrevie, page 360)

Réfléchissant à ce qu’il en est dans l’œuvre de Woody Allen, je ne me souviens pas de scène décrivant explicitement cette confrontation Juifs-goys, sinon peut-être sous la forme d’une paranoïa diffuse, d’une angoisse perpétuelle.

mardi 31 mai 2011

Le remords n'existe pas (Apocalypse Bébé, de Virginie Despentes)


Despentes : "les hétéros s'emmerdent" par asi

Il n’est pas courant de rapprocher les œuvres de Despentes et d’Angot, mais je trouve qu’il y a dans le dernier Despentes, Apocalypse Bébé (Grasset, 2010), des accents que ne renierait sans doute pas l’auteur de L’Inceste. Je pense notamment aux meilleures pages de ce livre, à mon goût, celles qu’on pourrait définir comme relevant d’un certain réalisme social et dressant le portrait de personnes émouvantes par leurs défaites, leurs combats vains, leur difficulté à vivre.

Le tout premier paragraphe du roman, par exemple, donne le ton :

« Il n’y a pas si longtemps de ça, j’avais encore trente ans. Tout pouvait arriver. Il suffisait de faire les bons choix, au bon moment. Je changeais souvent de travail, mes contrats n’étaient pas renouvelés, je n’avais pas le temps de m’ennuyer. Je ne me plaignais pas de mon niveau de vie. J’habitais rarement seule. Les saisons s’enchaînaient façon paquets de bonbons : faciles à gober et colorés. J’ignore à quel moment la vie a cessé de me sourire. » (Apocalypse bébé, page 11)

J’ai trouvé très bonnes aussi les pages décrivant le parcours de François, dont la fille Valentine a disparu. (Il engagera des détectives pour la retrouver, notamment la Hyène, lesbienne brutale et charismatique ne reculant devant aucune méthode). François pourrait être présenté comme l’archétype du romancier courant après le succès, toute sa vie, sans jamais y parvenir :

« Il avait eu quelques petits succès, rien de vulgaire, rien de trop. Remarqué, mais pas de prix. Il n’avait pas trente ans, il était convaincu qu’un jour il aurait son Goncourt. Il ne doutait de rien. Il ne se doutait de rien. Il comptait les voix en rédigeant ses œuvres. Auteur Seuil, il avait été sur les listes, trois fois. Toujours raté. Toujours un autre. On lui disait que ça ne servait à rien de l’avoir trop jeune. Il le prenait avec panache. Il ignorait que c’était déjà ça, son heure de gloire, rien que ça. » (page 40)

C’est dans ces pages que je retrouve le ton d’Angot, du moins dans ses romans que je préfère, ceux que la critique accueille moins bien parce qu’ils sont plus classiques mais que je trouve plus forts pour cette raison, des romans qui décrivent des situations rudes mais avec un souffle, un sens du rythme parfaitement maîtrisés. Je pense notamment aux Désaxés.

Paradoxalement, les passages plus trash d’Apocalypse bébé m’impressionnent moins, peut-être parce qu’ils me font l’effet d’être plus « faciles » et qu’on a parfois du mal à y croire. La chute du roman, notamment, ne m’a pas convaincu. Cette scène de terrorisme, que Despentes a manifestement éprouvé du plaisir à écrire, fait trop penser à la fin de Plateforme, de Houellebecq, et ne souffre pas la comparaison avec un autre maître du genre, DeLillo, qui a véritablement posé les bases de la « littérature sur le terrorisme ».

La partie consacrée à Yacine, un personnage secondaire qui croise le chemin de Valentine, est d’une violence surprenante, malgré tout, et renvoie mes maigres digressions sur le sujet, dans Azima la rouge, au rang de littérature pour curés de campagne.

« Il se demande qu’est-ce qu’elles foutent les mères, pendant ce temps. Encore en train de se peindre la face, elles ne savent même pas se maquiller, tant qu’à être des putes elles pourraient au moins faire un effort, apprendre à s’arranger. Mais même ça, être des salopes correctes, c’est au-delà de leur force. Torcher leurs gosses, c’est trop leur demander, être belles, c’est trop leur demander. Elles ne savent rien foutre. Et celles qui se mettent en mode foulard ne valent pas mieux que les autres. Elles friment tout ce qu’elles veulent à la sortie des écoles, la bande à Dark Vador, jamais ça ne fera d’elles de bonnes croyantes. Rentrées chez elles, elles sont des chiennes, des feignasses et des ignorantes. Pas étonnant que plus tard les gamins deviennent les racailles qu’il croise tous les jours. Sa mère à lui ne les a jamais laissés traîner toute la journée dans les escaliers. Chez lui, ça ne se passait pas comme ça. Même s’il n’y avait pas de bonhomme à la maison, elle sortait le ceinturon et personne ne mouftait. Maintenant, il est un homme, si quelqu’un sort le ceinturon, c’est lui. »

Mon passage préféré dans le roman développe une idée à laquelle je suis très sensible depuis longtemps, une idée qu’il m’est arrivé d’évoquer d’ailleurs sur ce blog, l’idée que le remords, au fond, n’existe pas… C’est vraiment ce genre de page qui donne toute sa force aux œuvres de Despentes.

« Hors les romans, elle n’a jamais vu de criminel en larmes demandant sincèrement pardon. Les histoires se ressemblaient toutes : le coupable se souvient de l’humiliation, la blessure, la terreur qui a présidé à sa décision de tuer. Ce qu’on lui a fait, à lui. Puis il y a un trou, dans sa narration. Il raconte, juste ensuite, l’injustice du traitement qu’on lui inflige, quand on le cherche pour le faire payer. Personne n’a jamais rien fait de mal. Cet espace du réel où il a tué, torturé, massacré n’existe que pour la victime, si elle a survécu au drame. Ceux qui exprimaient des remords, c’était toujours dans l’espoir d’adoucir la décision du tribunal. » (page 227)

mardi 24 mai 2011

Effets de style et neutralité chez Guibert (Mes parents)



Ce qu’il y a de fort dans Mes parents, de Hervé Guibert, c’est la grande neutralité du ton qui, appliquée à une matière incandescente, en multiplie les pouvoirs évocateurs. Il y a de longues pages faites de phrases courtes énonçant des faits simples mais qui, cumulés, dessinent de spectaculaires destinées, comme dans ce passage (la fin d’une longue page) où Guibert propose un des portraits possibles du couple de ses parents :

« (…) Elle s’est acheté un collant noir épais. Elle se rend compte qu’elle est encore souple. Elle fait des sauts de lapin. Une fois par mois le club organise une fête, avec un buffet garni et une projection de film. Ils trouvent ça sympathique. Ils se lient avec d’autres couples mais refusent toute invitation personnelle, « pour ne pas avoir à rendre », « pour ne rien devoir à personne ». Puis en lisant une annonce dans un journal, il décide de maigrir en appliquant la méthode Weight-Watchers. Il achète une petite balance et elle doit lui peser tous ses aliments avant de les faire cuire. Il arrête le régime car il s’aperçoit que perdre du poids lui donne un visage inquiétant, presque osseux. Ils rangent la petite balance au fond du buffet. Ils lui disent qu’ils ont peur du communisme, peur de ne pas toucher leur retraite, peur d’être renvoyés dans des camps de vieillards, peur peut-être même d’être séparés l’un de l’autre. » (Mes parents, Folio, page 113)

Cette neutralité me fait penser à l’écriture blanche d’Annie Ernaux, qui ressemblait à celle de Camus dans L’Etranger, même si les projets différaient évidemment beaucoup.

Dans le cadre de cette neutralité, le moindre effet de style (phrase plus longue, absence de ponctuation, anacoluthe…) prend un relief particulier, signalant un trouble puissant, une distorsion du sens.

A mesure que le livre approche de sa fin, les scènes raccourcissent, le trait se fait plus dense, les remarques plus cinglantes, et l’émotion naît de ce rétrécissement très progressif vers une sorte de chute hallucinée. Voici le dernier paragraphe, séparé par un blanc :

« Le père partit en mer et se livra à la tempête, son chapelet autour du cou. Il se décharna. Un squelette barrait son bateau, un chapelet en écharpe. »

C’est fou comme l’économie de moyens fait parfois d’un livre une petite œuvre infiniment plus forte qu’un pavé prétendument génial.