La littérature sous caféine


vendredi 31 octobre 2008

Maître Yoda en Indochine (Marguerite Duras, L'Amant de la Chine du Nord)



Si j'ai bien compris, c'est après avoir marqué son désaccord à propos du travail de Jean-Jacques Annaud sur L'Amant que Marguerite Duras a décidé d'écrire L'Amant de la Chine du Nord, reprise de la même histoire mais avec un ton nouveau. Duras insiste notamment sur la dimension cinématographique de l'oeuvre : souvent la narratrice intervient dans le livre pour commenter la succession des images, ce qu'il faut voir, ce qu'on sait ou ne sait pas.

Les premières pages du roman ressemblent au commentaire en temps réel d'un film qui serait celui que tournerait Duras de son propre roman.

"La mère est couchée.
Elle ne dort pas.
Elle attend son enfant.
La voici. Elle vient du dehors. Elle traverse la chambre. Peut-être reconnaît-on sa silhouette, sa robe. Oui, c'est elle qui marche vers le fleuve dans la rue droite le long du parc.
Elle va vers la douche. On entend le bruit de l'eau.
Elle revient
." (Extrait de L'Amant de la Chine du Nord, Folio, p 24)

C'est une écriture envoûtante, indéniablement, très incantatoire, un peu comme si Duras s'émerveillait constamment de la simple présence des choses, et de sa présence aussi, sa présence d'écrivain.

Et pas n'importe lequel, pourrait-on dire : car Duras me donne souvent l'impression d'être très consciente de son talent, de son pouvoir évocateur. Certaines de ses phrases sont simples à l'excès, comme si l'auteur génial qu'elle était s'abaissait à déposer par toutes petites touches des aperçus de son génie, sans l'accomplir tout à fait.

C'est plus frappant encore avec certains de ses tics d'écriture : une tendance à l'a-grammaticalité, d'une part, c'est-à-dire à faire des phrases qui s'allongent, tout à coup, et se permettent des ruptures de structure et de sens...

"Elle, elle est restée celle du livre, petite, maigre, hardie, difficile à attraper le sens, difficile à dire qui c'est, moins belle qu'il n'en paraît, pauvre, fille de pauvres, ancêtres pauvres, fermiers, cordonniers, première en français tout le temps partout et détestant la France, inconsolable du pays natal et d'enfance, crachant la viande rouge des steaks occidentaux, amoureuse des hommes faibles, sexuelle comme pas rencontrée encore. Folle de lire, de voir, insolente, libre." (Folio, p36)

... d'autre part un certain goût, plus rare, pour les inversions dans l'ordre des mots, du type : "Belle cette femme est." C'est poétique, c'est aérien, mais j'ai du mal à ne pas penser à la manière dont s'exprime Maître Yoda dans Star Wars (je doute cependant que Duras ait été voir la trilogie...)

Il y a un autre tic d'écriture chez elle (il faudrait sans doute l'appeler trait stylistique) qu'à vrai dire je ne m'explique pas : celui qu'on repère par exemple à la page 45 : "Ils se regardent. Il est pour dire qu'il ne comprend pas..." Anglicisme ? Décalque du Chinoins ? Formule personnelle ? Je ne trouve pas ça très heureux, mais peut-être cela participe-t-il de la "petite musique" (comme on a pu l'écrire de Sagan) propre à Duras.

Au final, je suis à la fois très admiratif de ce talent qu'a eu Marguerite Duras pour imposer ce ton si particulier, cette manière très inspirée (presque mystique) de voir les choses (quelques pages splendides en prime)... Et assez dubitatif, malgré tout, devant cette oeuvre qui me fait l'impression d'être saturée d'elle-même...

vendredi 24 octobre 2008

Les choix de vie alternatifs (Russel Banks / Guillaume Dustan)



Passé trente ans, les vies de ceux qui vous entourent se ressemblent. Les trentenaires sont heureux, posés dans l'existence. Ils empruntent des chemins si balisés : mariage, enfants, quelques voyages, travail presque agréable, du sport et des amis (parfois des maîtresses, mais on en apprend finalement peu sur ses propres amis).

Je n'aurais même pas l'idée de le critiquer, mais il m'arrive d'éprouver une certaine mélancolie. Comment donc s'organiser une vie qui sorte un tant soit peu du cadre ? Comment ne pas, dans cette tentative, renouer tout simplement avec les expériences de nos aînés - et se condamner au ridicule, ou à une mélancolie plus forte encore ?

C'est sans doute parce que je m'interroge fortement en ce moment sur certaines nouvelles directions à donner à ma vie que j'ai dévoré la première partie du roman de Russel Banks, tout juste sorti en poche, American Darling (Russel Banks, excellent romancier américain à qui l'on doit par exemple Affliction, d'ailleurs adapté avec brio au cinéma) : on y découvre le parcours chaotique de la protagoniste dans les milieux d'extrême gauche des années 60 (elle croise les fameux Weathermen, sujet d'un documentaire récemment réédité au cinéma), avant sa fuite au Libéria, où elle s'engagera pour la défense des chimpanzés.

"A l'université, Zack avait donc un fort penchant pour des filles de la classe moyenne noire ou pour des filles juives - n'importe qui pourvu qu'elle ne soit pas comme maman. De mon côté, je n'étais attirée que par des garçons de la classe moyenne noire ou par des garçons juifs - n'importe qui pourvu qu'il ne soit pas comme papa. Par conséquent, tout acte sexuel entre Zack et moi ressemblait trop à un inceste pour produire en nous autre chose que de l'anxiété." (Extrait de American Darling, p 67)

C'est pour cette raison sans doute aussi que je m'amuse tant à relire certains livres de Guillaume Dustan, comme Génie Divin (J'ai Lu) : quand j'avais découvert cet auteur il y a dix ans j'avais trouvé sa plume assez faiblarde. Aujourd'hui je suis précisément accroché par son côté clinquant, provocateur, destructeur, revanchard, hargneux, défonce et hard sex... Non pas que je veuille me faire fist-fucker dans les backrooms du Marais, mais je deviens très sensible à cette façon de revendiquer une vie résolument à contre-courant (même si Guillaume Dustan, dans Génie Divin, se met à rêver souvent que tout le monde adopte le même genre de vie que la sienne).

Il s'était fait beaucoup d'ennemis au début des années 2000 quand il avait défendu l'idée du barebacking (l'amour sans capote, même quand on se sait séropositif). Je ne me sens pas qualifié pour donner mon avis sur la question, mais les textes en question, dont on retrouve justement certains dans Génie Divin, fleurent bon l'énergie primale, la rage et la sueur. En littérature, c'est toujours bon à prendre...

"Je considère que, depuis la crise du sida, chacun d'entre nous est présumé atteint. Jusqu'à preuve du contraire. Et c'est spécialement vrai dans un contexte homosexuel, quel qu'il soit. Pas seulement en backroom. Partout. Dès lors, une relation non protégée entre adultes consentants, et par conséquents, présumés responsables de leurs actes, signifie que chacun des deux est d'accord pour choper n'importe quoi. Ce qui est le droit le plus strict de chacun. On a le droit de se suicider. Et même, à petit feu. Et dès lors qu'apparaissent les trithérapies, que la terreur s'estompe, il ne faut pas s'étonner que la capote récède (sic) encore." (Extrait de Génie Divin, p125)

"Pendant les quelques mois où tout le monde était hyper drogué et tu avais des supers clubbers, une ambiance idéale j'ai absolument jamais connu ça, et moi je dansais sur le podium pendant six mois quasiment tous les dimanches, je montais sur le podium et je faisais genre une heure, j'étais défoncé. Il a fallu qu'ils me jettent à coup de pied parce qu'à la fin ils en avaient marre de me voir. Je me suis rendu compte que j'avais été tellement heureux dans ces endroits-là, que quand ça s'est arrêté, c'était comme si quelqu'un m'avait quitté, comme si quelqu'un avec qui en plus j'aurais été extrêmement heureux m'avait quitté." (Extrait de Génie Divin, p 92)

vendredi 10 octobre 2008

Curieux de savoir ce que Lévi-Strauss en penserait... (J.M.G Le Clézio, Prix Nobel de Littérature 2008)



Hier, conversation rapide entre profs autour d'un dernier gobelet de café, à propos du Prix Nobel de Littérature tout juste attribué à J.M.G. Le Clézio. Je suis bien le seul à être enthousiaste :

"Vous avez vu ça, chouette, non ? - Oui, c'est vrai... Seulement, moi, j'ai toujours trouvé ça un peu ennuyeux, Le Clézio ! - Ah oui ? (Rires) Tu me rassures ! Ca me fait un bien fou que tu dises ça ! Je n'ai jamais osé le dire ! Jamais ! - Moi non plus ! On n'est pas les seuls, alors... - Moi aussi, j'ai toujours lâché ses livres après la page 50 ! - J'en connais un qui fait 80 pages, ça devrait t'aller ! - Tu me donneras le titre..."

"Hello ! Bonjour la compagnie ! Vous parlez de Le Clézio ? Franchement, qu'est-ce qu'il est chiant ! J'étais énervée, ce matin... J'en ai marre de tous ces auteurs qui donnent à fond dans la mauvaise conscience occidentale... Non mais franchement, y'en a marre de ce mythe du bon sauvage... Il est en plein là-dedans, lui ! J'ai lu L'Africain, et il arrête pas de décrire des enfants aux pieds nus, s'extasiant qu'on puisse courir à poil dans la nature ! Il nous refait du Rousseau en continu, faut arrêter !"

Une nouvelle fois, je suis un peu surpris par la tournure que prennent certaines conversation de salle des profs... Depuis des années, en tout cas, on entendait dire que le nom de Le Clézio circulait sur les listes de nobélisables (j'entends aussi souvent le nom de Haruki Murakami, pour le Japon, même si je serais étonné qu'il l'obtienne).

En relisant Raga, le petit livre qu'il a publié au Seuil en 2006, retraçant avec poésie l'histoire de certaines îles d'Océanie, notamment depuis les désastres du 19è siècle, je suis effectivement frappé d'une part par la délicatesse de l'écriture, toute en retenue, toute en discrétion, d'autre part par la prégnance de ce thème de civilisations qui s'effacent, ou qui souffrent, au contact des Occidentaux. On ne peut pas vraiment dire que Le Clézio donne ici dans le mythe du bon sauvage, puisqu'il relève des faits précis, qu'il se documente, et qu'il va voir sur place pour rendre compte de certaines réalités.

Cela me rappelle le constat désabusé que faisait Lévi-Strauss dans son célèbre Tristes Tropiques : il y expliquait par exemple qu'il était illusoire, désormais, de croire qu'on pouvait accéder à des civilisations "vierges" de tout contact avec la modernité. Il fallait se faire une raison. Mais Le Clézio, tout au long d'une carrière jalonnée par d'innombrables romans, paraît avoir voulu prouver le contraire : en tout cas chercher par le miracle de la fiction à renouer avec certaines formes d'archaïsmes, à épouser la manière de penser de peuples méconnus, à retrouver le sens d'une poésie, d'un bonheur que la civilisation condamne (j'espère ne pas faire de contresens, à propos d'une oeuvre dont je n'ai lu qu'une faible partie).

Le jury du Nobel a d'ailleurs salué chez l'écrivain "l'explorateur d'une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante".

(Je me rappelle avoir parlé sur ce blog du très beau livre L'Africain, portrait de son père et rappel de quelques souvenirs lointains de son enfance)

Le passage suivant de Raga me paraît particulièrement représentatif de son oeuvre :

"Ilamre, c'est le "village en l'air".
Pour qui vient de la côte, cette frange de contact avec l'Occident industriel, zone de délabrement physique et culturel, ciment des appontements rongé par le sel, vestiges de la soi-disant grandeur impériale, (...), cahutes où les plaques de zinc et les parpaings ont remplacé les murs de bambou tressé, avec sur tout cela l'air d'ennui qui flotte sur toutes les frontières du monde, l'arrivée dans les hauts ressemble à l'entrée au paradis
." (Raga, Points, page 36)

lundi 6 octobre 2008

Du sexe et de la boue (Jean-Baptiste Del Amo : Une Education Libertine)



Rentrée Littéraire 2008 (2)

Livre étonnant que cette Education Libertine de Jean-Baptiste Del Amo (Gallimard), roman très remarqué par les critiques, et notamment pour son style : il est vrai qu'on est tout de suite saisi par l'ampleur et la qualité de cette prose tout en classicisme, en formules élégantes et précises.

A se demander même s'il ne s'agit pas d'un simple exercice de style, ou même d'un pastiche des auteurs du 18ème ou du 19ème. Le livre regorge d'imparfaits du subjonctif et de termes vieillis, l'intrigue elle-même fait penser aux Liaisons Dangereuses, à Manon Lescaut, avec des clins d'oeil vers Sade ou Rousseau, et se situe d'ailleurs au 18ème : un jeune homme arrive à Paris de sa Bretagne natale et, frappé par le véritable cloaque qu'est la ville, se lance bientôt dans la prostitution masculine et dans la manipulation amoureuse.

Les deux cents premières pages sont essentiellement composées de descriptions de la ville, et de la misère maladorante qui s'y déploie : on dirait vraiment du Zola pour la richesse du vocabulaire et par le véritable tour de force d'étendre les descriptions sur des dizaines de pages, à la seule différence près que le travail de JB Del Amo est plus abstrait, d'une certaine manière : il ne situe pas ses tableaux dans un lieu précis, ou dans une catégorie socio-professionnelle bien définie, mais il tente de saisir l'aspect grouillant de la foule pour lui-même, ou la purulence de la ville dans son ensemble.

Cela donne des choses du genre :

"Dans cette géhenne, la chaleur de l'été collait aux visages comme un masque, drapait les corps de feu, tuait les bêtes qui tentaient de survivre en quelque coin d'ombre, suffoquait les femmes aux poitrines poisseuses. Les glandes sudorales déversaient par flots leurs humeurs. Jaillies d'aisselles velues, elles s'écoulaient des fesses aux flancs puis sur les jambes. Fondue comme du beurre sur les fronts, la sueur piquait aux yeux, répandait son sel aux bouches haletantes." (p13)

Par ailleurs, la première scène de sexe n'arrive qu'à la page 200 ! Surprenant, pour un livre qui parle de libertinage... Les scènes en question seront bien écrites, presque poétiques, mais elles confirmeront l'impression que l'auteur s'amuse avec nous, promène sa plume et ses fantasmes au gré d'une inspiration qui se cherche...

"Le contact du pectoral sous sa paume inonda son corps de concupiscence et, violemment, comme s'il eût senti cet émoi, Etienne porta une main à la chevelure de Gaspard, l'empoigna sans clémence, l'arriva vers lui. Suffoqué, Gaspard chercha la langue chaude, explora les dents, goûta la salive déversée dans sa bouche. Tandis que les mains d'Etienne parcouraient son dos, se glissaient sous sa chemise pour éprouver la texture de sa peau, celles de Gaspard, tremblantes, empoignaient l'ovale de ses fesses. Le désir si souvent réprimé explosa à la seconde même, étourdit son esprit, fit courir à la surface de sa peau un interminable frisson. Enchevêtrés l'un dans l'autre, ils s'effondrèrent sur la couche." (p202)