jeudi 16 décembre 2010
Le pudding de formules (Les Mots, Jean-Paul Sartre)
Par admin, jeudi 16 décembre 2010 à 19:06 :: Littérature française
jean paul sartre 1sur4
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Sartre a été mon premier dieu littéraire. En classe de cinquième je découvrais la Nausée, expliquant dans un exposé devant mes camarades le dégoût qu’inspirait au narrateur la présence toute matérielle, impénétrable, d’une racine dans un jardin public ou même de sa propre main posée sur une table. Plus de vingt ans plus tard, je continue à tenir les analyses de Sartre sur la conscience, l’angoisse et la liberté pour certaines des analyses les plus éclairantes sur le comportement des hommes ou le sens que l’on peut donner à sa vie – bien que j’aie pris conscience de tout ce qu’elles devaient à quelques prestigieux prédécesseurs de Sartre.
Je relis en ce moment Les Mots, cette autobiographie concentrée que certains tiennent pour le meilleur livre de Sartre, son plus beau comme son plus touchant, et je suis frappé par trois choses.
Tout d’abord le sens de la formule. Le style de Sartre fait feu de tous bois pour gonfler chaque page d’impressionnantes séries de jeux de mots, de faux paradoxes, de figures de rhétoriques… C’est brillant, trop brillant, même, les premières pages notamment me faisant l’effet d’un véritable pudding de formules, relativement indigeste. La fluidité se perd quelque peu sous l’amas de traits d’esprit, Sartre donnant l’impression de jouer au grand écrivain. Que cherchait-il à prouver ici ? Les plus belles pages (et il y en a de magnifiques, comme la fameuse description de la bibliothèque du grand-père) sont aussi les plus simples, ou celles qui brodent joliment autour d’une idée unique.
Second sentiment, celui d’une grande force d’ironie… Sartre se moque de toute chose, et notamment de lui-même, fait la satire de tout ce qu’il voit, se montre très lucide sur la fausseté de certaines de ses postures d’enfant. Mais alors, je ne peux m’empêcher de regretter qu’il n’ait pas gardé cette distance vis-à-vis de lui-même tout au long de sa carrière. Pourquoi sourire autant en scrutant sa propre enfance et prendre un esprit de sérieux si plombant, si terrifiant, même, dans chacun de ses combats d’adulte ? Pourquoi ne pas avoir préservé ce réflexe de l’ironie vis-à-vis de soi-même ? Cette évocation de l’enfance sous le signe de l’humour n’est-elle pas la condamnation implicite de toutes les postures prises par la suite ? Si moqueur sur l’enfant, si peu moqueur sur l’adulte… Sartre me fait vraiment l’effet d’un champion de cette mauvaise foi qu’il dénonçait par ailleurs (on en connaît d’autres, des écrivains professant une ironie qu’ils n’appliquent jamais à eux-mêmes). Cela n’ôte rien à mon admiration pour le styliste ou le penseur, mais cela diminue considérablement mon admiration pour l’homme.
Enfin, je suis frappé par l’utilisation qu’il fait des deux points : quasiment une phrase sur deux. J’ai moi-même mis dix ans à me débarrasser de ce que je considérais comme un tic d’écriture, et je me rends compte que l’habitude m’en était peut-être venue après la lecture de Sartre, précisément. J’aurais vraiment tendance à penser qu’il s’agit d’une lourdeur, mais je comprends qu’on puisse défendre cela comme un trait de style. En tout cas, dans ce livre, la fréquence des deux points me semble liée à lavolonté de donner dans la formule que je soulignais plus haut. Démonstration perpétuelle, didactisme, heurts de l’intelligence dissèquant le réel… Dans le genre de l’autobiographie rehaussée de pensée, Beauvoir sera plus gracieuse me semble-t-il.