La littérature sous caféine


lundi 21 février 2011

Flaubert est-il Madame Bovary, oui ou non ? (Jean Dutourd et la vérité romanesque)


Hommage à Jean Dutourd
envoyé par FrenchCarcan. - Regardez plus de vidéos comiques.

De Jean Dutourd, je ne connaissais qu’une poignée d’ articles et un petit livre de souvenirs, que j’ai lu voilà plus de quinze ans - ainsi que des pages que j’ai grappillées ici ou là et que j’ai trouvées enlevées, notamment lorsqu'il s’agissait d’incipits.

Il avait semble-t-il ses admirateurs, comme ses détracteurs, qui lui reprochaient notamment (je pense aux Inrocks) d’être un sévère réactionnaire (ce que paraissait confirmer ses interventions sur Radio Courtoisie).

Aussi je suis assez surpris, me décidant à lire un de ses plus grands succès, Au bon beurre, de découvrir une satire corsée des « Français moyens de droite sous l’Occupation » - c’est du moins ce que je crois décrypter de son projet. On a droit à tous les clichés : antisémitisme, délation, médiocrité crasse, avarice, laideur… Il n’y a pas jusqu’à la couverture qui ne souligne méchamment toute l’horreur que ces personnages nous inspirent : un homme gras, sardonique, avec la même moustache que Hitler, arborant un tablier aux couleurs de la France et faisant le signe nazi… Impossible, en l’occurrence, d’insister davantage sur l’ignominie d’un certain type d’homme.

Dans ces conditions, comment interpréter ce roman ? Dutourd rejetait-il ses personnages avec d’autan plus de hargne qu’il s’y reconnaissait en partie ? A-t-il évolué dans sa carrière ? Est-il possible d’être à la fois réactionnaire, au début du 21ème siècle, et d’accabler de son mépris la figure du lâche et du veule dans la France de Vichy ?

Dans la préface (de loin la meilleure page du livre), Dutourd se plaint d’avoir été accusé de ressembler au crémier collabo qu’il dénonce… Bien curieuse polémique, en définitive, tant le trait de Dutourd me semble dénué de toute ambiguïté (d'autant que lui-même a été résistant et s'est évadé après sa capture). Le problème est même inverse : Dutourd dénonce avec tant de rage que le procédé finit par être louche. Il n’y aurait donc pas complaisance du romancier vis-à-vis de son personnage, mais caricature tellement poussée qu’elle en deviendrait douteuse.

Le premier paragraphe de la préface fait mouche : Dutourd se moque de ceux qui identifient le romancier et son personnage. En l’occurrence, il a raison. Le seul problème, et cela complique singulièrement la donne, c’est que certains de ses écrits annexes ont apporté de l’eau au moulin de ceux qui l’accusaient d’être complice de son personnage.

« Corneille a tué son beau-père puisqu’il a peint Le Cid, et ensuite assassiné sa sœur puisqu’il a écrit Horace. Joli monsieur ! Cervantès se prenait pour un chevalier du Moyen Age car il a fait Don Quichotte. Victor Hugo était bagnard, sinon comment aurait-il eu l’idée de Jean Valjean ? Quand (sic) à Goethe, c’était le diable ; la preuve : il a imaginé Méphisto. » (Au bon beurre, préface)

Quoi qu’il en soit, il me paraît assez sain, en général, de poser comme préalable à la lecture d’un roman le fait que le romancier soit distinct de son personnage (la question ne pouvant jamais être tranchée, en fin de compte, autant prendre au pied de la lettre la mention : roman). N’écoutez pas Flaubert disant « Madame Bovary, c’est moi ! » Ce genre de propos ne réduit-il pas considérablement l’espace de liberté que représente encore le roman ?

jeudi 3 février 2011

Edouard Glissant à Tokyo


Patrick Chamoiseau & Edouard Glissant sur Obama
envoyé par Mediapart. - L'info video en direct.

Edouard Glissant, présenté par l’édition du Monde du 4 février comme « le chantre éloquent de la diversité, du métissage », vient tout juste de décéder. J’aimais certains de ses livres, marqués par une poésie sensuelle et luxuriante qui me rappelait celle de Saint-John Perse.

J’aimais aussi une notion qu’il défendait souvent, celle d’opacité. René de Ceccatty y fait référence dans l’article qu’il consacre aujourd'hui au poète martiniquais dans Le Monde : Glissant défendait le processus de « créolisation », « opposé à toute légitimité autoproclamée, à tout système imposé, à toute identité enracinée dans le refus de l’autre, à tout pouvoir, à toute idéologie. L’ « opacité » même devient une caractéristique positive, en contraste avec « la fausse clarté des modèles universels » ».

Mais ce que je retiendrai surtout de Glissant, c’est ma rencontre avec lui lorsque, à Tokyo, j’étais « chargé du livre » à l’ambassade de France, aux alentours de l’année 2000. Jeune homme alors un peu perdu, très maladroit dans ma gestion des affaires quotidiennes, je l’ai reçu, lui, sa femme et son fils, pour une série de conférences, et nous avons passé quelques jours ensemble dans la capitale japonaise. J'étais chargé de ses déplacements et de l'organisation des journées. Malentendus sur les horaires, impression tenace d’être débordé par l’emploi du temps… J'ai été très reconnaissant à Glissant d’avoir pris le parti de rire de ces contretemps : « Aymeric Patricot, m’a-t-il dit dès le deuxième jour, c’est la catastrophe sympathique… » (ou la catastrophe tranquille, je ne sais plus).

Il se moquait par ailleurs volontiers de mon supérieur, qu’il trouvait prétentieux, et j’avais trouvé ça très drôle – je rencontrerais certains autres auteurs qui manifesteraient beaucoup plus de goût, eux, pour les gesticulations snobs du conseiller culturel que pour les maladresses de son subalterne…