La littérature sous caféine


lundi 2 mai 2011

Les "infâmes salopes" de Stendhal (Souvenirs d'égotisme)



Livre inégal, me semble-t-il, que ces Souvenirs d’égotisme, l’un des deux volumes autobiographiques de Stendhal avec Vie d’Henry Brulard, et plus proche du journal que des mémoires (Son considérable Journal vient d’ailleurs d’être publié chez Folio).

Un certain charme se dégage, certes, de sa liberté de ton, de son énergie, de sa veine satirique. Mais que de passages bâclés ! Et truffés de formules approximatives… Souvent, je ne sais pas s’il s’agit de négligences ou de simples formules vieillies. Beaucoup d’allusions restent obscures faute d’appareil critique suffisant ou d’explications de la part de l’auteur. Résultat, sans doute, d’un texte non relu, non retravaillé (Stendhal préférait ne pas se relire pour ne pas perdre la vérité du texte) et publié de façon posthume.

J’ai quelques scrupules à parler de cette manière d’un livre considéré par beaucoup comme un bijou, mais force est d’admettre que dans la série des quelques journaux ou autobiographies d’écrivains qu’il m’ait été donné de lire, ce livres est l’un des plus frustrants – eu égard au talent de son auteur, bien sûr.

Comme toujours, dans ce genre de texte, c’est une poignée d’obsessions qui se fait jour – ici, le regret de ne pas avoir répondu à certaines avances, le mépris pour la bassesse et le manque d’énergie, la déception de voir que les témoignages d’admiration restent sans écho (« Je fis fiasco par excès d’amour… »), le souci d’ « avoir de l’esprit »…

Et c’est d’ailleurs ce qui fait le seul des bons passages de ce livre, le mélange d’esprit et d’énergie, comme dans ce paragraphes où Stendhal se moque de la jeunesse des salons français :

« Grand Dieu ! Comment est-il possible d’être aussi insignifiant ! comment peindre de telles gens ! Questions que je me faisais pendant l’hiver de 1830, en étudiant ces jeunes gens. Alors leur grande affaire était la peur que leurs cheveux arrangés de façon à former un bourrelet d’un côté du front à l’autre ne vinssent tomber. »

Le passage le plus savoureux, le plus saillant se situe lorsque Stendhal entreprend de raconter une virée chez de misérables et jeunes prostituées anglaises, et bien sûr cela tient au contraste avec la grande correction du style balzacien, par ailleurs. Car on découvre alors une langue plus crue, plus radicale, moins tenue par la morale (plus moderne, en somme ?) :

« Certainement, sans l’idée du danger, je ne serais pas entré ; je m’attendais à voir trois infâmes salopes. Elles étaient menues, trois petites filles avec de beaux cheveux châtains, un peu timides, très empressées, fort pâles.

Les meubles étaient de la petitesse la plus ridicule. Barot est gros et grand, moi gros, nous ne trouvions pas à nous asseoir, exactement parlant, les meubles avaient l’air faits pour des poupées. Nous avions peur de les écraser. Nos petites filles virent notre embarras ; le leur s’accrut. Nous ne savions que dire absolument. Heureusement Barot eut l’idée de parler du jardin
. »

samedi 16 avril 2011

La structure extrême de l'esprit humain (Georges Bataille)



Jusqu'à maintenant, je n'avais pas apprécié Georges Bataille à sa juste valeur... Ses récits ne me touchaient pas, je me lassais de leur outrance. Quant à ses écrits théoriques, comme L'érotisme, j'avais bien tenté de les lire, adolescent, mais je n'en avais rien retenu, déçu par cette prose assez commune, me semblait-il.

Seules émergeaient quelques phrases lumineuses, glanées ici ou là, des phrases si lumineuses qu'elles semblent pouvoir vous accompagner toute votre vie, comme celles-ci, extraites de L'Expérience intérieure :

"Se demander devant un autre : par quelle voie apaise-t-il en lui le désir d’être tout ? sacrifice, conformisme, tricherie, poésie, morale, snobisme, héroïsme, religion, révolte, vanité, argent ? ou plusieurs voies ensemble ? ou toutes ensemble ? Un clin d’œil où brille une malice, un sourire mélancolique, une grimace de fatigue décèlent la souffrance dissimulée que nous donne l’étonnement de n’être pas tout, d’avoir même de courtes limites. Une souffrance si peu avouable, mène à l’hypocrisie intérieure, à des exigences lointaines, solennelles (telle la morale de Kant)"

Et puis, préparant un petit écrit de réflexion sur la littérature, j'ai décidé de lire L'impossible (Editions de Minuit), dont le titre me plaisait et m'intriguait depuis longtemps. C'est un livre déroutant, fait de courts paragraphes de récit (elliptique) et d'hallucinations métaphysiques. On y retrouve la plupart des obsessions de Bataille (la souillure, l'angoisse, la mort, le plaisir) et ce style si particulier porté à un état d'incandescence que je n'avais pas encore trouvé chez lui (ou je n'y avais pas été sensible).

Ce qui me frappe, c'est surtout son étonnante capacité à mettre le doigt sur des points de tension extrême, à paraître exhiber le noeud de nos tragédies les plus intimes.

Et je suis presque terrifié de me rendre compte à quel point certaines de mes propres obsessions littéraires rejoignent les siennes... J'ai déjà été frappé par le fait qu'il ait déclaré vouloir une littérature contradictoire, moi qui suis fasciné par cette notion de contradiction et qui ai écrit un texte intitulé "la littérature de la contradiction". Dans Suicide Girls, j'ai souvent utilisé l'expression d'amour noir pour désigner l'amour des êtres brisés, l'attirance pour le gouffre... Et je la retrouve, telle quelle, dans une des premières pages de ce livre !

"Ce que j'attends de la musique : un degré de profondeur en plus dans cette exploration du froid qu'est l'amour noir (lié à l'obscénité de B., scellé par une incessante souffrance - jamais assez violent, assez louche, assez proche de la mort !)"

Je vais prolonger ma lecture avec la vertigineuse sensation d'entrer dans mon propre esprit... (Cela dit sans prétention, cependant : l'esprit de Bataille, c'est en quelque sorte la structrure extrême de l'esprit humain)

vendredi 1 avril 2011

Journaux d'écrivains : jusqu'où peuvent aller, légalement, les révélations ?


Gimme shelter - The Rolling Stones par musiclivesat

(Vidéo : Gimme Shelter, l'une des chansons les plus impressionnantes des Rolling Stones...)

Poursuivant ma découverte des journaux, je lis les deux volumes de celui de Matthieu Galey, éditeur et critique, disparu jeune (52 ans). C'est un journal moins obsessionnel que beaucoup d'autres, car davantage composé de portraits, d'anecdotes, de souvenirs de voyage (donnant lieu à de nombreuses belles pages, tour à tour satiriques, élégiaques, nostalgiques...) que d'évocations de tourments personnels.

Le plaisir est grand, bien sûr, de découvrir la vie du "milieu des lettres", ses grandeurs et ses mesquineries, d'autant plus que Matthieu Galey pose sur toute chose un regard à la fois ironique et tendre. La plupart du temps, il se contente de décrire les manoeuvres et les coups bas sans vraiment les juger. On découvre une Yourcenar mégalomane et prétentieuse, un Robbe-Grillet fanfaron, une Sarraute enjouée... Galey réserve des piques à quelques oeuvres, notamment celle de Sartre, qu'il estime à plusieurs reprises devoir être "dégonflée" par rapport à celle d'autres auteurs plus modestes, d'apparence mais plus profondes (comme Jules Renard).

A propos de ces anecdotes sur le milieu des lettres, je me demande d'ailleurs quelle est la législation : quelqu'un se retrouvant dans ces pages, annoncées comme autobiographique, peut-il porter plainte (que les pages en question soient diffamatoires ou non) ? A-t-on le droit de refuser d'apparaître dans un tel livre ? Les descendants d'un auteur disparu peuvent-ils à leur tour refuser que ce dernier soit évoqué ? Galey en égratigne beaucoup, des "fausses valeurs littéraires", et j'imagine les grincements de dents que la parution des deux volumes de son journal ont pu provoquer...

mercredi 23 mars 2011

Bonheurs de l'âge mûr



Picasso, les dernières années de sa vie, de plus en plus facétieux, forçant le trait et riant de ses propres débordements d’imagination sexuelle.

Sollers, plus solaire que jamais dans son dernier livre en date, Trésors d'amour, dans lequel il relit Stendhal à la lumière de son propre appétit d'intelligence et de joie.

Colette, sereine et sensuellement attachée au monde, dans son tout dernier livre, Le Fanal bleu, comme dans cette belle page où elle constate les renoncements de la vieillesse sans pourtant s’en attrister : « O découvertes, et toujours découvertes ! Il n'y a qu'à attendre pour que tout s'éclaire. Au lieu d'aborder des îles, je vogue donc vers ce large où ne parvient que le bruit solitaire du coeur, pareil à celui du ressac ? Rien ne dépérit, c'est moi qui m'éloigne, rassurons-nous. Le large, mais non le désert : c'est assez pour que je triomphe de ce qui m'assiège. »

Cette joie qui s'approfondit avec les années, résultat d'une intense quête personnelle ? D'un tempérament fort ? D'une vie tournée vers les arts ? Ou bien simple effet de l'apaisement - les combats qui s'estompent, le sentiment du devoir accompli, le regard ironique porté sur les carrières et les ambitions ?

jeudi 17 mars 2011

Les trois péchés capitaux de Léautaud

J’ai dévoré le premier volume du fameux Journal littéraire de Léautaud. Encore une fois, je suis frappé par l’hypnose que provoquent les journaux d’écrivains : prose parfois banale, souvent répétitive, et pourtant forte de cet effet de réel qui rattrape beaucoup de faiblesses.

Je pense qu’il y a aussi, de ma part, bien sûr, une fascination pour les auteurs eux-mêmes : de quelle manière ils s’en sortent, comment ils s’accommodent des échecs, comment ils s’organisent pour écrire…

Plaisir, aussi, de voir s’animer quelques autres figures du monde littéraire. Léautaud fréquentait, en ce début de 20ème siècle, Valéry, Mallarmé, Goncourt, Gourmont, Schwob, beaucoup d’autres tombés dans l’oubli, et ces pages ont renouvelé mon intérêt pour eux.

Comme dans tout journal, il y a des obsessions qui se dégagent – et il est presque effrayant de voir combien les vies paraissent se résumer à quelques pensées, quelques soucis, quelques plaisirs renouvelés d’année en année. Dans le cas de Léautaud : son peu d’entrain à vivre, son ennui en société, son plaisir à relire Stendhal, ses promenades dans Paris, quelques amitiés (sans lyrisme), quelques intrigues dans le monde des lettres…

Il y a aussi, émaillées dans les 350 pages de ce premier volume, des remarques d’apparence anodine mais qui rendraient sans doute le texte impubliable aujourd’hui… Des notations dispersées, des aperçus de trois aspects de son œuvre qu’on ne lui pardonnerait plus : la misogynie, l’antisémitisme et la pédophilie. Trois pôles inavouables, trois pôles incandescents d’incorrection radicale et condamnable ! C’est presque drôle de les trouver aussi innocemment présentes dans un texte qui les concentre tous les trois. Un siècle a passé, un siècle où des guerres, des révolutions et des lois ont changé la donne, et rien que pour ça, le texte de Léautaud vaut témoignage.

Sur les femmes, par exemple :

« Il n’y a pas à dire : les femmes ont un cerveau à part, sur lequel rien ne prend. Entêtement et médiocrité, les voilà toutes. Elles vivent dans la minute, mais pas plus, ni avant, ni après. Aucune liaison dans le fonctionnement cérébral. Et avec cela, une logique ! Par moments, je pense à m’en aller, à tout planter là. » (page 177)

Un exemple de page satirique (la satire nous donne les meilleures pages de ce journal, avec les passages de nostalgie…), où Léautaud se moque de Mirbeau :

« Pour ce qui est de l’objet précis de ma visite, l’impression que je rapporte n’est pas bonne. J’ai trouvé tout le contraire de Descaves, c’est-à-dire un homme qui fait des phrases, qui parle, mais qui ne vous écoute pas. A part cela, de quoi m’amuser n’a pas manqué. J’ai commencé par remercier Mirbeau de sa bienveillance pour moi, d’avoir ainsi parlé de moi, à plusieurs reprises, sans me connaître. « Mais non, non. C’est moi qui dois vous remercier des heures délicieuses que vous m’avez fait passer. » Première fadeur, flatterie, politesse presque bête, étant donné qu’en face de Mirbeau je suis un tout jeune écrivain. Ensuite : « Ah ! s’il n’y avait que moi, si cela ne dépendait que de moi, il y a longtemps que vous l’auriez eu, le Prix Goncourt. Mais voyez-vous, il y a Descaves… C’est lui qui fait tout, qui décide de tout, c’est inimaginable !... » Etant donné la peine que Descaves a prise de se déranger deux fois pour moi, sans me connaître, et à un an d’intervalle, cette façon chez Mirbeau de me le montrer opposant est plutôt drôle. » (page 355)

lundi 21 février 2011

Flaubert est-il Madame Bovary, oui ou non ? (Jean Dutourd et la vérité romanesque)


Hommage à Jean Dutourd
envoyé par FrenchCarcan. - Regardez plus de vidéos comiques.

De Jean Dutourd, je ne connaissais qu’une poignée d’ articles et un petit livre de souvenirs, que j’ai lu voilà plus de quinze ans - ainsi que des pages que j’ai grappillées ici ou là et que j’ai trouvées enlevées, notamment lorsqu'il s’agissait d’incipits.

Il avait semble-t-il ses admirateurs, comme ses détracteurs, qui lui reprochaient notamment (je pense aux Inrocks) d’être un sévère réactionnaire (ce que paraissait confirmer ses interventions sur Radio Courtoisie).

Aussi je suis assez surpris, me décidant à lire un de ses plus grands succès, Au bon beurre, de découvrir une satire corsée des « Français moyens de droite sous l’Occupation » - c’est du moins ce que je crois décrypter de son projet. On a droit à tous les clichés : antisémitisme, délation, médiocrité crasse, avarice, laideur… Il n’y a pas jusqu’à la couverture qui ne souligne méchamment toute l’horreur que ces personnages nous inspirent : un homme gras, sardonique, avec la même moustache que Hitler, arborant un tablier aux couleurs de la France et faisant le signe nazi… Impossible, en l’occurrence, d’insister davantage sur l’ignominie d’un certain type d’homme.

Dans ces conditions, comment interpréter ce roman ? Dutourd rejetait-il ses personnages avec d’autan plus de hargne qu’il s’y reconnaissait en partie ? A-t-il évolué dans sa carrière ? Est-il possible d’être à la fois réactionnaire, au début du 21ème siècle, et d’accabler de son mépris la figure du lâche et du veule dans la France de Vichy ?

Dans la préface (de loin la meilleure page du livre), Dutourd se plaint d’avoir été accusé de ressembler au crémier collabo qu’il dénonce… Bien curieuse polémique, en définitive, tant le trait de Dutourd me semble dénué de toute ambiguïté (d'autant que lui-même a été résistant et s'est évadé après sa capture). Le problème est même inverse : Dutourd dénonce avec tant de rage que le procédé finit par être louche. Il n’y aurait donc pas complaisance du romancier vis-à-vis de son personnage, mais caricature tellement poussée qu’elle en deviendrait douteuse.

Le premier paragraphe de la préface fait mouche : Dutourd se moque de ceux qui identifient le romancier et son personnage. En l’occurrence, il a raison. Le seul problème, et cela complique singulièrement la donne, c’est que certains de ses écrits annexes ont apporté de l’eau au moulin de ceux qui l’accusaient d’être complice de son personnage.

« Corneille a tué son beau-père puisqu’il a peint Le Cid, et ensuite assassiné sa sœur puisqu’il a écrit Horace. Joli monsieur ! Cervantès se prenait pour un chevalier du Moyen Age car il a fait Don Quichotte. Victor Hugo était bagnard, sinon comment aurait-il eu l’idée de Jean Valjean ? Quand (sic) à Goethe, c’était le diable ; la preuve : il a imaginé Méphisto. » (Au bon beurre, préface)

Quoi qu’il en soit, il me paraît assez sain, en général, de poser comme préalable à la lecture d’un roman le fait que le romancier soit distinct de son personnage (la question ne pouvant jamais être tranchée, en fin de compte, autant prendre au pied de la lettre la mention : roman). N’écoutez pas Flaubert disant « Madame Bovary, c’est moi ! » Ce genre de propos ne réduit-il pas considérablement l’espace de liberté que représente encore le roman ?

jeudi 3 février 2011

Edouard Glissant à Tokyo


Patrick Chamoiseau & Edouard Glissant sur Obama
envoyé par Mediapart. - L'info video en direct.

Edouard Glissant, présenté par l’édition du Monde du 4 février comme « le chantre éloquent de la diversité, du métissage », vient tout juste de décéder. J’aimais certains de ses livres, marqués par une poésie sensuelle et luxuriante qui me rappelait celle de Saint-John Perse.

J’aimais aussi une notion qu’il défendait souvent, celle d’opacité. René de Ceccatty y fait référence dans l’article qu’il consacre aujourd'hui au poète martiniquais dans Le Monde : Glissant défendait le processus de « créolisation », « opposé à toute légitimité autoproclamée, à tout système imposé, à toute identité enracinée dans le refus de l’autre, à tout pouvoir, à toute idéologie. L’ « opacité » même devient une caractéristique positive, en contraste avec « la fausse clarté des modèles universels » ».

Mais ce que je retiendrai surtout de Glissant, c’est ma rencontre avec lui lorsque, à Tokyo, j’étais « chargé du livre » à l’ambassade de France, aux alentours de l’année 2000. Jeune homme alors un peu perdu, très maladroit dans ma gestion des affaires quotidiennes, je l’ai reçu, lui, sa femme et son fils, pour une série de conférences, et nous avons passé quelques jours ensemble dans la capitale japonaise. J'étais chargé de ses déplacements et de l'organisation des journées. Malentendus sur les horaires, impression tenace d’être débordé par l’emploi du temps… J'ai été très reconnaissant à Glissant d’avoir pris le parti de rire de ces contretemps : « Aymeric Patricot, m’a-t-il dit dès le deuxième jour, c’est la catastrophe sympathique… » (ou la catastrophe tranquille, je ne sais plus).

Il se moquait par ailleurs volontiers de mon supérieur, qu’il trouvait prétentieux, et j’avais trouvé ça très drôle – je rencontrerais certains autres auteurs qui manifesteraient beaucoup plus de goût, eux, pour les gesticulations snobs du conseiller culturel que pour les maladresses de son subalterne…

jeudi 16 décembre 2010

Le pudding de formules (Les Mots, Jean-Paul Sartre)


jean paul sartre 1sur4
envoyé par lumierecomune. - Rencontrez plus de personnalités du web.

Sartre a été mon premier dieu littéraire. En classe de cinquième je découvrais la Nausée, expliquant dans un exposé devant mes camarades le dégoût qu’inspirait au narrateur la présence toute matérielle, impénétrable, d’une racine dans un jardin public ou même de sa propre main posée sur une table. Plus de vingt ans plus tard, je continue à tenir les analyses de Sartre sur la conscience, l’angoisse et la liberté pour certaines des analyses les plus éclairantes sur le comportement des hommes ou le sens que l’on peut donner à sa vie – bien que j’aie pris conscience de tout ce qu’elles devaient à quelques prestigieux prédécesseurs de Sartre.

Je relis en ce moment Les Mots, cette autobiographie concentrée que certains tiennent pour le meilleur livre de Sartre, son plus beau comme son plus touchant, et je suis frappé par trois choses.

Tout d’abord le sens de la formule. Le style de Sartre fait feu de tous bois pour gonfler chaque page d’impressionnantes séries de jeux de mots, de faux paradoxes, de figures de rhétoriques… C’est brillant, trop brillant, même, les premières pages notamment me faisant l’effet d’un véritable pudding de formules, relativement indigeste. La fluidité se perd quelque peu sous l’amas de traits d’esprit, Sartre donnant l’impression de jouer au grand écrivain. Que cherchait-il à prouver ici ? Les plus belles pages (et il y en a de magnifiques, comme la fameuse description de la bibliothèque du grand-père) sont aussi les plus simples, ou celles qui brodent joliment autour d’une idée unique.

Second sentiment, celui d’une grande force d’ironie… Sartre se moque de toute chose, et notamment de lui-même, fait la satire de tout ce qu’il voit, se montre très lucide sur la fausseté de certaines de ses postures d’enfant. Mais alors, je ne peux m’empêcher de regretter qu’il n’ait pas gardé cette distance vis-à-vis de lui-même tout au long de sa carrière. Pourquoi sourire autant en scrutant sa propre enfance et prendre un esprit de sérieux si plombant, si terrifiant, même, dans chacun de ses combats d’adulte ? Pourquoi ne pas avoir préservé ce réflexe de l’ironie vis-à-vis de soi-même ? Cette évocation de l’enfance sous le signe de l’humour n’est-elle pas la condamnation implicite de toutes les postures prises par la suite ? Si moqueur sur l’enfant, si peu moqueur sur l’adulte… Sartre me fait vraiment l’effet d’un champion de cette mauvaise foi qu’il dénonçait par ailleurs (on en connaît d’autres, des écrivains professant une ironie qu’ils n’appliquent jamais à eux-mêmes). Cela n’ôte rien à mon admiration pour le styliste ou le penseur, mais cela diminue considérablement mon admiration pour l’homme.

Enfin, je suis frappé par l’utilisation qu’il fait des deux points : quasiment une phrase sur deux. J’ai moi-même mis dix ans à me débarrasser de ce que je considérais comme un tic d’écriture, et je me rends compte que l’habitude m’en était peut-être venue après la lecture de Sartre, précisément. J’aurais vraiment tendance à penser qu’il s’agit d’une lourdeur, mais je comprends qu’on puisse défendre cela comme un trait de style. En tout cas, dans ce livre, la fréquence des deux points me semble liée à lavolonté de donner dans la formule que je soulignais plus haut. Démonstration perpétuelle, didactisme, heurts de l’intelligence dissèquant le réel… Dans le genre de l’autobiographie rehaussée de pensée, Beauvoir sera plus gracieuse me semble-t-il.