La littérature sous caféine


lundi 14 mars 2022

Y aurait-il une école Houellebecq ?

Si l’on devait retenir une seule dimension novatrice de l’œuvre Houellebecq (à part la fréquence des mots « bite », « chatte » et « pénible »), ce serait l’importance des digressions d’ordre sociologique, et leur caractère provoquant – une certaine nonchalance dans la manière d’asséner des propos dérangeants. Parmi les épigones, un nouveau venu me paraît être Tom Connan. Dans « Radical » (Albin Michel, 2020), il avait eu le culot de dépeindre des amours homosexuelles en milieu fasciste – le thème existe, et je pense notamment à Mishima, mais on sait combien la critique est frileuse en France et s’effraye parfois de fausses provocations. Il récidive dans « Pollution » (Albin Michel, 2022), avec un thème moins frontal (celui du « woofing », ou l’accueil d’urbains en milieu rural) mais en proposant de longues considérations, bien senties, sur de multiples aspects peu ragoûtants de notre époque : le sentiment de vacuité, la désespérante ubérisation, la bureaucratisation de la vie quotidienne, l’appauvrissement généralisé, le tout avec de petites pointes de sensations fortes comme le récit d’un viol masculin ! Disons que la littérature française trouve peut-être, avec ce genre de roman, un certain équilibre entre l’autofiction, jugée nombriliste, et l’évocation trop impersonnelle du monde extérieur.

mardi 8 mars 2022

Saucissonnage de Houellebecq

J’ai disséqué, tronçonné, saucissonné, classé le dernier Houellebecq par thèmes et mots clés. Avec ces listes j’ai la sensation de l’avoir digéré. La lecture en était pourtant assez fluide, assez légère en dépit de sujets sombres.

Bilan ? C’est un roman sur la vanité de l’existence, mais si désabusé que l’art du roman lui-même en paraît affecté. Les personnages constatent en eux de l’amour, du désir, de l’indifférence, du désespoir, sans en comprendre vraiment les ressorts, et finissent par mourir sans en tirer de leçon particulière. L’humour s’est évaporé… Signe de la sagesse de l’auteur ? Je ne saurais pas répondre…

mercredi 2 mars 2022

Houellebecq avait prévu, aux mots près...

... le dérapage de Bruno Le Maire à propos de la guerre économique !

On lit ainsi, page 602 d'"anéantir", à propos du personnage de Bruno Juge, décalque transparent de Bruno Le Maire:

"A défaut d'un conflit militaire, devenu trop dispendieux pour un pays de taille moyenne, une guerre économique pouvait parfaitement faire l'affaire, et Bruno n'hésitait pas à pousser dans ce sens, multipliait les provocations à l'égard des pays émergents ou récemment émergés. Selon Bruno, il ne fallait pas craindre de s'engager dans une guerre économique, les seules guerres économiques qu'on était sûr de perdre, lui avait-il dit une fois, étaient celles que l'on n'avait pas le courage de mener."

mardi 4 janvier 2022

French punk

J’ai toujours beaucoup aimé ce que j’appelle la « littérature punk » - vocabulaire minimal, intrigue à l’os, saillies verbales, désespérance sociale, violence crue, crescendo diabolique… Les Américains excellent dans le genre, par exemple avec le trio de rêve constitué par Kathy Acker, Lydia Lunch et David Wojnarowicz. En France, la catégorie s’impose moins facilement, sauf avec Virginie Despentes – du moins, à ses débuts, parce qu’elle a pris le virage d’une sorte de punk grand public. On trouve cependant quelques pépites, comme l’œuvre du fou furieux Jean-Louis Costes ou comme l’étonnant « Sales chiens » de JB Hanak, qui sort en janvier 2022 chez Léo Scheer. L’auteur s’inspire des tournées infernales qu’il a faites avec son frère pour leur groupe d’électro-punk dDamage et nous livre une prose rapide, nerveuse, tendue, saturée d’extases musicales, de bad trips et d’intrigues brutales culminant dans un final bien dosé. Qui a dit que la French punk n’existait pas ?

lundi 20 décembre 2021

Pauvres Blancs, Blancs riches

J’ai fait le portrait des Blancs pauvres dans « Les petits Blancs », Abel Quentin propose celui des vieux bourgeois blancs dans « Le Voyant d’Etampes » (Observatoire, 2021, Prix de Flore), crucifiés par leur époque alors même qu’ils pensaient s’en être faits les complices. C’est mordant, drôle, enjoué, brillamment mené, on dirait un cocktail de Roth pour la tension dramatique, de Wolfe pour la satire et de Houellebecq pour l’humour.

lundi 1 novembre 2021

Russes blancs, Juifs russes

« L’exode de Valia » (Ramsay, 2021) dépeint avec souffle une période peu traitée par la littérature française, sans doute pour des raisons idéologiques : l’émigration de Juifs et de Russes blancs (au sens politique du terme) de la Russie soviétique. Et c’est précisément l’articulation de ces deux courants qui passionne ici. On y découvre que de nombreux Juifs, afin d’éviter les pogroms, cherchaient à intégrer l’aristocratie russe, et que la Révolution en a contraints beaucoup à fuir : à la fois juifs et riches, ils se découvraient doublement menacés. Et l’on voit le personnage clé du roman, Valia, par prudence dans une période si périlleuse, se fondre peu à peu dans sa nouvelle identité d’aristocrate russe en exil, s’inventant même d’autres origines mythiques, afin de mieux taire sa part juive. Les répercussions seront terribles sur les générations suivantes. Ce n’est pas une mince affaire que de retranscrire intelligemment et de rendre sensible ces vastes enjeux. La fiction y parvient souvent mieux que l’histoire, et Tamara relève ici haut la main le défi.

« Par ce « d’où elle vient », Pavlina saisissait qu’il évoquait leur judéité. Valia allait devenir comme lui, elle allait pénétrer son monde princier, elle fuirait la Russie comme les plus grandes princesses, cachée, infiltrée parmi les troupes d’un général blanc. Pavlina avait réussi à accomplir son rêve, mais l’époque avait inversé les classes, les milieux, les registres. » (page 109)

lundi 18 octobre 2021

Le point de vue des hommes

Nous vivons une époque de grande vitalité féministe, et même si l’on en approuve la philosophie générale, on peut regretter parfois que le simple point de vue de l’homme ait tendance à s’effacer. Sans même parler de discours machistes, on voit bien que toute parole identifiée comme masculine aura des chances de se voir disqualifiée, du moins sur le sujet des sexes et des genres, et quand bien même cette parole se voudrait féministe.

Dans ces conditions, les romans qui mettent en scène une voix masculine me paraissent désormais précieux, a fortiori quand ils ne se contentent pas de dénoncer le privilège masculin. Et c’est le beau pari que mène Boris Le Roy dans son dernier roman « Celle qui se métamorphose » (Julliard, 2021). Le propos fantastique – un homme voit celle qu’il aime se métamorphoser à vue d’œil, ce qui l’amène à douter de son propre état mental – sert de prétexte à toutes sortes de rêveries sur l’étrangeté de l’époque et ses absurdités. Elle permet surtout d’exprimer avec beaucoup de force l’angoisse qui peut tenailler un homme dans un temps qui lui déclare son hostilité, lui que l’on tient d’emblée pour un antihéros. En littérature, j’ai toujours aimé ces figures qui partent condamnables – cela me paraît même l’ambition de tout art.

« J’ai baissé la tête, légèrement, pour ne pas me trahir, en réalité je m’effondrais, je n’avais pas la force de prendre parti pour l’une ou l’autre des identités flottantes de ma compagne. Pour tout avouer, je n’arrive plus à prendre parti pour personne depuis ce phénomène de métamorphoses : plus j’essaie de comprendre ses différentes identités, de m’y adapter, moins cela m’aide. Rester sur mes positions et les lui imposer, quitte à ce qu’elle en souffre, à ce qu’elle doive rompre, serait non pas moral mais efficace, pour elle et moi, car en agissant pour son prétendu bien, c’est comme si j’attendais une justice, alors qu’il n’y a aucune justice à attendre de la vie, en tout cas pas morale. Mon amour ne m’a jamais remercié d’avoir essayé de m’adapter, j’ai plutôt eu l’impression qu’elle me reprochait une forme de faiblesse. » (p 106)

lundi 11 octobre 2021

Multiplier les sources

Dans une récente conférence, Bruno Latour étrille le principe de culture générale, vaine parce que non fondée sur le régime de la preuve. Mais toute vie politique, toute vie sociale, toute poésie ne dépendent-elles pas de cette culture ?

J’ai alors pensé à l’œuvre d’Eric Poindron qui, précisément, fait feu de tout bois avec des connaissances qu’il cite, qu’il fait sonner, qu’il fait miroiter… Multipliant les références, il lorgne vers un autre monde plus merveilleux que celui du strict quotidien – et pourtant présent, pourvu qu’on y soit attentif. Dans son « Voyageur inachevé » (Castor Astral, 2021), je trouve par exemple ce beau passage, qui me donne envie de lire certains écrivains méconnus, dont les mots autant que les histoires proposent une sorte de mystère enviable :

« Cette nuit, j’ai coincé la porte d’entrée avec une chaise anglaise Windsor à dossier dit « à roue ». Chambre close, ainsi. Je relis André Hardellet, le poète de la joncaille, notre frère de chemins de tangente et de toutes les coursives de brume. Au tournant de la page, des lanternes s’agitent en murmure. Il est mention de diligence d’autrefois remisée « dans les écuries fantôme de la Grande-aux-Belles, dans les sommeils de Peter Ibbetson ».

Les recoins et les confins sont remplis de fées qui sautent à la corde de jadis et de compagnons invisibles et fidèles pour qui sait observer un peu, à peine, à la romanesque dérobée. » (p. 89)