La littérature sous caféine


jeudi 22 avril 2021

S'habituer à la prison

Cela fait longtemps que j’ai envie d’être professeur en prison – quelques semaines, quelques mois –, pour préparer certains détenus pour le bac ou simplement proposer un atelier d’écriture. Je ne sais pas au juste ce qui m’intéresse dans cette expérience. Sans doute quelque chose comme la fascination pour la chute, l’approche de cette chute et le fantasme de s’en relever.

Dans cette perspective, j’accueille les fictions se déroulant dans le monde carcéral comme un véritable travail préparatoire. C’est une atmosphère à laquelle je m’habitue. « Le miracle de la Rose », « Midnight Express », « La ligne verte »… Et maintenant, ce « Laissez-nous la nuit » (Grasset, 2020) de Pauline Clavière, à vrai dire une vraie surprise, tant ce vaste roman ménage à peu près tout de ce qu’on attend du genre : les effets de réel, les morceaux de bravoure, la dimension documentaire, la sensation de désespoir et de temps qui passe… On referme le livre en se demandant si les choses peuvent réellement se passer de cette façon – c’est le signe qu’il vous a pris dans ses griffes.

lundi 29 mars 2021

Il n'y a pas que l'égalité dans la vie (Patrice Jean, L'homme surnuméraire)

Mince, encore un auteur dont je me promets de lire tous les livres ! Avec L’homme surnuméraire (2017), Patrice Jean signe une satire féroce des milieux intellectuels doublée du portrait mélancolique d’hommes perdus dans ce monde et malheureux dans leur couple. C’est brillant, drôle, émouvant… En prime, on a droit de la part des personnages à quelques saillies qu’Alain Finkielkraut qualifierait d’antimodernes, par exemple cette page contre la quête perpétuelle de justice sociale, certes noble, mais pathétique quand elle tourne à la monomanie.

A ce propos, j’ai d’ailleurs toujours eu l’intuition que l’exigence d’égalité portait en elle la possibilité d’une dérive névrotique. Tocqueville le dit très bien dans sa « Démocratie en Amérique ». Je l’avais moi-même, plus modestement, évoqué dans un portrait que je faisais dans « Les vies enchantées » d’un homme à la fois très engagé dans sa vie quotidienne et conscient des paradoxes de cet engagement. Car il n’y a pas que l’exigence d’égalité, dans la vie : il y a aussi la beauté, l’amour, les voyages, autant de dimensions qui peuvent se laisser étouffer si l’on songe uniquement aux combats politiques.

« Abjection des utopies, la tragédie de la condition humaine excède de toutes parts la question politique. Je méprise toute personne qui réduit la détresse à sa dimension sociale, morale, politique. Le rapport aux autres, l’organisation de la cité, n’est qu’un aspect de l’existence… Cette femme de ménage m’est proche par l’incongruité de son apparition sur terre, et dès alors, parce qu’elle doit subir l’humiliation d’exister – qu’elle ne ressent peut-être pas –, elle n’est pas ma semblable parce que nous serions tous deux exploités par une société injuste. Toute organisation des hommes entre eux, selon le point de vue auquel on se place, tourne à l’injustice, génère l’inégalité. Je ne ressens pas le métier usant que je fais plus abusif et ingrat que la pluie, l’ouragan, le babil des fâcheux. Je n’assimile pas non plus tous les systèmes les uns aux autres, ce serait commettre la même erreur que les démocrates qui égalisent tous les esprits : un système politique est d’autant plus estimable qu’il respecte les solitudes, d’autant plus haïssable qu’il consacre les rassemblements. La civilisation la plus douce protège les solitaires de la foule, promeut l’inutile comme le souverain bien. » (« L’homme surnuméraire », page 222)

mardi 23 mars 2021

Les écrivains qui misent trop sur la sensualité

Les parcours de Philip Roth et de Romain Gary se ressemblent beaucoup par le contraste entre une vie sensuelle intense et une fin crépusculaire. Les derniers romans de Roth sont hantés par la maladie, les dernières années de Gary par l’obsession de l’impuissance. On en viendrait presque à se demander s’il n’est pas risqué de trop miser sur la sensualité… A privilégier l’extase physique au détriment de soucis plus traditionnels ou simplement plus variés – mais l’écriture devrait précisément représenter ce contrepoids ! – on se condamnerait à une fin pathétique.

J’aime la page de Freud où ce dernier compare les choix pulsionnels à des investissements boursiers : la prudence consiste à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Au fond Roth et Gary, selon Freud, auraient péché contre un certain bon sens existentiel.

jeudi 25 février 2021

Mon père et Jaccottet

Quand mon père est mort, j'ai spontanément pensé à Jaccottet pour intégrer quelques-uns de ses vers à l'homélie. Leur atmosphère de recueillement lointain, de nuit funèbre et de présences mystérieuses ‒ il y avait comme souvent chez Jaccottet un oiseau, mais j'attendrais vingt ans avant de m'intéresser à ces petits êtres ‒ me semblait correspondre au moment, d'autant qu'il s'agissait d'enterrer un homme qui avait couvé sa part de secret.

Quelques jours plus tard, j'ai écrit à Jaccottet pour le remercier de m'avoir fourni de quoi nourrir mon hommage à mon père. Il m'avait répondu par quelques mots, me remerciant à son tour d'avoir pensé à lui. Le poème, ainsi que le mot de Jaccottet, se sont perdus dans les méandres de ma bibliothèque.

Aujourd'hui que Jaccottet disparaît à son tour, il me fait l'effet de rejoindre la nuit qu'il n'avait en fait jamais quittée, ou plutôt ce crépuscule qui ressemble tellement à une aube, tant la plume de Jaccottet se définit par une sorte de lumière grave et de joie dans le silence.

mardi 16 février 2021

Le prénom Aymeric

Le prénom Aymeric connaît un certain regain d’intérêt chez les romanciers. Et les deux dernières occurrences à ma connaissance ont le don de me faire sourire. Houellebecq propose un personnage d’aristocrate dépressif dans « Sérotonine » (Flammarion, 2019), renonçant à sa carrière d’ingénieur pour devenir agriculteur et manifestant sa colère jusqu’au sacrifice. A l’inverse, on découvre chez Bruno Lafourcade dans son roman pamphlétaire « L’Ivraie » (Léo Scheer, 2019) un professeur singulièrement ridicule par son impatience à « faire jeune ». Le conservateur contrarié d’un côté, l’épouvantable progressiste de l’autre… J’aime l’idée que ce prénom cristallise des fantasmes aussi variés.

« « Déjà, moi, lui avait dit devant la machine à café un certain Aymeric, un jeune professeur de français coiffé d’une casquette rouge et d’un tee-shirt qui laissait voir, à la naissance du coup, un tatouage où se croisaient des pointes en forme de virgules, de cornes, de faux, je leur fais un speech sur le respect et tout, genre : on est là pour faire du bon boulot tous ensemble, alors ceux qui sont pas là pour bosser, je veux pas les entendre… Comme ça, pendant dix minutes. Crois-moi, ça sera pas du temps perdu. » » (L’Ivraie, p. 55).

« « J’ai un droit de garde, évidemment, mais en pratique elles sont à Londres, ça fait deux ans que je ne les ai pas vues ; qu’est-ce que tu veux que je fasse, ici, avec deux petites filles de cinq et sept ans ? »
Je jetai un regard sur la salle à manger, les boîtes de cassoulet et de cannellonis éventrées qui jonchaient le sol, l’armoire abattue qui laissait échapper une vaisselle de porcelaine en miettes (et c’était probablement Aymeric lui-même qui avait renversé cette armoire, au cours d’une crise de rage éthylique) ; en effet, on ne pouvait pas lui donner tort, c’est étonnant à quel point les hommes se laissent sombrer rapidement. J’avais remarqué la veille que les vêtements d’Aymeric étaient franchement sales, et même qu’ils puaient un peu : déjà, à l’Agro, il ramenait son linge à laver à sa mère tous les week-ends, enfin moi aussi mais quand même j’avais appris à faire fonctionner les machines mises à disposition des étudiants dans le sous-sol de la résidence, et je l’avais fait deux ou trois fois, lui jamais, il n’en avait même pas soupçonné l’existence je crois. Peut-être en effet est-ce qu’il valait mieux laisser tomber, pour les petites filles, et se concentrer sur l’essentiel, après tout des petites filles il pourrait en refaire d’autres. » (Sérotonine, p. 207).

lundi 14 septembre 2020

Homosexuels, fascistes et Gilets jaunes

Le roman de Tom Connan, « Radical » (lu pour le Prix Rive gauche à Paris 2020) a le mérite d’évoquer un phénomène presque tabou, celui du vote d’extrême-droite et même de l’activisme chez une frange non-négligeable de la communauté gay. Dans un style très houellebecquien (alternance d’analyse et de récit, scènes de sexe très crues, goût pour les personnages dépressifs), le livre propose par ailleurs une analyse (partagée par l’un des protagonistes, mais dont on sent qu’elle pourrait être celle du narrateur) du mouvement des Gilets jaunes très proche de celle de « La révolte des Gaulois », à savoir que la dimension culturelle du soulèvement est sans doute plus décisive que ses dimensions économiques et sociales.

A propos de « fascisme homosexuel », je me m’y étais intéressé voilà quelques années, proposant même à l’un de mes éditeurs de me lancer dans l’écriture d’un roman sur ce thème. « Malheureux ! m’avait-il répondu. Tu vas te mettre à dos toute la communauté gay, ce sera terrible. » J’avais pourtant en tête de sérieuses références, puisque je venais de lire de magnifiques livres de Mishima fantasmant des corps de métal et des morales d’acier, sur fond d’amours homosexuelles. Tom Connan vient de déflorer le thème sur le sol romanesque français.

« Nous nous étions réfugiés avec Simon à La Palette, un bar de la rue de Seine qui fermait tard.
En début de soirée, nous avions été voir l’interminable film Magnolia, avec un Tom Cruise plus improbable que jamais, dans un petit cinéma proche de la rue Soufflot qui ne passait que des vieilles pellicules. Il était 23 heures et nous n’avions toujours pas dîné.
« Alors, comment ça se passe, ton bouquin ? Tu avances sur tes mecs de droite ? demandai-je, sourire en coin.
- Ouais, ça avance, de toute façon l’intuition est là, il faut juste que je la mette en forme, mais je sens que c’est la bonne piste. D’ailleurs, on voit qu’il y a une colère de dingue qui monte, et pour une fois elle vient du peuple profond. Pas des lycéens des beaux quartiers ou des profs.
- Ouais… Mais en quoi ça confirme ton hypothèse ?
- Bah, ça me paraît évident ! Le peuple profond, il est carrément de droite. Plutôt blanc, de culture catho et avec de vieux relents xénophobes… La France de Pernaut, quoi ! Ceux qui manifestent tous les samedis. » » (Radical, page 91)

mercredi 2 septembre 2020

La relève de Tom Wolfe est française !

Dans le genre des pavés à l’américaine avec une touche de sensibilité, d’humour et d’intelligence à la française, j’avais été impressionné en 2018 par le prix Goncourt, "Leurs enfants après eux" de Nicolas Mathieu. Cette année, c’est "Le syndrome de Palo Alto" de Loïc Hecht (Léo Scheer, 2020) qui m’a bluffé : l’efficacité de la narration, la vigueur du propos, cette façon de s’emparer d’une époque pour la croquer avec férocité – en l’occurrence, nous sommes plus avec les petits Blancs de la Moselle mais avec les business angels de la Silicon Valley, dans une histoire de vengeance carabinée contre les géants du Web que ne renierait sans doute pas Flore Vasseur – on dirait du Tom Wolfe, et sans les longueurs !

jeudi 16 avril 2020

Les petits livres assez fous

Je suis amoureux de ces petits livres assez fous que se permettent des auteurs au comble de la reconnaissance. Quoi de plus improbable que « Le Dépeupleur » de Beckett (1970) ou « L’homme assis dans le couloir » de Duras (1980) ? Univers démentiels, hallucinations brèves… C’est un luxe inouï, la liberté totale, que de s’affranchir l’espace de quelques pages de toute logique commerciale et même de toute attente du public – et pourtant d’être lu.