Je relis pour la troisième fois le somptueux livre de Barthes, L’Empire des Signes (récemment paru en poche), succession de courts chapitres pour décrire quelques-uns des aspects les plus frappants de la culture japonaise (des plateaux repas aux topographies des villes).

A la première lecture, j’avais été saisi.

A la deuxième, je m’étais insurgé contre ces fulgurances qui me paraissaient, au fond, ne pas dire grand-chose.

A la troisième, j’ai le sentiment d’avoir compris cette œuvre touffue, de pouvoir lire chacune de ses phrases en saisissant les intentions de l’auteur. Et je suis à la fois très admiratif des nuances de cette prose, de la virtuosité stylistique de Barthes (l’une des plumes les plus éblouissantes du vingtième siècle), et parfois sceptique sur le sens ultime de ce que l’auteur cherche à nous dire.

Certes, Barthes se veut le plus subtil possible et cherche à détourner tous les codes de pensée, tous les réflexes, tous les clichés qui nous rendent paresseux. Mais il me paraît souvent retomber dans ces mêmes clichés, à force de tournures savantes, et parfois se complaire dans les plus grossiers d’entre eux.

Au-delà même du cliché, je me suis souvent surpris à penser que Barthes se trompait, tout simplement, et que si l’on faisait l’effort de traduire sa prose en mots plus simples, il devenait facile alors de le contredire.

Exemple de passage très réussi :

«… car l’aliment ne subit jamais une pression supérieure à ce qui est juste nécessaire pour le soulever et le transporter ; il y a dans le geste de la baguette, encore adouci par sa matière, bois ou laque, quelque chose de maternel, la retenue même, exactement mesurée, que l’on met à déplacer un enfant : une force (au sens opératoire du terme), non une pulsion ; c’est là tout un comportement à l’égard de la nourriture ; on le voit bien aux longues baguettes du cuisinier, qui servent, non à manger, mais à préparer les aliments : jamais l’instrument ne perce, ne coupe, ne fend, ne blesse, mais seulement prélève, retourne, transporte. »

Un passage plus contestable, lorsque Barthes compare l’œil occidental à l’œil japonais :

« La prunelle, intense, fragile, mobile, intelligente (…), la prunelle n’est nullement dramatisée par l’orbite, comme il arrive dans la morphologie occidentale ; l’œil est libre dans sa fente (qu’il emplit souverainement et subtilement), et c’est bien à tort (par un ethnocentrisme évident) que nous le déclarons bridé : rien ne le retient, car inscrit à même la peau, et non sculpté dans l’ossature, son espace est celui de tout le visage. L’œil occidental est soumis à toute une mythologie de l’âme, centrale et secrète, dont le feu, abrité dans la cavité orbitaire, irradierait vers un extérieur charnel… »

Barthes ironise sur l’ethnocentrisme occidental, mais il se livre à un bien surprenant exercice de morpho-psychologie (ou plutôt de morpho-métaphysique) qui paraît d’une autre époque.

Autre exemple (dans un entretien donné en 1970 à propos de L’Empire des Signes):

« Dans les restaurants japonais, le client reçoit un plateau sur lequel sont disposés les aliments et des baguettes pour prélever ces aliments. (…) Chacun compose son discours alimentaire d’une façon toujours absolument libre et réversible. Et cela favorise extraordinairement la conversation. Il n’y a pas, comme chez nous, des sujets attribués à chaque moment des repas : les repas d’affaires, comme nous disons très justement, où l’essentiel du débat se situe entre la poire et le fromage. Le déroulement de la conversation naît de l’ordre réversible du repas. »

Interprétation que je trouve assez comique, les conversations japonaises me paraissant être, bien au contraire, les plus codifiées du monde.