Des années maintenant que je suis jaloux de Colette. Chacune de ses phrases m’envoûte par la richesse de son vocabulaire, son arrogante préciosité, sa connaissance vertigineuse du cœur humain, des intrigues de couple et des émotions si fortes et raffinées que nous procurent les mondes animal et végétal. Ses romans, ses chroniques relèvent souvent de cette prose poétique à côté de laquelle toute autre fiction paraît fade. Et son art du croquis psychologique et moral, ponctué de savants aphorismes sur la séduction, vaut bien celui des grands moralistes français.

J’achève tout juste ma troisième lecture de ce qui me paraît être son grand chef-d’œuvre, Le Pur et l’Impur, livre d’une certaine maturité sentimentale dans lequel elle dresse le portrait de séducteurs prestigieux et de hautes figures de l’homosexualité (féminine ou masculine). Le style, précieux, maniéré, grandiloquent par moments, peut sembler daté, mais il ne rend que plus impressionnant ce véritable petit traité du cœur humain, cette évocation poétique des hypocrisies, manipulations, faux-semblants, flamboyances de l’amour sous toutes ses formes.

Je commence à avoir une vue d’ensemble de l’œuvre – pour l’instant je n’en gardais qu’une impression touffue – et j’ai le sentiment de parvenir à réduire quelque peu le mystère qu’il représentait jusqu’à maintenant pour moi (ce qu’on appelle un chef-d’œuvre réside d’ailleurs peut-être dans une densité particulière, une complexité qui oblige à y revenir de nombreuses fois pour que les choses s’éclaircissent…)

Exemple de petit bijou littéraire, cette évocation des « êtres au sexe incertain » :

« La séduction qui émane d’un être au sexe incertain ou dissimulé est puissante. Ceux qui ne l’ont jamais subie l’assimilent au banal attrait des amours qui évincent le principal mâle. C’est une confusion grossière. Anxieux et voilé, jamais nu, l’androgyne erre, s’étonne, mendie tout bas… Son demi-pareil, l’homme, est prompt à s’effrayer, et l’abandonne. Il lui reste surtout le droit, même le devoir, de ne jamais être heureux. Jovial, c’est un monstre. Mais il traîne incurablement parmi nous sa misère de séraphin, sa lueur de larme. Il va du penchant tendre à l’adoption maternelle… » (Le pur et l’impur, Livre de poche, page 71)