Mort de Julien Gracq le 22 décembre dernier, ce romancier dont chaque phrase est un chef d’œuvre (un peu comme Céline, dans un genre différent, ou Proust, ou Colette) – mais dont les personnages, à mon goût, ressemblent à des fantômes, et dont les romans me font l’impression de belles oeuvres un peu figées.

A cette occasion, et dans un de mes bars fétiches, enfin débarrassé du pesant nuage de fumée qui gâchait souvent mes plaisirs de lecteur de bistrot, je relis le petit livre de Philippe Le Guillou, Le déjeuner des bords de Loire (Folio, 2007), dans lequel l’écrivain breton (que j’ai rencontré lors d’un oral de l’Agrégation, en soutenant une leçon sur le poète Segalen) raconte ses régulières entrevues avec l’auteur du Rivage des Syrtes.

A plusieurs reprises j’ai souri en imaginant Gracq, drapé dans l’éminence de sa figure d’auteur mythique, dévorant du regard le JT de Jean-Pierre Pernaut (vous savez, ce JT qui traîne ses caméras dans tous les plus petits villages de France). C’est en lisant cette page que l’image m’en est venue :

« Une fois encore il referme soigneusement les volets. Il rentrera quand la nuit sera tombée. Je l’imagine un instant seul dans cette maison trop vaste, dans ces pièces que la vie ne peuplera plus. Ses gestes m’ont rappelé ceux de tous ceux que j’ai vus vieillir, l’attention maniaque à tout ce que l’on doit fermer, l’observation du thermomètre, le souci du temps qu’il fait. Ces riens, ces moments nuls tissent immanquablement la vie du vieil homme. Lectures, rêveries, vague à l’âme, attente d’on ne sait quoi. De temps à autre une fenêtre s’ouvre sur le monde qui passe. C’est ainsi, il l’a dit, qu’il regarde les actualités régionales. Ce sont les divertissements d’une vie frugale et régulière. D’une vie qui se limite à quelques pièces… » (p85)

Au passage, petit exemple de phrase miraculeuse (comme souvent) chez Gracq :

« Le goût d’Orsenna pour les matériaux massifs et nobles, pour les granits et les marbres, rendait compte du caractère singulier de violence prodigue, et même d’exhibitionnisme, que revêtait partout cette lutte – les mêmes effets de muscles avantageux que dispense un lutteur forain se reflétaient à chaque instant dans la résistance ostentatoire, dans le porte-à-faux qui opposait, ici un balcon à l’enlacement d’une branche, là un mur à demi-déchausé, basculé sur le vide, à la poussée turgescente d’un tronc – jusqu’à dérouter la pesanteur, jusqu’à imposer l’obsession inquiétante d’un ralenti de déflagration, d’un instantané de tremblement de terre. » (Le Rivage des Syrtes, p70)