En France, on est souvent abreuvé – à raison – de récits sur l’horreur nazie. Bien moins souvent, sur l’horreur stalinienne. Et cela explique en partie la stupeur qu’on peut ressentir à la lecture du livre-somme de Soljenitsyne, cet Archipel du Goulag qui avait eu un retentissement mondial en 1974. C’est un livre monstrueux par son volume et par son contenu, et qui se dévore aussi rapidement que le système des camps de concentration dévorait des millions de koulaks et d’opposants politiques.

Le plus monstrueux n’est d’ailleurs sans doute pas la cruauté épouvantable des supplices mais l’absurdité de la désignation des victimes, comme si le système s’affolait et qu’il se mettait à engloutir toute forme de dignité humaine, toute forme de vie. A cet égard, il peut paraître légitime de se demander lequel des deux systèmes, du nazi ou du soviétique, était précisément le plus ignoble, l’un se choisissant des ennemis qu’il décidait d’exterminer, l’autre se mettant à exterminer à peu près n’importe qui – à part le Guide suprême, bien sûr.

J’avoue que cette lecture me rend triste. Elle rend palpable une monstruosité très récente, une monstruosité que tellement de belles âmes parmi nous se sont évertués à minimiser, voire à défendre. Comment, avec un tel volume dans sa bibliothèque, ne pas se faire du genre humain une vision pour le moins dérangeante ?

Et c’est précisément l’autre aspect du livre qui me frappe : la très grande magnanimité de l’auteur lui-même qui, témoin de meurtres de masse et de cruautés infinies, fait délibérément le choix de ne pas condamner fermement les responsables des massacres. A la rigueur, il pardonnerait presque aux bourreaux leur faiblesse. « Peu à peu j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les Etats ni les classes ni les partis, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité. Cette ligne est mobile, elle oscille en nous avec les années. Dans un cœur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien. Dans le meilleur des cœurs – un coin d’où le mal n’a pas été déraciné. » (page 594 de l’édition poche). Une magnanimité d’autant plus surprenante qu’en Europe, face aux Nazis, nous avons plutôt été dressés à voir en eux l’incarnation du Mal absolu.